Intervention de Jean-Philippe Vachia

Réunion du 19 novembre 2014 à 9h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Jean-Philippe Vachia, président de la quatrième chambre de la Cour des comptes :

La question des frais de justice préoccupe l'Assemblée nationale comme le Sénat puisqu'elle a déjà fait l'objet de deux enquêtes de la Cour à la demande de sa commission des Finances, en 2005 puis en 2012. Dans l'intervalle, en 2007, la Cour avait effectué un contrôle des frais de justice pénale et civile, qui avait donné lieu à une insertion au rapport public annuel de 2008. Il s'agit donc pour nous d'un souci permanent. Toutefois, la question se pose depuis peu en termes renouvelés, compte tenu des réformes récentes. Il était donc tout à fait opportun d'y revenir.

Le régime des frais de justice, qui date du Premier Empire, a traversé les siècles sans grande modification. Le décret de simplification du 26 août 2013 n'a pas permis une véritable modernisation mais, paradoxalement, a plutôt agi comme un révélateur de l'inadaptation de ce régime au droit budgétaire et comptable issu de la loi organique relative aux lois de finances – LOLF.

Il faut porter à l'actif du décret une définition de cette catégorie foisonnante dont le rapport que nous vous présentons tente d'établir une typologie en introduction. En pratique, il s'agit des frais d'interceptions téléphoniques, des dépenses liées aux examens médicaux pratiqués dans le cadre de procédures pénales, des frais d'expertise de toutes sortes, des frais d'interprétariat, mais aussi des dépenses d'indemnisation des jurés et témoins aux procès ou encore des personnes victimes d'erreurs judiciaires. Cependant, le texte n'a pas défini la notion même de frais de justice, dont le régime se caractérise par d'importantes dérogations au droit commun de la comptabilité publique : la dépense est engagée et liquidée par une personne qui n'est pas l'ordonnateur – lequel est normalement le chef de cour –, et le comptable ne peut contester la validité de la dette que par une procédure très compliquée.

Ce qui justifie ces dérogations au droit commun budgétaire et comptable, c'est le principe de libre prescription des magistrats. Or, la Cour constate que le périmètre actuel des frais de justice comprend aussi des dépenses dans lesquelles ce principe n'est pas en cause, soit parce qu'elles correspondent à des frais de fonctionnement courant des juridictions ou à des dépenses d'exécution des jugements, soit parce que, dans la pratique, les magistrats n'ont aucune marge de manoeuvre, voire n'interviennent pas dans la prescription. En matière pénale, en effet, 60 % des prescriptions émanent d'officiers de police judiciaire – policiers ou gendarmes –, qui disposent dans les faits d'une large autonomie ; par ailleurs, certaines prescriptions sont parfois imposées par les textes de loi, et leur prix peut être fixé par un tarif.

Lorsque ces dépenses font l'objet d'un tarif, le code de procédure pénale prévoit désormais qu'elles sont certifiées par un greffier : c'est un progrès. Toutefois, le magistrat n'intervient pas dans la procédure de liquidation ni de paiement. La Cour estime que, dans ce cas, le champ de la dérogation aux règles de la comptabilité publique pourrait être réduit. Cette évolution se traduirait par l'instauration d'un contrôle comptable de droit commun sur les dépenses contraintes ou tarifées, rendu possible, nous semble-t-il, par des réformes sur lesquelles je reviendrai. En outre, elle contribuerait à ressusciter une comptabilité d'engagement, gage d'un véritable suivi par les chefs de cour : ils pourraient ainsi cadrer la dépense lorsqu'elle n'est pas contrainte et mieux la suivre lorsqu'elle l'est.

Le dynamisme de la dépense budgétaire ne se dément pas, ce qui pose un véritable problème. Même si le montant des frais de justice n'atteint, si j'ose dire, que 500 millions d'euros, cette enveloppe représente à peu près les deux tiers des crédits de fonctionnement du programme 166 Justice judiciaire. Elle constitue donc un enjeu majeur pour la gestion quotidienne des juridictions.

Dans ce domaine, la Cour fait deux constatations. D'abord, le périmètre de la dépense des frais de justice a souvent varié dans la période récente, ce qui complique encore l'examen de son évolution. Certains frais de justice sont ainsi devenus des frais de fonctionnement courant, et inversement. Ce phénomène confirme d'ailleurs l'existence d'une certaine porosité entre les deux catégories de dépenses. Au sein même des frais de justice, la part du budget opérationnel de programme – BOP – central dans la dépense a augmenté de plus de 27 % entre 2011 et 2013, ce qui signifie que cette dépense est de plus en plus centralisée : c'est, par exemple, le cas pour la médecine légale, les réquisitions des opérateurs de communications électroniques et certains frais d'analyses génétiques. Même si la dépense a paru mieux tenue en 2013 à la faveur d'une forte augmentation de la dotation initiale, la situation a toutes les chances de se dégrader en 2014.

Ensuite, l'entrée en vigueur de la LOLF, en 2006, a peu modifié le mode de gestion des frais de justice. Il s'agit normalement de crédits limitatifs, mais cette qualification est largement théorique. Surtout, de facto, la dépense est suivie dans Chorus, progiciel de comptabilité de l'État, sans que l'engagement préalable ait pu être distinctement matérialisé en amont – si ce n'est, jusqu'en 2013, sous une forme globale ; mais la Chancellerie, souhaitant éviter des blocages dans le processus de la dépense, a renoncé depuis 2013 à ce suivi global des engagements en amont. À terme, cette évolution est de nature à entraîner la réduction apparente des restes à payer budgétaires, ce qui obscurcit encore l'information.

En outre, malgré les efforts accomplis pour mieux recenser les charges à payer en comptabilité générale, les systèmes d'information disponibles ne permettent pas de prévenir les doubles paiements. On accumule à la fin de chaque année des charges à payer, donc des dettes auprès des fournisseurs de services, mais l'obscurité règne concernant les créanciers et la règle de prescription applicable en la matière est très particulière, de sorte que lorsque l'on règle en 2014 une dette ancienne, il est fort possible qu'on l'ait déjà honorée. Cette situation entraîne un défaut de maîtrise des restes à payer et des charges à payer. Selon la Cour, le ministère de la Justice doit avoir pour objectif, si difficile cela soit-il, de rétablir un véritable suivi des engagements – il ne suffit pas d'enregistrer l'engagement au moment où l'on paie – et d'améliorer la connaissance des composantes de cette dépense, pour une meilleure gestion budgétaire et comptable de ces crédits.

Je conclurai en soulignant que des marges de progrès existent et que des pistes ont été ouvertes par le ministère de la Justice, qui doit toutefois poursuivre la dynamique engagée.

Assurément, l'évolution de la dépense des frais de justice est tributaire de variables que le ministère ne contrôle pas toujours : le progrès technique, notamment en matière génétique, les attentes des citoyens à l'égard de la justice ou des dispositions législatives qui rendent certaines procédures plus coûteuses ou obligatoires sans que leur impact ait été pleinement pris en considération.

Cependant, il est possible d'agir dans trois directions.

Première orientation : la maîtrise des coûts. Le ministère de la Justice est désormais pleinement conscient de la nécessité de sensibiliser les très nombreux prescripteurs – magistrats, membres du parquet, officiers de police judiciaire –, en développant encore la formation. Il s'est également engagé à mettre en place une véritable politique d'achat, au niveau central comme au sein des juridictions, dans le but de rationaliser la dépense. En ce domaine, des progrès ont déjà pu être enregistrés depuis 2011 : conclusion de marchés publics dans différents domaines de la dépense, généralisation du processus de certification de la dépense par les greffiers, regroupement des mémoires des prestataires. Ces progrès doivent être poursuivis et amplifiés ; nous ouvrons différentes pistes en ce sens dans notre communication. En outre, il convient d'instaurer un délai rigoureux de forclusion des mémoires de fournisseurs de services. De ce point de vue, une modification de la loi afin de réduire les délais de prescription représenterait un véritable progrès.

Deuxième orientation : l'instauration du nouveau portail Chorus. Celui-ci est expérimenté depuis le mois d'avril dans trois cours d'appel, où nous nous sommes rendus dans le cadre de l'enquête que vous nous avez demandée. Il autorisera à terme une connaissance fine de la dépense, qui fait actuellement défaut, et nous paraît de nature à offrir aux chefs de cour l'outil nécessaire à un suivi approprié de la dépense déconcentrée de frais de justice. Sa généralisation en 2015 sera une étape-clé de l'amélioration d'ensemble du dispositif de gestion. Il peut s'agir d'un facteur important de progrès dès lors que plusieurs difficultés potentielles que nous mentionnons dans la communication seront résolues.

Troisième orientation : agir sur les recettes. Pour différentes raisons, tenant notamment à l'absence d'incitation des ordonnateurs secondaires, les procédures de recouvrement prévues par le code de procédure pénale ne sont guère mises en oeuvre. En matière civile, en revanche, les frais de justice peuvent être en partie répercutés sur les parties perdantes. Le ministère de la Justice se dit prêt à adapter les textes en vue de permettre le recouvrement effectif de la part recouvrable des frais de justice. C'est un point positif, qui suppose toutefois un effort de gestion. Mais la Cour propose d'aller plus loin, en s'interrogeant sur la pertinence du champ actuel des dépenses recouvrables. Depuis 1993, l'intégralité des frais de justice en matière pénale reste à la charge de l'État ; ce n'est pas le cas chez plusieurs de nos voisins européens, et il convient de questionner l'intangibilité de ce choix même si, on le sait, certains délinquants organisent leur insolvabilité.

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