Je vous remercie de m'avoir invité à partager votre réflexion sur l'encellulement individuel en maison d'arrêt. Cette invitation fait suite au moratoire, sur le point de prendre fin, qui fut introduit par l'article 100 de la loi pénitentiaire, en lien avec la question de la distribution intérieure des locaux et leur taux d'occupation.
Le très vieux principe d'encellulement individuel sert aujourd'hui à guider notre politique pénitentiaire en vue de garantir des conditions de détention respectueuses de la dignité de la personne incarcérée et de lutter contre la surpopulation carcérale. La réaffirmation de ce principe par la loi pénitentiaire nous permet de nous conformer aux règles pénitentiaires européennes, et notamment à la règle 18.5 aux termes de laquelle chaque détenu doit être logé pendant la nuit dans une cellule individuelle, sauf lorsqu'il est considéré comme préférable pour lui qu'il cohabite avec d'autres.
Dans le cadre de cette intervention, je vous propose une réflexion générale sur le surencombrement carcéral, liée à la question du taux d'occupation. Je n'évoquerai pas ici la distribution intérieure des locaux, dont vous avez discuté avec le directeur-adjoint de l'administration pénitentiaire et que Pierre Victor Tournier a évoquée en référence à la circulaire de 1988. En effet, ce sujet renvoie à des enjeux immobiliers. Or je n'ai pas compétence pour évoquer leur dimension budgétaire ni présenter un état du bâti et des cellules individuelles et collectives existant à ce jour. Je parlerai davantage des maisons d'arrêt que des établissements pour peine – ce sont en effet les premières qui sont essentiellement confrontées à ce problème de distribution des locaux et disposent encore en nombre important de cellules prévues à des fins d'encellulement collectif. J'aborderai ainsi le deuxième aspect du moratoire précité : le surencombrement temporaire des établissements pénitentiaires.
C'est là que se situe le noeud du problème. Si, depuis 2000, nous allons de moratoire en moratoire, comme l'a souligné Mme Hazan lors de son audition, c'est que la surpopulation carcérale nous empêche de pouvoir proposer à chaque personne détenue une cellule individuelle, notamment la nuit – comme le recommandent les normes internationales et internes. Votre commission ne s'y est d'ailleurs pas trompée en confiant à la mission d'information présidée par M. Dominique Raimbourg le soin de produire un rapport sur les moyens de lutter contre la surpopulation carcérale – rapport dont je me servirai pour soutenir mon argumentation. Ces éléments étant débattus, il ne faudrait pas que votre commission omette son propre travail dans sa réflexion d'aujourd'hui.
Les constats établis sont bien connus de vous : promiscuité alarmante – qui a pour conséquence une perte d'intimité et donc des tensions et des frustrations ; insalubrité – due à la suroccupation des cellules et à la surutilisation des locaux et équipements collectifs ; enfin, violence entre personnes détenues ainsi qu'envers les surveillants. Cette dernière serait due à la promiscuité conjuguée à l'insalubrité et à l'oisiveté forcée.
Je complèterai le tableau en portant un regard plus spécifique sur les conséquences de la surpopulation sur les relations entre surveillants et détenus – objet de mes travaux de recherche – qui sont essentielles dans un établissement pénitentiaire. Les personnels de surveillance et les détenus constituent les deux blocs numériques les plus importants et les plus proches du monde carcéral. La sécurité des établissements dépend de la qualité des relations professionnelles entretenues entre les surveillants et les personnes détenues. Ces relations sont surdéterminées par plusieurs éléments caractéristiques qui en influencent la nature au-delà même de la personnalité des protagonistes. J'énumérerai plusieurs de ces éléments mais m'attarderai davantage sur la question de la surpopulation.
Tout d'abord, la relation entre surveillants et détenus est par essence antagoniste. En effet, le surveillant est payé, au nom du peuple français, pour maintenir enfermée la personne détenue qui, comme tout un chacun, rêve de sa liberté. Ensuite, cette relation s'organise à l'intérieur d'un cadre carcéral qui est lui-même contraignant, d'une part, vis-à-vis des surveillants qui doivent respecter les règles de cet environnement et, d'autre part, vis-à-vis des personnes qui y sont incarcérées. Mais, élément plus important encore, les surveillants sont au quotidien en rapport numérique défavorable. Ils sont en effet souvent seuls à s'occuper d'un étage de 50 à 80 détenus dont certains se trouvent dans des cellules surencombrées.
Malgré cela, les surveillants et les détenus se trouvent dans une situation de dépendance mutuelle structurellement imposée. Les détenus ont besoin des surveillants pour leurs déplacements et pour certains services, de même que les surveillants ont besoin d'un minimum de collaboration de la part des personnes détenues pour pouvoir accomplir leur mission. Cette cohabitation imposée va, de la contrainte, s'orienter vers une collaboration. Pour maintenir l'ordre et la sécurité dans les établissements pénitentiaires, les surveillants doivent continuellement affirmer leur autorité, en même temps qu'ils doivent aussi accompagner au quotidien les personnes détenues, dans le cadre d'une relation personnalisée – en vue de la pacification de la détention. Cette gestion rigoureuse de la détention permet aux personnes détenues de se sentir protégées et d'avoir l'esprit libre pour se projeter dans l'avenir et s'investir dans les activités qui sont susceptibles de leur être proposées au sein des établissements pénitentiaires –travail, formation, scolarisation, etc.
Cela requiert de la part des surveillants une vigilance permanente : le surveillant doit avoir l'oeil et l'oreille partout, il doit être en alerte tout le temps. Cette vigilance est essentielle pour la sécurité de tous. Mais l'on pourrait envisager la question différemment : la vigilance continue des surveillants vis-à-à-vis des détenus leur permet aussi de protéger ces derniers contre eux-mêmes, c'est-à-dire tant contre l'auto-agression que contre les autres détenus. Elle permet aussi aux surveillants de les rappeler à l'ordre chaque fois que les prescriptions du règlement intérieur ou les consignes ne sont pas respectées. Cette pratique du rappel quotidien à la règle revêt une dimension pédagogique indéniable : elle représente un élément d'apprentissage et d'intégration de l'interdit et du permis, c'est-à-dire un élément de préparation à mener une vie responsable au terme de l'incarcération, comme le précise la loi pénitentiaire.
Or la surpopulation carcérale, que je considère comme le principal obstacle à l'encellulement individuel, limite fortement cette approche. En effet, face à une telle situation, l'efficacité avec laquelle le surveillant accomplit sa mission de rappel des règles baisse sensiblement pour deux raisons : soit que ses capacités d'observation soient amoindries, soit que, conscient de sa position d'infériorité numérique, il renonce à adresser des observations, à établir des rapports d'incident ou à faire des remontrances aux personnes détenues pour éviter tout conflit. Dans le même ordre d'idées, on pourrait considérer que la protection des personnes détenues perd également en substance.
Ainsi, la surpopulation carcérale, bien qu'elle soit très régulièrement abordée sous l'angle de l'atteinte à la dignité des personnes détenues, a aussi des conséquences sur le fonctionnement général des établissements. Non seulement elle altère les conditions de détention mais, en outre, elle remet en cause le respect de cette dignité et fragilise la sécurité des uns et des autres. Ainsi nuit-elle à l'accomplissement des missions confiées à l'administration pénitentiaire.
Dans votre rapport d'information du 23 janvier 2013, on apprend que dans de nombreuses maisons d'arrêt, la surpopulation rend illusoire le respect du principe d'encellulement individuel des prévenus – principe réaffirmé à l'article 87 de la loi pénitentiaire. On y apprend aussi que l'ampleur de l'encellulement collectif résulte principalement de l'inadéquation entre les capacités d'hébergement du parc carcéral et les flux d'entrée en détention auxquels il faudrait ajouter le maintien en maison d'arrêt des personnes condamnées à des peines d'emprisonnement supérieures à deux ans, qui sont en attente de transfèrement dans un établissement pour peine. Ces observations, que je partage, vous font aboutir à un constat plus brutal qu'il nous faut regarder en face et qui suppose un sursaut volontariste de la part des pouvoirs publics, des acteurs judiciaires et pénitentiaires. Le constat est simple : tenues, indépendamment de leur taux d'occupation, d'accueillir l'ensemble des personnes placées en détention provisoire ou condamnées à la suite d'une décision judiciaire, les maisons d'arrêt se trouvent dans l'incapacité de garantir le respect du principe énoncé au premier alinéa de l'article 716 du code de procédure pénale.
Dès lors, que faire ? J'évoquerai trois pistes de réponse, suivant un raisonnement progressif et cumulatif. Nous nous retrouverons d'ailleurs sur l'une de ces trois pistes, à laquelle votre rapport fait référence.
La première piste consiste à entreprendre une réflexion globale sur la chaîne pénale avec les différents acteurs impliqués pour gérer au mieux les flux entrants et sortants ainsi que les stocks. Différents rapports ayant été publiés à ce sujet, il conviendrait que l'on puisse réfléchir à notre politique pénale générale. On l'a fait récemment dans le cadre de la loi du 15 août 2014 qui a donné l'occasion de repenser la place de la prison, longtemps considérée comme la bonne à tout faire du système pénal, par rapport à celle du milieu ouvert. On a même eu l'ambition un temps de créer une peine qui n'ait comme référence que le milieu ouvert. Ce débat, qui a évolué, a conduit à instaurer la contrainte pénale.
Cette réflexion relative à la chaîne pénale doit nous amener à changer les pratiques des magistrats, des personnels pénitentiaires et des responsables politiques. Nous savons aujourd'hui que dans les pays qui sont confrontés à cette question, plusieurs pistes d'approche sont proposées. La première, la plus facile, consisterait à créer des places de prison supplémentaires pour résorber le trop plein. À cet égard, on entend souvent dire qu'en France, il manquerait quelque 24 000 places. Mais la nature ayant horreur du vide, nous n'avons pas la garantie que le problème de la surpopulation carcérale serait définitivement résolu avec la construction de ces nouvelles places, si nous ne modifions pas par ailleurs nos pratiques en matière d'incarcération.
Si nous avons déjà mené cette réflexion générale sur la pratique pénale, celle-ci n'est cependant jamais achevée compte tenu de la présence des acteurs concernés et de l'opinion publique mais aussi de l'environnement global. Ne perdons jamais de vue que la peine privative de liberté doit être pensée et prononcée dans le cadre d'une politique criminelle moderne qui exige qu'elle soit appliquée dans le respect du principe de proportionnalité. Un tel principe devrait nous conduire à penser les autres mesures existantes comme de véritables réponses pénales – notre arsenal juridique en comprenant plusieurs, parmi lesquelles la contrainte pénale. Cette dernière pourrait permettre de régler en amont le problème des flux. Cependant, toute réponse pénale doit aussi être choisie en fonction des caractéristiques de la personnalité des intéressés. Dans les autres pays où la question a été traitée, on a d'ailleurs constaté que, chaque fois que l'autorité judiciaire disposait de davantage d'éléments sur la personnalité d'un prévenu, le recours à la prison était abordé de manière différente. Nous nous sommes donc efforcés de changer notre façon de faire pour tenir compte de tels éléments : la loi du 15 août dernier a ainsi introduit une césure dans le procès pénal afin de permettre d'abonder la connaissance que l'on peut avoir de la personnalité de l'individu.
Dans le cadre cette réflexion globale sur la chaîne pénale, il nous faut également déterminer la qualité de vie sociale que nous souhaiterions offrir aux personnes détenues. Il ne me semble pas que l'encellulement individuel doive être l'alpha et l'oméga de la pensée pénitentiaire : il conviendrait de l'insérer dans un projet global intégrant aussi la question de la vie sociale en prison. Car lorsque l'on sera parvenu à donner une cellule à chaque personne détenue, l'objectif sera-t-il qu'elle y reste 23 heures sur 24 ?
La deuxième piste, plus pratique, s'appuie sur les expériences existantes : il conviendrait d'instaurer des instances locales de régulation favorisant un dialogue régulier entre les acteurs judiciaires, pénitentiaires et préfectoraux, afin de définir des seuils d'alerte et des indicateurs communs, d'imaginer des solutions, et ainsi de permettre une utilisation efficace de la prison – y compris pour la société, dans la perspective de la prévention de la récidive. En effet, les conditions dans lesquelles les surveillants et les conseillers pénitentiaires d'insertion et de probation travaillent en maison d'arrêt remettent en cause leur efficience. L'instauration d'instances locales se réunissant à intervalles réguliers et jouant un rôle d'autorité de régulation en ce domaine pourrait donc constituer une solution intéressante. Mme Hazan a rappelé l'expérience de Dijon tandis que dans votre rapport, vous avez-vous-même repéré des expériences concluantes à Fresnes ou ailleurs. Il conviendrait d'approfondir cette piste afin de ne pas laisser son application dépendre du bon-vouloir des acteurs mais d'en faire un élément de gestion de la question pénitentiaire dans notre pays.
La troisième piste, combinée aux deux précédentes, consisterait à prévoir un seuil maximal de double occupation des cellules durant une période de trois ans – le moratoire demandé faisant mention d'une telle durée. Cette piste pourrait être un moyen de parvenir progressivement à l'encellulement individuel en maison d'arrêt.
L'idée de la double occupation est tirée d'un principe de réalité puisqu'il sera difficile de parvenir, avant le 25 novembre, à appliquer le principe d'encellulement individuel. J'ai observé la manière dont les Canadiens avaient réagi, alors qu'ils étaient confrontés à un changement législatif tendant à une politique plus répressive. Anticipant une augmentation de la population carcérale, qui n'était pas contrebalancée par une évolution aussi rapide de la construction de nouvelles places de prison, les Canadiens ont instauré un principe de double occupation comme solution temporaire : celui-ci consiste à placer deux individus dans une cellule prévue pour loger une seule personne. Inacceptable au Canada, cette solution y a suscité beaucoup de tensions. Elle constituait pourtant une manière d'anticiper l'accroissement de la population carcérale. Les Canadiens ont néanmoins fixé un seuil maximal de 20 % de détenus en double occupation par établissement pénitentiaire. Je précise que les cellules du parc canadien sont plus petites que les nôtres. Si l'on en croit les statistiques figurant dans la circulaire de l'administration pénitentiaire, nos cellules font entre 5 et 11 m². Les Canadiens considèrent leurs cellules de 6 à 7 m² comme des cellules individuelles susceptibles de faire l'objet d'une double occupation, contrairement aux cellules de 5 m².
Je rappellerai que s'il est choquant chez nous que l'encellulement individuel ne soit pas respecté, on sait en outre que les personnes détenues ne sont pas que deux dans les cellules prévues pour une personne. Mme Hazan a fait allusion à l'installation de matelas au sol : de telles situations, que Pierre Victor Tournier connaît très bien, sont celles qui portent le plus atteinte à la dignité des personnes. Par conséquent, en attendant de résorber la surpopulation carcérale, ou de combiner les trois pistes qui précèdent, la double occupation pourrait constituer une solution a minima, à condition qu'un tel choix s'inscrive dans le cadre d'une réflexion exigeante que les Canadiens ont engagée et qui les a conduits à définir des critères d'attribution de cellules et d'exemption de ce principe – en fonction de la vulnérabilité et de la dangerosité respective des détenus.
En résumé, je souhaiterais réaffirmer l'intérêt de maintenir le principe d'encellulement individuel, ne serait-ce que parce qu'il donne sens à l'action pénitentiaire, même s'il est difficile à appliquer dans la réalité. Cet enjeu n'est pas uniquement d'ordre pénitentiaire mais relève de la nation puisque l'administration pénitentiaire exécute les décisions prononcées par l'autorité judiciaire : nous ne saurions réfléchir à l'encellulement individuel sans modifier nos pratiques judiciaires. Je sais que le numerus clausus, parfois évoqué comme l'une des solutions, n'est pas considéré aujourd'hui comme une option politiquement correcte. Mais ce qui importe, ce sont les solutions que nous pourrons élaborer ensemble pour rendre ce principe applicable.