Intervention de Christian Saint-étienne

Réunion du 15 novembre 2012 à 9h15
Mission d'information sur les coûts de production en france

Christian Saint-étienne, professeur titulaire de la chaire « Jean-Baptiste Say » d'économie industrielle au Conservatoire national des arts et métiers, CNAM :

Les coûts de production et la compétitivité sont intimement liés, et il est ridicule d'opposer – comme on l'a entendu lors de la dernière campagne présidentielle – la compétitivité-coût à la compétitivité-hors coût, laquelle exige des entreprises des investissements d'innovation extrêmement lourds qui ne sont possibles qu'une fois qu'elles ont réalisé des bénéfices. Ainsi notre faible compétitivité-coût entraîne-t-elle une dégradation des marges des entreprises qui les empêche d'investir pour demeurer dans la course internationale. Ce sont donc les deux faces d'une même pièce.

Nous sommes certes quelque peu aveuglés par le CAC 40. Cependant, même si les entreprises qui y sont cotées sont déterminantes pour la structuration des filières, elles ne représentent plus l'économie française : les trente-cinq entreprises industrielles figurant au CAC 40 effectuent les deux tiers de leur activité et les trois quarts de leurs profits hors de France. Certaines d'entre elles ont moins de 20 % de leur activité en France et un actionnariat étranger à plus de 50 %. Cela ne signifie pas qu'il faille en perdre le contrôle : bien au contraire, il convient de tout faire pour que ces entreprises gardent l'envie de rester sur notre territoire. À trop les stigmatiser, on risque de les faire fuir et même de déstabiliser les filières à la tête desquelles elles se trouvent.

L'économie française proprement dite compte 400 000 entreprises qui sont essentiellement de très petites entreprises (TPE) et des petites et moyennes entreprises (PME). Et hors CAC 40, la France est aujourd'hui celui des grands pays industriels qui a le secteur productif le moins rentable : si l'on applique le taux de marge de l'Allemagne tel qu'il est mesuré par Eurostat, à la valeur ajoutée française, il manque 105 milliards d'euros d'excédent brut d'exploitation dans nos comptes, soit un tiers en moins. En conséquence, notre taux d'autofinancement n'est que de 60 %, alors qu'il est supérieur à 100 % dans tous les autres pays – une situation absolument dramatique mise en évidence par le rapport Gallois.

Entre 1999 et 2011, l'effondrement a été continu, sous la droite comme sous la gauche. Trois chiffres-clefs résument la situation. Avant de les commenter, je précise qu'étudiant ces sujets depuis une trentaine d'années, je doute même de l'utilité de cette audition et de votre rapport d'information. Notre situation est au-delà du rationnel mais tout le monde s'en moque ! Les Français sont incapables de faire le lien entre leur intérêt personnel et l'intérêt collectif. Seule une gifle colossale pourrait nous réveiller ! J'essaye donc de trouver des expressions qui frappent les esprits.

Évoquons tout d'abord la désindustrialisation massive de la France : entre 1999 et 2011, la part de la valeur ajoutée industrielle dans le produit intérieur brut (PIB) a diminué de 30 %. En d'autres termes, nous avons défait en douze ans le tiers des acquis des Trente Glorieuses. Si, de nation vaincue et écrasée en 1944, la France est repassée au quatrième rang des puissances industrielles du monde, c'est que par miracle, pendant toute cette période, nous étions tous d'accord pour reconstruire nos infrastructures énergétiques et physiques, conformément à la politique définie par le Conseil national de la Résistance (CNR). Les effets en ont été d'autant plus massifs que, disposant d'excellents ingénieurs, nous avons opté pour un modèle de rattrapage par rapport aux États-Unis. L'État a joué un rôle-clef, nous nous trouvions aussi en économie fermée jusqu'aux années 1980, si bien que, jusqu'en 1974, nous bénéficiions de circuits de financement internes au Trésor : il puisait directement auprès des banques pour financer une grande partie de l'effort d'investissement. À l'époque, tout le monde comprenait la nécessité de reconstruire un système productif compétitif, mais aujourd'hui ce n'est plus le cas. Du fait d'un triple échec du politique, des médias et de l'éducation, l'opinion ne perçoit plus le lien entre l'argent perçu et le système productif. Et l'on a beau lui expliquer que le PIB est la somme des valeurs ajoutées des entreprises, et que, sans elles, nous pouvons faire une croix sur notre protection sociale, elle continue à croire que, pour résoudre tous les problèmes, il suffit d'aller chercher quelque part des richesses extraordinaires.

Ensuite, nous perdons massivement des parts de marché au niveau mondial depuis 1998 et de façon quasi constante jusqu'en 2007. La rupture de 1998 a été masquée par la plongée de l'euro qui, étant donné l'hypersensibilité des exportations françaises au taux de change, nous a permis de maintenir à niveau notre commerce extérieur et d'afficher une balance courante et une balance commerciale excédentaires entre 1999 et 2001. Quelque peu freinée de 2007 à 2009, notamment du fait de la contraction du commerce international en 2008-2009, la tendance a repris en 2010 et s'accélère encore aujourd'hui. Nos parts de marché à l'exportation ont reculé de 42 %, soit la plus forte baisse en France depuis la Seconde Guerre mondiale et, en temps de paix, depuis la révolution industrielle. Cette crise colossale menace l'indépendance et l'existence même de notre nation, ainsi que notre capacité à mener une politique internationale : qu'il s'agisse de l'intervention de la France en Libye, qui a coûté 1,2 milliard d'euros ; des 50,3 milliards d'euros généreusement accordés par la France – sur un total européen de 503 milliards, dont 250 déjà déboursés – aux quatre pays européens en difficulté dans la zone euro ; ou encore du déplacement du Président de la République au Laos en vue d'une conférence internationale, toutes ces dépenses ont été financées par emprunt. Un ministre socialiste a d'ailleurs fait remarquer que toute la paie des fonctionnaires est empruntée !

Enfin, notre taux de marge, hors CAC 40, est inférieur d'un tiers non seulement à celui de l'Allemagne, mais aussi de l'Italie, du Royaume Uni, des États-Unis, du Canada, et bientôt de l'Espagne. Depuis dix-huit mois, des trois grands pays du Sud que sont l'Italie, l'Espagne et la France, seule cette dernière n'a pas regagné pas de parts de marché à l'exportation. En Espagne, le coût du travail a tellement diminué que les constructeurs automobiles s'y implantent, comme Ford qui y a délocalisé son usine belge, ou Renault qui y a beaucoup investi. À activité équivalente et dans le même système de production, un salarié « chargé » coûte à Renault 30 000 euros en Espagne contre 50 000 euros en France. L'écart est colossal ! Notre manque de compétitivité est devenu une question stratégique et existentielle.

Or, souvenez-vous, en 1997-1998, c'était l'Allemagne qui, en grande difficulté, s'inquiétait pour son avenir et enviait la France qui, elle, bénéficiait alors d'excédents extérieurs et d'un bilan démographique positif, et dont les entreprises gagnaient de l'argent. Mais nous avons tout démoli en une petite quinzaine d'années.

Que s'est-il passé ? Quelles décisions la France a-t-elle, ou n'a-t-elle pas, prises pour être aux abois quatorze ans plus tard ? À partir de 1993, face aux difficultés économiques de leur pays, les Allemands élaborent le Standard Deutschland, se donnent pour objectif de redevenir un site industriel compétitif et, à cette fin, mettent en oeuvre une politique coordonnée entre employeurs, employés et État. À l'époque, tout le monde chez nous explique que les Allemands n'ont rien compris, que l'on est entré dans une ère postindustrielle et post-travail, qu'ils sont par conséquent en retard d'une guerre et qu'ils se feront écraser.

Les Français, qui vont bien, se convainquent collectivement – la gauche comme la droite, et avec le soutien du monde intellectuel – que le monde est entré dans l'ère post-industrielle, post-travail. En 1996, le livre de Jeremy Rifkin intitulé La Fin du travail est traduit en français et il se vend mieux chez nous nous qu'aux Etats-Unis. La France est aussi le seul pays à mettre en oeuvre la mesure qu'il préconise. L'auteur est d'ailleurs revenu à la charge avec la troisième révolution industrielle et l'énergie, vendant à très haut prix des services dont je vous conseille vivement de faire l'économie ! Nous définissons donc une stratégie d'accélération de notre entrée dans cette nouvelle ère – stratégie dont les 35 heures ne sont pas la cause mais l'effet. Supérieure à 70 % dans l'économie française et d'environ 80 % dans les principaux pays développés, la part des services dans notre économie conforte encore cette vision.

Dès lors, et pendant quatorze ans, nous qui avions une grande tradition industrielle avons laissé chuter notre industrie. Nous n'avons plus traité les fermetures d'usines que sous l'angle social et non plus stratégique, d'aucuns les considérant même comme un moyen de prendre de l'avance sur les Allemands ! Cela ne signifie pas non plus qu'aucune mesure de politique industrielle n'a été prise. Les gouvernements s'inquiètent à partir de 2005 – Christian Blanc publie un rapport sur le sujet, on crée les pôles de compétitivité, on aménage le crédit d'impôt recherche, on réforme les universités – mais l'on considère qu'il ne s'agit que d'un sujet technique et annexe, intéressant les économistes, les industriels et les spécialistes de la compétitivité, mais non pas d'un problème stratégique et vital.

C'est en comprenant comment la France s'est elle-même convaincue de son entrée dans le monde post-industriel post-travail que nous pourrons nous en sortir. Nous daterons sans doute du rapport Gallois le changement de cap, mais nous n'en sommes qu'au tout début. Or il est très important que les chiffres que j'ai cités et qui figurent dans le rapport Gallois deviennent la doxa parce que c'est dans les dix-huit mois qu'il faut réagir. Nous n'en aurons plus forcément les moyens dans cinq ans.

Quatorze ans plus tard, voici les faits. Selon les statistiques de l'Organisation mondiale du commerce (OMC), en 2011, les produits manufacturés représentaient plus de 80 % des exportations mondiales de produits et services des dix premières puissances commerciales de la planète, parmi lesquelles se trouvent tous nos grands concurrents. Incidemment, aucune d'entre elles n'est exportatrice de produits énergétiques ou de matières premières à titre principal. Si ce chiffre n'avait été que de 50 %, aujourd'hui l'Allemagne serait à terre tandis que la France triompherait. Ensuite, au niveau mondial, 85 % de la recherche-développement des entreprises productives, qui est la clef de l'innovation, est industrielle. Autrement dit, sans industrie, il n'y a ni exportations, ni innovation privée, la condition même de la compétitivité « hors-coût », si importante aux yeux de certains que Louis Gallois et Jean-Marc Ayrault – à qui l'on attribue des malheurs plutôt dus à François Hollande – ont eu au moins le mérite de tenter de dessiller.

De fait, le déficit extérieur est beaucoup plus grave que notre déficit interne – même si le Président de la République a raison de vouloir le réduire en priorité, mais pas par des hausses d'impôt ! – car le double déficit signifie que le déficit public est financé, non par l'épargne française, mais par la finance internationale, dont la France n'a jamais été aussi dépendante.

En résumé, il y a quatorze ou quinze ans, nous nous sommes trompés de vision du monde. Avant même les lois Aubry, la loi Robien sur la réduction du temps de travail dans l'industrie, fut un signe de ce choix, même si le dispositif était plus subtil en raison de son caractère facultatif. Dans le même temps, nous avons également expérimenté une TVA sociale, mais sans le savoir, puisqu'Alain Juppé a augmenté le taux normal de 2 points pour réduire notre déficit – une mesure que j'avais d'ailleurs critiquée, comme tout le monde à l'époque. En contrepartie, il avait diminué de nombreuses cotisations sociales. La France a de fait regagné des parts de marché à l'exportation en 1996-1997, l'impact de la mesure a donc été similaire à celui observé en l'Allemagne en 2007.

Encore une fois, la situation est extrêmement grave ! La France a toutes les capacités nécessaires pour changer de stratégie, mais encore faut-il que le pays se convainque, comme l'ont fait les Allemands et les Néerlandais, que, s'il ne reconstruit pas un système productif compétitif, doté d'un noyau industriel extrêmement puissant, il mourra. Si cette idée traverse les strates de notre système de communication jusqu'à parvenir au cerveau des électeurs, notre environnement en sera peut-être modifié. Cela requiert un énorme effort pour convaincre les journalistes de ce que je viens d'expliquer sans quoi, en l'état actuel des choses, François Hollande et les politiques ne pourront pas suivre la direction indiquée par le rapport Gallois sans chuter dans les sondages.

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