Intervention de Philippe Askenazy

Réunion du 15 novembre 2012 à 10h30
Mission d'information sur les coûts de production en france

Philippe Askenazy :

Je précise tout d'abord que je ne parle pas au nom du Conseil d'analyse économique, qui ne s'est du reste pas encore réuni.

Les allègements de cotisations sociales patronales Juppé ou Aubry ne sont pas une mauvaise chose, mais c'est un choix politique : alors que l'Allemagne a opté pour une déflation salariale qui a créé de la pauvreté laborieuse, la France a choisi de maintenir le salaire minimum et d'opérer des allègements de « charges ». Les allègements Juppé posent problème parce que, dans le même temps, la France a baissé la garde en matière d'innovation. C'est l'articulation entre plusieurs éléments qui peut engendrer des obstacles insurmontables à plus ou moins long terme : il faut donc veiller à adopter aujourd'hui de bonnes politiques.

L'effondrement du taux d'IS, qui a baissé de 20 points au cours de la décennie 2000, est l'une des grandes politiques mises en oeuvre en Allemagne. Avec initialement un taux dans la moyenne, la France se trouve désormais dans une fourchette haute, compte tenu à la tendance à la baisse chez nos voisins. Toutefois, l'instauration de crédits d'impôt atténue la hausse du taux apparent et nuit à la lisibilité de la situation, notamment pour ce qui concerne l'évolution des taux de marge.

Gilbert Cette, que vous auditionnerez bientôt et avec qui je suis co-auteur d'un ouvrage consacré au partage de la valeur ajoutée, tiendra potentiellement, à partir des mêmes chiffres, un langage différent du mien. Le constat sur lequel nous sommes d'accord est que la part de la valeur ajoutée des sociétés non financières qui revient au capital se situe actuellement en France dans le bas de sa fourchette historique, soit 1 à 3 points au-dessous de sa moyenne des vingt dernières années. Pour l'industrie, le niveau est inférieur de l'ordre de 10 points à sa tendance historique – il se situe à son niveau habituel pour certains secteurs industriels comme la pharmacie ou la chimie et, pour d'autres comme l'automobile, à des niveaux très bas, comparables à ceux des années 1980, avant la restructuration.

Sans doute les marges sont-elles insuffisantes en France, mais j'observe surtout que le taux de redistribution des dividendes nets des entreprises non financières a atteint en 2011 le chiffre record de 9 %, alors que ce chiffre était historiquement de l'ordre de 4 % et atteignait à peine 5 % voilà dix ans. On retrouve ici un débat vieux comme l'économie, qui évoque celui opposant en 1925 Keynes, alors partisan de la dévaluation de la Livre, et Churchill, pour qui il fallait plutôt s'occuper des secteurs de l'industrie qui connaissaient des difficultés structurelles. La baisse du coût du travail proposée aujourd'hui est une forme de dévaluation interne. Coexistent aujourd'hui le versement de dividendes record et la difficulté structurelle que rencontrent certains secteurs à dégager des marges suffisantes, à laquelle s'ajoute un choc macroéconomique global. Toute mesure qui viserait à améliorer, par des crédits d'impôt ou des réductions de cotisations, les marges des entreprises risque donc de se traduire par une augmentation des dividendes sans investissements supplémentaires.

Il serait potentiellement plus intelligent de baisser le taux d'IS. En effet, on assiste au niveau européen à un dumping fiscal, car les grandes entreprises savent faire circuler les profits d'un pays à l'autre, réduisant ainsi la base fiscale. Ainsi, l'augmentation spectaculaire de 10 points des taux de marge en Allemagne tient pour une part à des multinationales dont les bénéfices ont augmenté dans ce pays alors qu'ils diminuaient ailleurs, au moment même où le taux de marge allemand chutait : les rapatriements permettent d'optimiser la fiscalité en localisant opportunément les profits.

Le deuxième élément qui rend difficile la comparaison des taux de marge est que, dans certains pays, une part du coût du travail figure dans les marges des sociétés non financières. Dans 80 % des entreprises allemandes de taille intermédiaire, la plupart des cadres dirigeants et un grand nombre des principaux ingénieurs ont un statut d'associés, touchant ainsi peu de salaires, mais des dividendes. En France, au cours des dix dernières années, l'augmentation des salaires a en grande partie été absorbée par le « top salariat ». Un travail statistique supposant que l'on dispose à la fois des données fiscales allemandes et françaises reste à mener pour aller au bout du diagnostic. Toujours est-il que si les 1 % de rémunérations les plus élevées n'avaient pas augmenté au cours des quinze dernières années, la part du travail dans les coûts serait inférieure de l'ordre de 2 points à ce qu'elle est actuellement.

Il en va de même pour le dispositif du crédit d'impôt recherche, qui comporte d'importants effets pervers. Il est étonnant que les données qui permettraient de tirer le bilan de ce dispositif dans la forme que lui avait donné la précédente majorité ne soient pas accessibles aux chercheurs, qui doivent pour cela être sous contrat avec le ministère de la recherche et s'engager à ne publier de résultats qu'avec l'aval de ce dernier. Cela peut être une mission du Conseil d'analyse économique d'accéder à ces données pour un traitement public.

Compte tenu des engagements européens pris par la France, une entreprise française peut par exemple sous-traiter des études faisant l'objet du crédit d'impôt recherche à une entreprise norvégienne : il serait intéressant de savoir quels montants le contribuable français consacre au financement de la recherche dans d'autres pays européens.

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