L'euro a joué un rôle parce que, à l'exception de quelques sous-secteurs industriels, notre industrie se situe dans les gammes moyennes et que l'élasticité-prix de nos exportations est très forte, contrairement à celle de l'Allemagne. En 1999-2000, la faiblesse de l'euro a joué en notre faveur. En revanche, lorsque l'euro monte, nous nous trouvons en compétition extrêmement violente avec les pays émergents qui, de surcroît, ont énormément progressé au cours des quatorze dernières années. Pour s'accommoder d'un euro adapté à l'Allemagne, puisque c'est elle qui décide pour l'instant, la France doit massivement remonter en gamme.
Néanmoins, il ne faudrait pas exagérer l'importance du rôle de l'euro. Au cours de la période 1999-2011, nous avons perdu 42 % de nos parts de marché à l'exportation, et 25 % de nos parts de marché à l'intérieur de la zone euro – et ce n'est pas uniquement l'Allemagne qui a récupéré nos marchés, c'est aussi l'Italie et l'Espagne. Le coeur de notre problème de compétitivité réside donc dans nos échanges avec les autres pays de la zone euro. L'effondrement français est interne à la zone car le déficit de la France en dehors de la zone euro s'est plutôt amélioré depuis une dizaine d'années. Notre compétitivité s'est donc beaucoup dégradée non seulement avec l'Allemagne mais aussi avec l'Italie et l'Espagne.
La crise de la zone euro s'explique par l'existence de deux zones euro. L'une regroupe les pays ayant un excédent extérieur, l'autre les pays ayant un déficit extérieur. La part de l'industrie dans la valeur ajoutée y est beaucoup plus élevée chez les premiers que chez les seconds. La France se trouve dans une situation particulière puisque tout en ayant encore le niveau de vie d'un pays du nord, elle est le pays qui s'est le plus désindustrialisé. Son déficit extérieur considérable ne se réduit pas, ce qui l'apparente à un pays du sud de la zone.
L'activité économique de la zone euro va très vraisemblablement baisser au premier semestre 2013, et la crise s'aggraver, lorsque les effets des décisions prises en Italie, en Espagne et en France se feront pleinement sentir, d'autant que l'économie allemande est en train de ralentir. En 2012, notre activité économique a diminué de 0,2 %. En rythme annuel, l'évolution de l'activité au premier semestre 2013 sera de – 0,4 % ou – 0,5 %. En l'absence de nouveau choc, l'économie redémarrera très doucement à l'été 2013.
Reste le problème de la double zone euro. L'Allemagne traverse une crise sociale significative avec une société qui se segmente entre ceux qui travaillent dans l'économie internationalisée de premier rang, bénéficiant de très bons salaires et de six semaines de congés, d'une part, et ceux dont les salaires s'élèvent de 400 à 600 euros par mois. Il n'en demeure pas moins que le modèle allemand est un succès puisque l'Allemagne a pris le leadership de l'Europe et se trouve en situation d'excédent commercial.
Je rappelle que François Mitterrand avait demandé à Helmut Kohl de partager le mark, et que ce dernier n'avait accepté qu'à la condition de limiter le cercle à la France et au Benelux. De peur de se retrouver en tête-à-tête avec une Allemagne en position de domination, le Président français avait proposé de faire adhérer d'autres pays. L'Allemagne accepta sous réserve qu'ils en soient capables. C'est l'origine des critères de convergence économique, mais les Allemands en oublièrent un, pourtant essentiel : la balance courante, si bien que l'on a admis au sein de la zone euro des pays souffrant de déficits extérieurs considérables.
Le modèle allemand étant une réussite, Mme Merkel nous exhorte de l'adopter, mais dans le cadre d'une gouvernance punitive qui est en train de se mettre en place. Le bloc France-Italie-Espagne-Portugal, dont le PIB représente plus de 50 % de celui de la zone euro, risque en effet de subir trois années de croissance nulle, pour se rapprocher le plus possible du modèle allemand. Or, quand l'Allemagne a mis en place son modèle, l'heure était à la croissance et elle était seule à suivre une telle politique. Elle ne nous fera sûrement pas le cadeau que nous lui avons fait en négligeant la compétitivité de notre propre industrie. Ce fut donc un pas de deux : le rebond allemand s'est fait en partie grâce à l'effondrement français. La stratégie allemande nous a coûté 0,4 point de croissance par an pendant dix ans car, comme l'Allemagne, qui constituait notre plus gros marché, a gelé les salaires, nous n'avons pas pu continuer à lui vendre nos produits.
La crise de l'euro est donc loin d'être terminée, elle peut même rebondir et on pourrait passer d'une double zone euro à deux euros… Je préférerais comme issue la « fédéralisation » autour d'un noyau dur, comme je l'ai préconisé dans mon ouvrage paru en mai dernier, Le Joker européen.
Paradoxalement, les Allemands paraissent plus préoccupés que nous de la situation dans laquelle nous sommes… Même s'ils ne peuvent l'admettre, ils ont commandé un rapport sur notre compétitivité. Dans leur propre intérêt, certains courants réfléchissent à l'Allemagne de 2030. Ils considèrent que l'avenir passe par un noyau fédéral avec la France et trois ou quatre autres pays, de façon à assurer un marché intérieur puissant pour les entreprises allemandes. Encore faudrait-il que la France soit suffisamment forte pour vendre l'idée à l'opinion allemande.
Quant à la transition énergétique, les entreprises allemandes spécialisées dans l'énergie éolienne ou solaire, dont nous étions extrêmement jaloux du succès il y a cinq ans, sont en train de s'effondrer. S'apercevant que la transition énergétique qu'ils envisageaient il y a deux ans est quasiment impossible à mettre en oeuvre dans les délais impartis et dans les enveloppes prévues, les Allemands pourraient bien recourir au charbon importé, au gaz de schiste polonais et au gaz russe : une telle sortie du nucléaire ne sera donc pas forcément favorable à une croissance verte.
La France, qui jouit d'une grande tradition industrielle dans ce domaine, doit rester vigilante. Ainsi, les grands acteurs du gaz de schiste aux États-Unis sont français. Si nous avions traité la question du gaz de schiste il y a vingt ou trente ans, à la manière gaullienne et avec le culot qui a rendu possible la construction du Concorde alors que nous sortions écrasés de la Seconde Guerre mondiale, nous aurions cherché des technologies propres pour exploiter une énergie apparemment très abondante. Disposant des meilleurs spécialistes au monde, nous aurions investi 3 milliards d'euros dans un programme d'urgence quinquennal, quitte à abandonner les recherches en cas d'échec. Il serait dangereux de s'interdire une telle avancée.
Comment redevenir compétitifs malgré la présence des pays émergents, la crise de l'euro et le risque de perdre notre autonomie de décision ? Le rapport Gallois était déjà sorti en janvier, puisqu'il reprend mon ouvrage publié à cette date, L'Incohérence française, qui m'a valu deux prix, mais moins de retentissement médiatique... Ayant beaucoup travaillé sur le sujet, mon obsession consiste à faire comprendre la situation à l'opinion. La France a toute l'intelligence nécessaire pour rebondir, une fois qu'elle aura compris…
Combler notre écart de rentabilité suppose que nous diminuions de 50 milliards d'euros les prélèvements obligatoires grevant les entreprises et que les chefs d'entreprises aillent récupérer, à la pointe de la baïonnette, les 50 autres milliards. L'effort doit être partagé. Les prélèvements obligatoires doivent diminuer de 30 milliards d'euros immédiatement, puis de 5 milliards d'euros supplémentaires par an, car cette baisse immédiate ne se produira ses effets que dans trois ans. La situation va tellement se dégrader – les instituts de conjoncture annoncent 40 000 à 50 000 chômeurs de plus par mois – qu'il y aura d'autres « plans Hollande ». Au mois de mai prochain, on risque d'être au bord de la rupture : cela doit être anticipé dès à présent et le Président de la République devrait d'ailleurs se rapprocher de l'opposition afin d'éviter de perdre le contrôle de la situation, au détriment de tous. Le 3 janvier prochain, je publierai un ouvrage intitulé France, État d'urgence, dans lequel j'évoque un certain nombre de solutions.
Le mécanisme proposé par François Hollande, qui s'appuie sur la masse salariale en France et qui rapportera 20 milliards d'euros dans trois ans, doit être conservé car il a été bien conçu et à un bon rythme, à condition que ses contreparties ne soient pas trop nombreuses. Simplement, il est insuffisant et doit être complété par un effort supplémentaire de 20 à 30 milliards d'euros à fournir immédiatement, qui comme a bien fait de le souligner M. Arnaud Montebourg, ne doit pas non plus se faire sans contrepartie.
L'Europe n'est pas solidaire et ne le sera jamais, les Anglais ayant fait inscrire dans le traité de Maastricht le principe de concurrence fiscale et sociale, qui nous menace bien davantage que celle de la Chine ou de l'Inde. Dès lors, appliquer un taux d'imposition sur les sociétés à 20 % sur les bénéfices réinvestis tout en vérifiant, comme le préconise Arnaud Montebourg, que c'est bien en France qu'ils le sont, peut permettre la reconstitution rapide des fonds propres des entreprises et leur redonner les moyens d'investir. Cela nous coûtera 5 à 6 milliards d'euros.
On n'échappera pas non plus à une réforme du financement de la branche famille dont les entreprises supportent actuellement les charges à hauteur de 30 milliards d'euros : ce mécanisme mis en place en 1945 alors que la France était en économie fermée et qu'il n'existait alors d'autre source de financement que les salaires, n'est plus justifié aujourd'hui.
Les socialistes n'aiment pas la TVA, à tort, mais il conviendrait d'y ajouter des mesures portant sur la TVA et la CSG.
Les 30 milliards d'euros supplémentaires à dégager peuvent se décomposer en 5 à 7 milliards d'euros de baisse du taux d'imposition sur les sociétés et de 20 milliards d'euros de baisse de charges immédiate, en contrepartie d'une stratégie globale permettant de porter le nombre d'apprentis de 400 000 à 1,2 million, à un rythme de 100 000 à 150 000 apprentis supplémentaires par an. La France ne compte en effet que 400 000 apprentis ; même si elle ne peut espérer en avoir 2 millions comme en Allemagne, il n'est pas déraisonnable de vouloir tripler leur effectif chez nous.
N'oublions pas, et les travaux de l'INSEE de 2009-2010 l'ont montré, que la crise actuelle est payée par les jeunes. Jamais la dégradation de la situation économique et sociale des moins de 35 ans n'a été aussi forte en France depuis trente ou quarante ans, alors que les plus de 35 ans qui ont un emploi s'en sortent bien. Jusqu'à quand peut-on accentuer un tel divorce ? La stratégie de revitalisation industrielle est donc essentielle à notre compétitivité économique mais aussi sur le plan social, afin d'offrir des emplois aux jeunes. Sinon on risque l'explosion, la vraie : on peut très bien assister à un nouveau mai 1968, non pas gentil comme dans les films, mais extrêmement violent, à la grecque. Cet hiver va donc être tout à fait passionnant car le Gouvernement sera obligé de prendre de nouvelles mesures pour faire face à la situation.
La part de produits manufacturés dans l'industrie est tombée à 10 % de la valeur ajoutée totale en France, contre 16 % en Italie et 22,6 % en Allemagne. Si elle était de 15 %, nous n'aurions plus de déficit extérieur et donc plus de problème. Il nous suffirait de regagner 1 % par an au cours des cinq prochaines années – ce qui serait cohérent avec l'augmentation du nombre d'apprentis de 100 000 à 150 000 par an et demanderait des investissements considérables aux entreprises. Cela supposerait aussi qu'elles disposent des capitaux suffisants. Il s'agit donc d'une stratégie globale, à laquelle gauche et droite doivent se tenir pendant dix ans, comme en 1945.
L'Institut Xerfi, groupe dont je fais partie, réfléchit aux questions industrielles et à ce que sera l'industrie de demain. Si, au sens des statistiques internationales, notre industrie manufacturière représente 10 % de notre PIB, on peut aussi retenir une autre acception, qui intègre toutes les activités à base de processus normés informatisés – ce qui fait voir les choses tout à fait différemment. Selon cette définition, l'industrie représente 40 % du PIB en France et la banque, l'assurance et l'audit en font partie. À cette aune, lorsque l'Europe abandonne toute la normalisation comptable et juridique aux Américains, elle abandonne un coeur du noyau industriel. C'est dans cette perspective qu'il nous faut reconstruire une industrie. La troisième révolution industrielle est portée, non pas par les énergies alternatives, comme l'affirme Rifkin, mais par l'électronique et l'informatique, appliquées à tous les domaines. Il n'y aurait pas de séquençage du génome sans ordinateur, et c'est grâce à des capteurs électroniques que la productivité des forages de gaz de schiste est en train d'être renforcée. Or, aucun des vingt-cinq produits électroniques les plus vendus en France aujourd'hui n'y est fabriqué. Pourtant la France a des atouts, mais elle les laisse partir. Nous sommes très doués dans la production de logiciels mais le monde entier – notamment les Japonais, les Américains, et les Anglais – vient faire son marché chez nous. Il faudrait mettre 30 milliards d'euros sur la table quand la capacité réelle d'investissement de la BPI n'est que de 3 à 4 milliards d'euros par an environ, soit deux à trois fois moins que ce qui serait nécessaire pour protéger toutes nos pépites. La France a pris un retard considérable dans la robotisation bien que certains des acteurs les plus avancés dans le monde soient français, et ils sont en train de se faire racheter par les Japonais, dans l'indifférence générale.
C'est donc la reconstruction de nos capacités d'ingénierie en électronique qui sera au coeur de notre redémarrage industriel et la réponse à la crise industrielle réside dans la reconstitution d'une fonction d'État stratège. Dans les années 1950-1960, l'État dépensait très peu mais était extrêmement stratège et volontariste. J'en appelle donc à un amaigrissement massif des dépenses publiques couplé à une consolidation extrêmement forte, volontariste et stratégique de notre État devenu le plus lourd et le plus « court-termiste » d'Europe. L'objectif est non pas à cinq ou sept ans, mais à six mois. Sinon, on traversera une crise aussi grave que les Espagnols, voire pire, étant donné notre record de dépenses publiques.
Nous nous trouvons à un moment critique et je suis heureux que la gauche ait évolué. Encore faut-il que la droite fasse de même. Au cours des dix années où elle a été au pouvoir, elle a accompagné la baisse décidée avant son arrivée, sans jamais remettre en cause le modèle post-industriel et post-travail mis en place au milieu des années 1990, ni annuler les 35 heures – qu'elle n'a fait que corriger à la marge. Ce modèle était donc partagé par la gauche et la droite.