Intervention de Alain Tourret

Réunion du 26 novembre 2014 à 9h00
Commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l'administration générale de la république

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaAlain Tourret, rapporteur :

En application du deuxième alinéa de l'article 141 de notre Règlement, plusieurs députés du groupe UMP ont déposé, le 3 octobre dernier, une proposition de résolution relative à la création d'une commission d'enquête sur la surveillance des filières et des individus djihadistes. Aux termes de l'article 140 de ce même Règlement, il revient à notre Commission de se prononcer, d'une part, sur la recevabilité juridique de la proposition de résolution, et, d'autre part, sur l'opportunité de la création d'une telle commission d'enquête.

Nous le savons, même lorsqu'elle est demandée par un groupe d'opposition ou minoritaire dans le cadre du « droit de tirage », la création d'une commission d'enquête est soumise à plusieurs conditions de recevabilité. Elles sont actuellement au nombre de trois.

En premier lieu, la proposition de résolution doit déterminer avec précision soit les faits qui donnent lieu à enquête, soit les services ou entreprises publics dont la commission doit examiner la gestion. En l'espèce, cet impératif est satisfait tant par l'intitulé de la commission d'enquête que par l'article unique de la proposition de résolution.

En deuxième lieu, la commission d'enquête dont la création est demandée ne peut avoir le même objet qu'une commission d'enquête ou qu'une mission ayant bénéficié des mêmes pouvoirs, dès lors que celles-ci auraient conclu leurs travaux moins de douze mois auparavant. La présente proposition de résolution remplit, stricto sensu, ce critère de recevabilité.

En troisième et dernier lieu, la proposition de résolution ne peut être mise en discussion si des poursuites judiciaires portant sur les mêmes faits ont été engagées. Interrogée par le M. le Président de l'Assemblée nationale conformément au premier alinéa de l'article 139 de notre Règlement, Mme Christiane Taubira, garde des Sceaux, ministre de la Justice, a fait savoir que le périmètre de la commission d'enquête envisagée, par son caractère très général, ne recouvrait pas celui des enquêtes et informations judiciaires actuellement en cours.

D'un strict point de vue juridique, la création de la commission d'enquête que plusieurs députés UMP appellent de leurs voeux est donc recevable. En revanche, l'opportunité de la création d'une telle commission d'enquête me paraît être tout sauf évidente.

Il est vrai que depuis plusieurs mois, le nombre de Français qui se rendent en Syrie et en Irak pour participer au djihad augmente de manière inquiétante. L'actualité récente, marquée par le massacre de plusieurs soldats syriens et d'un travailleur humanitaire américain, auquel auraient participé deux Français, en est une nouvelle illustration tragique. D'après le procureur de la République près le tribunal de grande instance de Paris, M. François Molins, 1 132 Français seraient, à ce jour, impliqués dans des filières djihadistes et 376 seraient présents en Syrie et en Irak, dont au moins 88 femmes et 10 mineurs.

Face à l'ampleur de ce phénomène, la nécessité d'un renforcement de la surveillance des filières et des individus djihadistes ne saurait être contestée tant la menace qu'ils représentent pour la sécurité nationale est réelle. Nous le savons, certains individus présentent, à leur retour en France, un risque sérieux de passage à l'acte terroriste, et nous ne remercierons jamais assez nos services pour leur action efficace.

Toutefois, la création de cette commission d'enquête est-elle nécessaire pour prolonger la réflexion ? Je me pose de sérieuses questions à ce sujet.

Tout d'abord, le champ de ses investigations serait très proche de celui de plusieurs autres travaux parlementaires conclus récemment ou même encore en cours. En effet, notre Commission s'est déjà penchée sur la thématique du renseignement puisqu'elle a créé une mission d'information sur l'évaluation du cadre juridique applicable aux services de renseignement, dont le rapport, fort de plusieurs propositions intéressantes, a été publié le 14 mai 2013, soit il y a à peine un an et demi.

L'Assemblée nationale a par ailleurs examiné de façon approfondie la question des mouvements djihadistes dans le cadre des travaux de la commission d'enquête sur le fonctionnement des services de renseignement français dans le suivi et la surveillance des mouvements radicaux armés. Le président de notre Commission en était le rapporteur et son rapport a été publié le 24 mai 2013. Je remarque qu'à l'occasion de l'examen de la recevabilité de la proposition de résolution tendant à créer cette commission d'enquête, le rapporteur, M. Dominique Raimbourg, soulignait déjà son caractère « superfétatoire » en raison, notamment, de la mise en place, quelques mois plus tôt, de la mission d'information que je viens d'évoquer et de l'existence de la délégation parlementaire au renseignement, chargée de contrôler l'action du gouvernement en matière de renseignement et d'évaluer la politique publique en ce domaine. Je ne peux aujourd'hui que faire miennes les remarques formulées alors par notre collègue Dominique Raimbourg.

Mieux encore, le Sénat a créé, le 9 octobre dernier, une commission d'enquête portant sur l'organisation et les moyens de la lutte contre les réseaux djihadistes en France et en Europe. Est-il véritablement judicieux que notre assemblée crée une commission d'enquête dont le champ d'investigation s'avérerait être quasiment le même que celui de la commission d'enquête sénatoriale et dont les conclusions seraient rendues quelque temps après celles de cette dernière ?

Ensuite, il me faut rappeler que les pouvoirs de la commission d'enquête seront restreints par le secret de la défense nationale auquel sont soumis les services de renseignement. Les personnes que la commission d'enquête souhaitera entendre seront certes tenues de déférer à ses convocations, mais elles ne pourront en revanche lui communiquer des informations couvertes par le secret de la défense nationale sans risquer d'être punies des peines prévues aux articles 413-10 et suivants du code pénal, qui répriment le fait de porter ce type d'informations à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée. Ajoutons que, si les rapporteurs des commissions d'enquête sont en principe « habilités à se faire communiquer tous documents de service », ce droit ne s'étend pas aux documents « revêtant un caractère secret et concernant la défense nationale, les affaires étrangères, la sécurité intérieure ou extérieure de l'État ».

Enfin, il me semble qu'il serait pertinent que l'évaluation de l'efficacité des moyens de surveillance des filières et des individus djihadistes intervienne après que la loi du 13 novembre 2014 renforçant les dispositions relatives à la lutte contre le terrorisme aura pu produire ses effets. Je pense notamment à l'article 1er qui, dans le but d'endiguer les départs à l'étranger des candidats au djihad, a créé une interdiction administrative de sortie du territoire, et à l'article 12, qui a ouvert à l'autorité administrative la faculté de demander aux fournisseurs d'accès Internet (FAI) le blocage des sites Internet dont le contenu s'apparenterait à de la provocation à la commission d'actes de terrorisme ou à leur apologie.

Pour l'ensemble de ces raisons, la création de la commission d'enquête sur laquelle il nous revient de nous prononcer, quoique juridiquement recevable, ne m'apparaît pas totalement pertinente. Je ne peux donc me résoudre à appeler les membres de notre Commission à voter la présente résolution, et je m'en remets, dès lors, à leur très grande sagesse.

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