Madame la présidente, madame la garde des sceaux, madame la rapporteure, monsieur le vice-président de la commission des lois, mes chers collègues, cette proposition de loi présentée par les sénatrices Muguette Dini et Chantal Jouanno pose une bonne question. Je l’ai déjà dit.
Quel drame pour des victimes d’infractions sexuelles, mineures au moment des faits, que de se voir opposer la prescription de l’action pénale, mais c’est bien la réponse juridique que tente d’apporter aujourd’hui cette proposition de loi qui pose difficulté. En effet, comment traiter correctement sur le plan pénal la mise en jeu de l’action publique pour une victime de viols ou d’agressions sexuelles lorsque la victime, mineure, et souvent tout jeune enfant, a subi un choc émotionnel tel que le traumatisme subi a pu provoquer une amnésie totale ?
En droit français, le droit de la prescription de l’action publique varie en fonction de la gravité de l’infraction : dix ans pour les crimes, trois ans pour les délits et un an pour les contraventions. Ce principe connaît cependant des exceptions de plus en plus nombreuses. Les délais sont ainsi plus courts pour des infractions au droit de la presse et plus longs pour certaines infractions considérées comme causant un trouble particulièrement grave à l’ordre public.
Seuls les génocides et les crimes contre l’humanité sont imprescriptibles, selon une position toujours réaffirmée. Rendre d’autres crimes imprescriptibles provoquerait une véritable rupture en droit pénal français et il est hors de question de l’envisager dans le cadre d’une simple proposition de loi.
Des délais plus longs ont été instaurés pour un certain nombre d’infractions troublant la paix sociale : crimes et délits de guerre, terrorisme et infractions sexuelles. S’agissant des crimes et délits commis contre les mineurs, le droit de la prescription a été réformé à six reprises depuis 1989.
Le texte initial tel que proposé à la commission des lois du Sénat n’était pas acceptable sur le plan constitutionnel, ce qui a d’ailleurs été reconnu à l’unanimité, en particulier par sa rédactrice. Il laissait en effet à la victime la possibilité de déposer plainte sans limitation de durée, faisant d’elle le maître du déclenchement de l’action publique.
Les sénateurs ont admis cette difficulté de taille et ont tenté en séance publique de sauver le texte, le modifiant radicalement et substantiellement en allongeant les prescriptions à caractère exceptionnel au bénéfice des seules victimes mineures : trente ans pour les crimes de nature sexuelle et vingt ans pour les délits d’agression sexuelle.
De surcroît, sur un plan juridique, telle qu’il est rédigé, ce texte couvre un nombre considérable d’infractions dont la gravité est très variable au regard des peines encourues, au point de ne pas répondre toujours au voeu de ses partisans. Prenons ainsi les deux extrêmes : de l’assassinat avec tortures à la consultation d’un site pédopornographique, nous passons d’une peine de réclusion à perpétuité à deux ans d’emprisonnement.
Le droit de la prescription, particulièrement confus et inadapté, doit aujourd’hui être remis à plat. Les principes étaient pourtant clairs dans les textes mais ils ont été rendus opaques du fait d’une jurisprudence fluctuante de la chambre criminelle de la Cour de cassation, qui fait peser sur le point de départ de la prescription bien des incertitudes, créant ainsi une insécurité juridique totale, ce qui n’est plus acceptable à présent.
La législation sur les prescriptions est à évolution variable et exorbitante du droit commun au bénéfice des mineurs victimes.
Depuis une vingtaine d’années, les articles 7 et 8 du code de procédure pénale organisent, en matière d’infractions sexuelles commises sur mineurs, un régime doublement dérogatoire : d’une part, le point de départ du délai de prescription de l’action publique ne commence à courir qu’à partir de la majorité de ces derniers, afin de leur permettre d’agir une fois passé le délai de dix ans de l’action civile, et, d’autre part, la durée de la prescription est passée de dix à vingt ans pour les crimes sexuels et certains délits assimilés.
Or les infractions concernées par cette proposition de loi sont fixées de façon indirecte et passablement opaque par les articles 7 et 8 du code de procédure pénale, qui renvoient à l’article 706-47 du même code, lequel figure dans le titre XIX, dont l’intitulé est ambigu : « De la procédure applicable aux infractions de nature sexuelle et de la protection des mineurs victimes ».
Enfin, du point de vue constitutionnel, un allongement de la prescription de l’action publique de vingt à trente ans, tel qu’il figure dans cette proposition, présenterait un caractère particulièrement fragile.
La prescription de trente ans est actuellement réservée aux crimes de guerre caractérisés notamment par les viols en série, au terrorisme et au crime de trafic de stupéfiants, d’où un risque réel de violation du principe de proportionnalité des délits, des crimes et des peines.
La discrimination légale entre le statut de la victime d’une infraction sexuelle selon qu’elle est ou non mineure pourrait à la longue paraître excessive au regard du respect de l’échelle des peines. Quid de la victime âgée de 18 ans et un mois ? En pratique, l’effet de seuil se fera sentir, en particulier pour la victime qui n’aura pas eu la possibilité de parler avant ses 48 ans. La question de la constitutionnalité d’un tel texte se pose donc clairement.