Intervention de Étienne Blanc

Réunion du 19 novembre 2014 à 9h00
Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉtienne Blanc, rapporteur spécial des crédits de la mission Justice :

Je remercie la Cour de la qualité de ce rapport, qui présente des aspects extrêmement techniques, notamment en ce qui concerne le système Chorus et ses différents flux.

Si j'ai sollicité du président de la commission des Finances que la Cour nous accompagne dans l'examen des frais de justice, c'est d'abord parce que, dans les cours d'appel où je me suis rendu comme rapporteur spécial pour le budget de la Justice, les présidents de cour responsables des BOP m'ont fait part de leurs difficultés à financer les frais de justice, insistant en particulier sur les retards accumulés et, dans certains cas, sur la situation très délicate dans laquelle pouvait les placer l'afflux de demandes de paiement.

C'est ensuite parce que nous avons tous été saisis par des experts, voire par des organisations professionnelles réunissant des cabinets d'expertise, à propos des délais de paiement. Pour ma part, j'ai été sollicité à deux reprises. D'abord par des experts psychiatres, pénalisés par des délais de paiement si longs que cela revient pour eux à déposer leur rapport d'expertise, dont le jugement en assises dépend, à crédit – sur dix-huit ou vingt-quatre mois, disent-ils. Ensuite, à propos du règlement de frais liés à des expertises comptables, financières ou fiscales, domaine dans lequel les retards peuvent également être considérables alors que les notes sont extrêmement élevées, au point que les chefs de cour se disent parfois dépassés.

Pour faire face à ces frais d'expertise et faute de crédits suffisants au sein du programme 166 Justice judiciaire, dont ils relèvent, on observe des désaffectations de crédits d'investissement au profit des dépenses de fonctionnement. La Cour l'indique très explicitement, et je l'avais dit au Garde des sceaux lorsque j'ai présenté mon propre rapport : cela ne pourra pas durer. Des programmes d'investissement destinés à réhabiliter ou à construire des tribunaux sont reportés alors même que l'immobilier de la justice représente un véritable problème.

La première des questions que j'aimerais vous poser, monsieur le président de la quatrième chambre, concerne le recensement des frais de justice et de ceux qui sont pris en charge par les budgets de la police et de la gendarmerie. La Cour constate que 60 % environ des prescriptions de frais de justice sont directement le fait des officiers de police judiciaire, policiers ou gendarmes. Rappelons que ces frais sont souvent exposés dans des situations de flagrance, où il y a urgence, ce qui complique leur contrôle ab initio.

La mise en oeuvre de la police technique et scientifique de masse, réalisée de manière peu différente dans la police et dans la gendarmerie, repose sur une prise en charge de premier niveau très déconcentrée. Les laboratoires d'analyse interviennent à un niveau plus élevé. Dans la police, ils appartiennent à l'Institut national de police scientifique – INPS –, créé en 2001, dont le siège est situé à Lyon. Le pôle judiciaire de la gendarmerie nationale – PJGN – dispose, quant à lui, de l'Institut de recherche criminelle de la gendarmerie nationale – IRCGN –, laboratoire unique sis à Rosny-sous-Bois et reconnu, à juste titre, pour la qualité de ses collaborateurs et de ses techniques, parfois extrêmement coûteuses.

Les structures de police et de gendarmerie supportent une part importante des charges d'expertise en complément de prestataires privés, le ministère de la Justice ayant passé des marchés avec des laboratoires privés depuis 2009.

La Cour des comptes a-t-elle mené des investigations pour déterminer quelle est la part des frais de justice supportée respectivement par les budgets de la police et de la gendarmerie ? Existe-t-il des relations financières formalisées entre ces budgets et celui des services judiciaires quant au partage de la charge des frais de justice ? Pour le dire autrement, peut-on envisager une mutualisation entre police et gendarmerie, ainsi qu'une meilleure mutualisation avec les cabinets privés ?

J'en viens à la prise en considération des engagements de frais de justice. Faute d'opérer un réel suivi des engagements, le Gouvernement a décidé, en fin d'exécution 2013, de renoncer à la prise en compte globale des engagements de frais de justice, pour ne traiter ces dépenses qu'au moment du paiement : Chorus matérialise la seule demande de paiement, à l'exclusion de tout engagement ou attestation de service fait préalable. Comme l'explique très bien la Cour, « le ministère de la justice s'est ainsi détourné du projet de suivre les engagements de frais de justice, au profit d'un suivi des mémoires – c'est-à-dire au stade ultime, celui de la demande de paiement ».

Du point de vue budgétaire, cette décision a entraîné, au 1er janvier 2014, la clôture d'une fraction des engagements juridiques globaux de frais de justice qui avaient été ouverts en 2013 et au cours des années antérieures, et l'annulation des autorisations d'engagement correspondantes, pour 141 millions d'euros. Comme le précise la Cour des comptes, « cette nouvelle convention comptable devrait d'ailleurs faire disparaître les restes à payer budgétaires : dès lors qu'il n'y a plus de suivi des autorisations d'engagement, il n'est pas possible de comptabiliser des restes à payer budgétaires, entendus comme la différence entre les autorisations d'engagement consommées et les crédits de paiement ».

J'ai annexé le rapport de la Cour à mon propre rapport spécial. Selon les éléments de réponse qui m'ont été transmis par le Gouvernement, « il s'agit d'une opération “technique” prise en concertation avec les services du contrôleur budgétaire et comptable ministériel, afin d'apurer le stock d'autorisations d'engagement anciennes, issues pour partie de la reprise de données ante-Chorus et qui étaient reconduites d'année en année, notamment en raison du recours à des engagements juridiques globaux de flux 3. Ce flux était utilisé du fait de l'absence de possibilité de recourir au flux 1 sur les frais de justice et dans le souci de limiter le recours au flux 4. Toutefois, cette pratique rendait difficile un suivi précis des dépenses. Le recyclage perpétuel d'autorisations d'engagement n'étant pas un mode satisfaisant de gestion des crédits, le responsable du programme 166 a donc procédé en 2013 à l'annulation des autorisations d'engagement libérées. » Il y a là manifestement un problème de compréhension et de précision. « Concrètement », ajoute le Gouvernement, « cette annulation technique est sans incidence sur le niveau des restes à payer au titre des frais de justice ».

S'agit-il vraiment d'une simple mesure technique, ou bien de l'expression d'un renoncement pur et simple à mesurer les engagements de l'État ? Dans ces conditions, quelle est la sincérité du recensement des engagements de frais de justice ?

Ma troisième question porte sur les propositions de réforme présentées par la Cour, singulièrement celle qui concerne le recouvrement des frais de justice. Par une décision de justice, une part des frais peut être mise à la charge de l'une des parties. On ne connaît pas aujourd'hui le taux exact de recouvrement parce que le système Chorus n'est pas entièrement installé. Nous aurions besoin d'un système informatique relativement simple permettant de connaître le montant total des frais de justice mis à la charge des parties qui succombent, après quoi l'on étudierait avec Bercy les conditions de mise en oeuvre des procédures de recouvrement et les défaillances, dépôts de bilan, liquidations et créances irrécouvrables.

La Cour des comptes formule une suggestion tout à fait pertinente à ce sujet. Dans d'autres pays européens, la partie qui succombe, lorsqu'elle est de mauvaise foi ou qu'elle a commis des fautes reconnues par une juridiction, peut se voir imputer la quasi-totalité des frais de procédure, voire des indemnités complémentaires en compensation des efforts auxquels elle a contraint l'institution judiciaire. La France aurait sans doute intérêt à s'orienter vers un système de cette nature.

En tout état de cause, il nous serait particulièrement précieux de connaître le taux de recouvrement.

Lors de l'examen des crédits de la Justice en commission élargie, Mme la Garde des sceaux déclarait que « les frais de justice permettent aux juridictions d'exercer leur activité juridictionnelle. Il est inconcevable de décider en début d'année de limiter la capacité des juridictions à ordonner des expertises ou à recourir à des interprètes. Nous appliquons donc le principe de la liberté de prescription pour les magistrats tout en faisant des efforts de maîtrise des coûts. » Ces efforts ont été constatés par la Cour, notamment en matière de commande publique. « Des économies », poursuivait la Garde des sceaux, « seront réalisées notamment grâce à la plateforme nationale d'interception judiciaire, à une rationalisation de certains frais médicaux ainsi qu'à la possibilité de communication électronique que vous avez validée en première lecture dans le projet de loi d'habilitation ».

Selon vous, monsieur le président Vachia, est-il possible d'améliorer la gestion des frais de justice sans limiter la liberté de prescription des magistrats ? La question est ancienne ; je ne sais s'il appartient à la Cour d'y répondre, mais son avis nous serait utile. Nous y retravaillerons avec la commission des lois.

Une dernière observation, pour terminer. J'ai eu sous les yeux une facture d'expertise de 650 000 euros dans une affaire financière qui s'est traduite, en cour d'appel, par une lourde sanction, laquelle a entraîné le dépôt de bilan d'une société, ce qui a rendu la créance irrécouvrable. N'aurait-on pu connaître la situation de cette société avant de recourir à une procédure aussi coûteuse qu'inutile ?

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