Intervention de Philippe Askenazy

Réunion du 15 novembre 2012 à 10h30
Mission d'information sur les coûts de production en france

Philippe Askenazy :

Merci, monsieur le président, de votre invitation.

Je précise que, si j'ai critiqué le rapport Gallois, je ne me suis pas encore exprimé sur les propositions du Président de la République.

Mes recherches portent plus sur le travail que sur l'emploi : je m'intéresse au changement technologique et organisationnel au sein des entreprises et à l'impact des politiques publiques sur l'emploi puis, en retour, aux effets que ces transformations peuvent avoir sur la décision publique.

Le rapport Gallois replace au centre des débats la question du coût du travail. Malgré les analyses de certains de mes prédécesseurs, il me semble utile et pertinent de comparer la France avec l'Allemagne – ce sont deux grandes économies européennes très diversifiées et interconnectées –, plutôt qu'avec des pays de plus petite taille comme ceux de l'Europe du Nord.

Il faut avant tout avoir présent à l'esprit que les coûts sont fondamentalement relatifs aux types de produits et de services que peut offrir une économie, qui dépendent eux-mêmes des dynamiques d'innovation et des choix stratégiques des entreprises, quelle que soit leur taille.

Pour analyser les succès de l'économie allemande, tournée vers l'exportation, il faut revenir sur une quinzaine d'années d'enchaînement de décisions dynamiques. Une telle analyse peut fournir des leçons susceptibles de nous éviter aujourd'hui des erreurs. Au milieu des années 1990, la France et l'Allemagne affichaient des performances à peu près équivalentes en termes d'exportation et de coûts globaux pour les entreprises. L'Allemagne connaissait une nette inflation salariale, tandis que cette inflation se maintenait en France au niveau où elle se situait depuis le premier choc pétrolier. Dans cette période d'équilibre de la balance commerciale, les entreprises allemandes avaient le sentiment d'une moindre compétitivité par rapport à la France et ont alors décidé de jouer sur deux leviers.

Le premier est celui de l'innovation : les courbes de l'effort de recherche et développement dans les deux pays se coupent en 1995 et la part de la richesse nationale consacrée à cet effort, jusque-là supérieure en France, baisse dans notre pays et augmente à vitesse accélérée en Allemagne, comme dans la plupart des pays européens. Nous n'avons jamais rattrapé ce retard ; le gouffre n'a même jamais cessé de se creuser.

Le deuxième levier a consisté à utiliser pleinement l'avantage géographique que donnait à l'Allemagne la proximité de la nouvelle Europe. Le mode d'organisation des entreprises réclame en effet souvent que les sous-traitants soient situés à proximité de l'établissement où est réalisé l'assemblage – souvent à moins de 24 heures de délai de livraison. Les entreprises allemandes ont donc immédiatement adopté une stratégie consistant à délocaliser vers l'Europe de l'Est les opérations à faible valeur ajoutée pour maintenir en Allemagne les segments à forte valeur ajoutée. Ainsi, bon nombre des coûts intermédiaires sont plus bas pour les entreprises allemandes que pour les entreprises françaises ou espagnoles, et les pays européens qui présentent les plus grands succès à l'exportation dans les deux dernières décennies sont précisément ceux qui sont géographiquement proches des pays de l'Est, qu'il s'agisse de la Finlande, de l'Allemagne, de l'Autriche ou de l'Italie.

Les entreprises françaises, qui ne bénéficiaient pas de ce facteur géographique, ont choisi de baisser la garde dans le domaine de l'innovation. En effet, la politique de réduction du coût du travail qui s'appliquait dans la seconde moitié des années 1990 – avec notamment l'allègement des cotisations sociales mis en place par le gouvernement d'Alain Juppé – permettait un gain de productivité. Le commerce extérieur français était alors florissant, ce qui laissait croire que l'innovation n'était pas nécessaire.

Dans le même temps, pour financer la réduction du coût du travail, l'État français a réduit certains segments de la dépense publique, sacrifiant notamment la recherche publique au motif que la Guerre froide était terminée. Il a également réduit la formation de nouveaux cerveaux, de telle sorte qu'au début des années 2000, lorsque le gain transitoire lié à l'abaissement du coût du travail a commencé à s'effacer, les entreprises ne disposaient plus d'assez de capital humain formé par l'État. Alors donc que les entreprises françaises se trouvaient dans l'incapacité de relancer l'innovation, l'effort public réalisé dans l'intervalle en Allemagne se traduisait par un nombre accru de docteurs et d'ingénieurs, ce qui lui a permis de mettre à la disposition des entreprises, notamment industrielles, le capital humain nécessaire.

Ce n'est que dans un second temps qu'est intervenue une politique de modération du coût du travail, pour parachever en quelque sorte la remontée de la compétitivité allemande. Les salariés allemands ont accepté une certaine modération salariale, dont il ne faut pas exagérer l'ampleur. Les réformes Schröder ont instauré une flexibilisation du marché du travail surtout dans le secteur des services, avec la création des « minijobs », mais elles n'ont pas touché directement à la rémunération des ouvriers. Les syndicats ont accepté cette politique car elle s'est accompagnée d'une modération de la hausse du coût de la vie. Ainsi, le coût du logement, qui absorbe en France un part très importante du budget des ménages et a connu des augmentations spectaculaires, présente en Allemagne une courbe plate depuis 2000. Et, durant les années Schröder, les prix des produits et services ont augmenté en moyenne annuelle de 0,5 point de moins en Allemagne qu'en France, du fait de la déflation salariale, observable dans la grande distribution comme chez les coiffeurs. Le coût social de ces mesures – un doublement de la part des emplois à bas salaires et des travailleurs pauvres – a été principalement supporté par les femmes, tandis que l'ouvrier allemand de sexe masculin a gagné en pouvoir d'achat.

Une telle évolution a été rendue possible parce que l'organisation de l'économie allemande dans le secteur des services est plus concurrentielle qu'en France : la baisse du coût du travail dans la grande distribution se traduit en Allemagne par une baisse des prix, ce n'est pas le cas en France, du fait des choix politiques opérés dans les années 1990 pour préserver les intérêts de certains grands groupes ou de certaines professions.

La réussite allemande fait ainsi intervenir une dynamique et une multitude de paramètres. Si donc l'État peut jouer aujourd'hui sur certains des éléments de coûts que subissent les entreprises françaises, il doit se garder de jouer à l'apprenti sorcier. Il ne faudrait pas que les décisions qui seront prises impliquent des choix structurants qui, pour un bien à court terme, plomberaient l'économie française pour la décennie suivante. Nous devons disposer d'outils de diagnostic aussi complets que possible et exempts des pressions des lobbies qui prétendent que ce qui est bon pour eux est bon pour la France.

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