Intervention de Éric Woerth

Réunion du 26 novembre 2014 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaÉric Woerth, rapporteur :

La présente proposition de loi constitutionnelle vise à substituer la notion d'innovation responsable à celle de principe de précaution. Le 28 février 2005, le Parlement réuni en Congrès adoptait la Charte de l'environnement et inscrivait en particulier dans la Constitution le fameux principe de précaution.

Cette inscription a fait l'objet d'intenses débats à l'époque ; la principale crainte alors exprimée par des parlementaires de la majorité comme de l'opposition portait sur le fait que l'application du principe de précaution par les autorités publiques pouvait entraîner un ralentissement, voire une paralysie de la recherche et de l'innovation. Force est de constater que cette crainte n'a pu être dissipée depuis, ainsi qu'en attestent les nombreux travaux parlementaires, débats et colloques sur le sujet.

Le texte que nous vous soumettons a pour but d'envoyer un signal fort en faveur de l'interprétation du principe de précaution comme un principe d'action favorable à l'innovation. Il n'est évidemment pas question de remettre en cause ce principe établi dans notre ordre juridique.

En ce qui concerne le droit européen, je rappelle que le principe de précaution est mentionné par l'article 191 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, relatif à la politique de l'Union dans le domaine de l'environnement, et que, depuis, la jurisprudence l'a étendu à l'ensemble des politiques de l'Union. Il est par ailleurs largement mis en oeuvre dans le droit dérivé.

Parallèlement à son affirmation au niveau européen, le principe de précaution a été reconnu en droit interne, d'abord au niveau législatif par la loi du 2 février 1995, dite « loi Barnier » ; il est actuellement codifié à l'article L. 110-1 du code de l'environnement qui en fait un des principes fondamentaux de la protection de l'environnement. Il a ensuite été hissé au rang de principe constitutionnel par la loi constitutionnelle du 1er mars 2005 relative à la Charte de l'environnement, dont l'article 5 dispose : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l'environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d'attributions, à la mise en oeuvre de procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

L'objectif initial de l'inscription du principe de précaution dans la Constitution était évidemment louable, comme le montrent les travaux préparatoires de la loi constitutionnelle. La volonté du constituant avait alors été d'en encadrer strictement l'application afin qu'il ne s'oppose pas à la recherche et à l'innovation. Cette volonté s'est traduite par la définition précise des conditions de mise en oeuvre du principe de précaution ainsi que des obligations qu'il implique pour les autorités publiques. Trois conditions doivent ainsi être réunies : un risque incertain doit exister en l'état des connaissances scientifiques – si ce risque est certain, c'est le principe de prévention qui s'applique ; ce risque doit porter sur un dommage à l'environnement ; enfin, ce dommage doit lui-même être grave et irréversible. Ces conditions impliquent l'observation par les autorités publiques de deux obligations : évaluer les risques pour lever les incertitudes existantes et veiller à l'adoption de mesures provisoires, en raison de cette incertitude, et proportionnées aux risques éventuels.

La portée de l'article 5 de la Charte de l'environnement a été précisée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 juin 2008 selon laquelle le principe de précaution s'impose directement aux pouvoirs publics et aux autorités administratives dans leurs domaines de compétences, sans qu'il soit besoin d'une loi pour le mettre en oeuvre. Le Conseil a précisé qu'il lui revenait, dans le cadre de l'article 61 de la Constitution, de s'assurer que le législateur n'avait pas méconnu le principe de précaution, mais aussi qu'il avait organisé les conditions procédurales de sa mise en oeuvre par les autorités publiques. Le Conseil ne s'est en revanche jamais prononcé sur la possible invocation de ce principe à l'appui d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC).

L'application jurisprudentielle du principe de précaution s'est dans l'ensemble révélée mesurée : le juge administratif s'attache à vérifier chacune des conditions de mise en oeuvre du principe et opère un contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation s'agissant des mesures décidées par les autorités publiques. Une évolution jurisprudentielle a cependant pu être constatée dans le domaine sanitaire. Avant même l'adoption de la Charte de l'environnement, la jurisprudence s'est appuyée sur la notion d'obligations de précaution sans faire référence au principe de précaution lui-même. Depuis l'adoption de la Charte, dans sa jurisprudence relative aux antennes de téléphonie mobile et aux lignes de haute tension, le Conseil d'État a fait application du principe de précaution en tenant compte, outre les risques environnementaux, des risques de dommage en matière sanitaire. Cette évolution résulte de l'application croisée des articles 1er et 5 de la Charte de l'environnement, ce dernier visant en effet uniquement le risque d'un dommage grave et irréversible à l'environnement. Par ailleurs, le Conseil d'État a étendu le principe en question au domaine de l'urbanisme.

Enfin, certaines évolutions de la jurisprudence judiciaire ont suscité de nombreux commentaires et réactions, comme la décision du 4 février 2009 par laquelle la cour d'appel de Versailles a jugé que l'impossibilité de prouver l'absence de risque de l'implantation d'une antenne de téléphonie mobile créait un trouble anormal de voisinage pour les riverains, et, plus récemment, la décision – qui a fait du bruit – de la cour d'appel de Colmar du 14 mai 2014, relaxant une cinquantaine de faucheurs volontaires de plants de vigne génétiquement modifiés, jugeant que les autorités publiques avaient commis une erreur manifeste d'appréciation sur les risques de l'expérimentation en plein champ. Les responsables de douze organismes publics de recherche – dont le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et l'Institut national de la recherche agronomique (INRA) – ont exprimé leur vive inquiétude sur les conséquences de ce jugement pour la recherche française.

Au-delà de ces exemples, l'utilisation qui a été faite du principe de précaution depuis sa constitutionnalisation fait apparaître différentes dérives. Comme le relevaient en 2010 Alain Gest et Philippe Tourtelier dans leur rapport d'information sur l'évaluation de la mise en oeuvre de l'article 5 de la Charte de l'environnement, rédigé au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques, l'application du principe de précaution a eu un impact fortement négatif sur la recherche française dans le secteur des biotechnologies dont les financements se sont largement taris. Plus globalement, les scientifiques et les entreprises expriment d'importantes craintes sur les conséquences de la pression sociale conduisant à une ambiance générale de précaution défavorable à la recherche et à l'innovation.

Cette atmosphère alimente une défiance inquiétante de la société vis-à-vis de la science et de la technologie. Qui plus est, il arrive que le principe de précaution soit utilisé pour justifier l'inversion de la charge de la preuve : les chercheurs et les entreprises doivent alors prouver l'absence de risque de leurs projets pour qu'ils soient autorisés. Il s'agit bien là d'un dévoiement du principe qui repose sur la notion de gestion des risques par des mesures proportionnées et non sur l'absence totale de risques. La recherche vaine du fameux « risque zéro » conduit alors à l'abandon de toute recherche et nie l'innovation qui comporte toujours, par principe, une part de risque.

La prudence – terme à mon sens préférable à celui de précaution – qui s'impose aux autorités publiques ne doit pas faire obstacle au développement des connaissances scientifiques, ni aux progrès technologiques, chacun en conviendra.

Enfin, le principe de précaution est devenu un principe d'émotion : il est souvent utilisé à mauvais escient, dans différentes situations de crise, dans un contexte d'exagération de la menace. Les autorités publiques peuvent être conduites à prendre des décisions irrationnelles pour répondre à la pression de l'opinion publique, mais aussi dans l'espoir de se prémunir de l'éventuelle mise en cause de leur responsabilité. Dès lors, ni la définition juridique du principe de précaution ni son application par les juges ne sont principalement en cause dans les dérives constatées.

La présente proposition de loi constitutionnelle ne vise donc pas à modifier la définition procédurale de ce principe par l'article 5 de la Charte de l'environnement, mais seulement à substituer aux termes « principe de précaution », ceux de « principes d'innovation responsable ». Elle représente un symbole fort qui dépasse son contenu juridique. Il est particulièrement important, sur ce sujet qui intéresse particulièrement nos concitoyens, que nous prenions cette initiative. Le texte s'inscrit dans la lignée de différentes réflexions récentes relatives à la nécessité d'affirmer un principe d'innovation qui équilibrerait le principe de précaution – c'est le cas du rapport de la commission « Innovation 2030 » présidée par Anne Lauvergeon. Il fait également écho à une autre proposition de loi constitutionnelle adoptée au mois de mai dernier par le Sénat, à l'initiative de Jean Bizet, qui vise à préciser que les autorités publiques, dans l'application du principe de précaution, encouragent la recherche et l'innovation.

Le changement de terminologie proposé constituerait un message important pour l'opinion et les autorités publiques, affirmant plus clairement que principe de précaution et innovation ne sont pas antinomiques. Le principe de précaution ne doit en effet pas être utilisé pour justifier des mesures conduisant à l'immobilisme scientifique et technologique, bien au contraire : l'innovation est nécessaire pour trouver des technologies de substitution quand celles qui existent comportent des risques – c'est par exemple le cas avec le bisphénol A.

Il s'agit donc d'en revenir à une lecture équilibrée de l'article 5 de la Charte de l'environnement, conforme aux intentions du constituant qui avait souhaité encadrer fortement le principe de précaution afin qu'il soit vraiment un principe d'action. Nous pouvons en effet rechercher simultanément la sécurité et le progrès. L'adjonction de l'adjectif « responsable » vise bien à exprimer la nécessaire conciliation entre protection de l'environnement et innovation, cette dernière incluant la gestion du risque. C'est du reste bien ce qui manque : nous ne savons pas « gérer » le risque. C'est une vision positive des choses, un marqueur positif, que nous opposons à une vision, un marqueur négatif, et qui s'adresse à l'ensemble de la société française.

Plus globalement, la présente proposition de loi constitutionnelle repose sur l'idée que protection de l'environnement et développement économique doivent être conciliés, comme l'affirme l'article 6 de la Charte de l'environnement, ces objectifs étant, avec le progrès social, les trois composantes du développement durable.

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