Intervention de Monique Castillo

Réunion du 19 novembre 2014 à 9h30
Commission de la défense nationale et des forces armées

Monique Castillo, professeur de philosophie à l'université Paris-Est :

Mon statut de professeur de philosophie ne suffirait pas à justifier ma présence ici si ne s'y ajoutaient mes fonctions depuis dix ans au comité de rédaction de la revue civile et militaire Inflexions, une revue qui fait dialoguer les civils et les militaires, ainsi que plusieurs enseignements au Centre des hautes études militaires (CHEM) et à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN).

Ma contribution vise à apporter des éléments de réflexion sur les conséquences éthiques, politiques et culturelles de la réception, en France et dans l'armée, de ces arrêts de la CEDH. Elle se divisera en trois moments : les conséquences à éviter quant à l'interprétation politique ; les orientations à favoriser pour leur dimension sociale et morale ; une conclusion sur l'interprétation de la notion d'association professionnelle dans le contexte militaire.

Il faut commencer par rappeler les faits.

La Cour admet que des restrictions légitimes « mêmes significatives, peuvent être apportées aux modes d'action et d'expression d'une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent » – paragraphe 71 de l'arrêt Matelly – pourvu que ces restrictions soient prévues par la loi, qu'elles se légitiment par la préservation de l'ordre public et qu'elles soient jugées « nécessaires dans une société démocratique » – paragraphe 76 du même arrêt. Or ce dernier point est contesté par la Cour dans le cas d'espèce. Il en résulte que l'interdiction « absolue » – le mot « absolu » importe dans l'arrêt – de groupements militaires à vocation professionnelle doit être réexaminée par la France.

Dans la mesure où les deux arrêts font référence à la démocratie dans la communauté des pays européens, il ne s'agit pas uniquement d'une question de technique juridique, même si le droit doit être et sera le langage de la réponse française ; entre en jeu également la spécificité politique de l'action militaire dans un monde redevenu dangereux sur le plan international ; dans ce contexte, il s'agit, pour l'Europe et pour la France, de prendre des positions dont les enjeux sont à la fois moraux, politiques et symboliques. De la sorte, la réponse de la France constituera une contribution raisonnée à l'avenir de l'État de droit dans l'espace européen.

Or la CEDH saisit la France au coeur d'une confluence de deux cultures démocratiques. De là une première conséquence relative à l'interprétation du phénomène par les citoyens, les politiques, les médias et les militaires eux-mêmes.

D'un côté – celui de la France –, le statut des militaires porte exemplairement la marque républicaine de la démocratie française : l'armée incarne la Nation et inscrit les engagements de celle-ci dans l'histoire du monde ; le soldat y contribue par sa loyauté et son dévouement, qui en font l'énergie morale irremplaçable. Le militaire est le modèle du citoyen, héroïsé par des sacrifices librement consentis. Il a été un enrôlé au temps de la conscription obligatoire, il est aujourd'hui, dans le cadre de la professionnalisation de l'armée, un engagé volontaire. Il y va d'une éthique citoyenne qui explique en particulier l'impossibilité, pour les militaires, de pratiquer des refus d'agir incompatibles avec la protection de la collectivité, qui est leur raison d'être. En un mot, le métier de soldat n'est pas un simple « job », c'est une vocation mise au service d'une collectivité.

D'un autre côté – le côté européen –, le militaire est d'abord un homme, un homme pourvu de droits imprescriptibles qui incluent le droit de s'associer. Défendre ses intérêts professionnels fait partie de son développement personnel. Il a le droit de se protéger du pouvoir, même s'il en est un acteur substantiel. Il y a là une autre inspiration qui entraîne la démocratie dans le vent qui souffle sur l'Europe depuis plusieurs décennies, une inspiration libérale qui met l'accent sur la singularité des personnes et des situations, une tendance marquée à « privatiser » les droits de l'homme. La judiciarisation de la société fait ainsi reculer l'autorité de l'État-nation et l'individualisation toujours plus grande des plaintes aussi bien que des réponses pénales marque ce qu'un juriste a appelé la « revanche » de la société civile sur l'État. C'est donc un fait qu'il faut constater : le recul des souverainetés au profit de l'hégémonie de normes transnationales.

Interpréter cette divergence comme un affrontement entre le libéralisme et le républicanisme, entre les droits de l'homme et les droits du citoyen, entre la société et l'État, entre la France et l'Europe, est une conséquence à éviter absolument. En effet, cette opposition est elle-même aujourd'hui dépassée par l'émergence d'une nouvelle culture publique où l'interaction, l'intercompréhension, la négociation et l'argumentation sont devenues prioritaires. C'est pourquoi il convient de repenser l'outil associatif dans un nouvel esprit des lois correspondant à un nouvel état des moeurs. Puisqu'il est nécessaire de réexaminer le statut d'organisation associative, il doit être possible de le moduler de sorte que la prise en compte de leurs intérêts professionnels par les militaires contribue à renforcer le professionnalisme en même temps que l'image de l'armée et la cohérence de l'action militaire au plan national et européen. Il ne s'agit pas de révolutionner, mais d'adapter et d'avancer.

Nous sommes ainsi amenés à envisager un nouveau type de questionnement : pour mettre l'intérêt professionnel des individus en accord avec l'image collective de l'armée dans le public, quelles orientations peut-on encourager ? Il faut d'abord, me semble-t-il, assumer les conséquences liées à l'ambivalence sémantique des mots « syndicats » et « syndicalisme » et aux conflits d'interprétation qu'ils suscitent.

Pour étrange que cela puisse paraître, nombre de militaires ne sont pas favorables à l'inclusion de pratiques syndicales dans la vie militaire. Ils craignent que soit décrédibilisée l'image de l'armée dans la Nation. L'éthique de loyauté et de dévouement fait en effet partie du professionnalisme militaire lui-même : ce n'est pas une touche personnelle surajoutée. La confiance dans le soldat est aussi indispensable à la sécurité du citoyen que la confiance dans le médecin est nécessaire à la guérison du malade. La conviction qu'un médecin s'enrichirait en faisant durer plus longtemps votre maladie ruinerait l'image de la santé publique ; de même, la conviction qu'un soldat ne s'engagerait que pour bénéficier de la sécurité de l'emploi endommagerait gravement l'image de la République tout entière. Ainsi, l'image de l'armée est partie intégrante de l'efficacité de l'armée. En dépit de la professionnalisation du métier des armes, nul ne tient à l'abandon de la force fédératrice de l'image du soldat citoyen, et il demeure impossible de regarder la défense nationale comme une entreprise privée accueillant des individualismes atomisés, dissolvants ou procéduriers. Personne n'imagine un séparatisme syndical dressant le soldat contre l'armée, s'adonnant à des manifestations publiques de corporatisme hostile à l'intérêt national. Impossible d'imaginer un soldat pratiquant un droit de retrait face au danger ou refusant de protéger une population menacée pour faire valoir des revendications salariales. Les restrictions sont modulables en fonction des grades et des responsabilités, mais elles restent inséparables de la vocation du soldat, qui est sans commune mesure avec un contractualisme mercenaire. Le devoir de réserve et de neutralité impose à la liberté d'expression les limites de la sécurité collective. C'est la raison pour laquelle la mort reçue par un militaire dans le feu des combats ne peut être traitée comme un simple accident du travail, elle est une action qui procède de la Nation tout entière et qui en accomplit la volonté.

Cette composante morale forte de la vocation militaire conduit les esprits à vouloir limiter fortement le réaménagement du droit d'association pour les militaires imposé par la Cour de Strasbourg. On estime qu'il existe déjà des structures qui prennent en charge les intérêts professionnels des militaires – le Conseil supérieur de la fonction militaire en particulier – et qu'il faut les mettre en valeur, leur donner plus de visibilité, encourager leur action.

Ces arguments nous instruisent et nous convainquent. Il n'en demeure pas moins que si la question a été soulevée, c'est qu'un malaise est perçu. Le besoin de reconnaissance, d'écoute et de participation est également d'ordre moral ; il n'est pas exclusivement matériel, conflictuel et dissolvant. Mais, pour que cette orientation constructive puisse être entendue, il convient de mieux analyser l'image de ce que peut être un groupement professionnel. On sait que l'image d'un syndicalisme révolutionnaire, violent, doctrinaire et créateur d'affrontements est tout aussi redoutée que celle d'un syndicalisme arriviste, corporatiste et lobbyiste qui fait concurrence au mérite et au labeur personnels dans la chasse aux places et aux rentes de situation. En revanche, apparaît aujourd'hui une nouvelle finalité, essentiellement constructive, des relations de travail dans les organisations : le but n'est pas tant d'exalter l'individualisme des acteurs que de promouvoir l'humain, la fécondité irremplaçable du facteur humain dans un esprit de coopération plutôt que de division.

Il existe une philosophie du dialogue social. Elle met l'accent sur la compréhension mutuelle : le dialogue n'est pas une pratique compassionnelle ni peureuse, mais l'élaboration d'une intelligence commune. Pour que cette philosophie produise des effets sociaux, il faut pouvoir compter sur des personnes égales en responsabilité. Il ne s'agit pas d'égaliser magiquement les rangs et les revenus, il ne s'agit pas de prendre le pouvoir ni de détruire la hiérarchie, mais il s'agit d'être reconnu comme co-responsable des normes collectives qui régissent la vie en commun. C'est là une philosophie qui est plus nord-européenne que sud-européenne ; elle prend acte de l'individualisme exacerbé des sociétés contemporaines et cherche des moyens de construire un monde commun en mettant en accord des volontés individuelles. Elle rejoint toutefois notre républicanisme français sur un point essentiel : tout individu, quel que soit son rang, doit pouvoir se sentir l'acteur de la norme à laquelle il obéit. Cela ne contrevient pas à la discipline militaire, cela en renforce le fondement moral. C'est aussi une relecture de Rousseau : « L'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. »

On objectera que c'est là un rêve d'intellectuel. Peut-être ; mais c'est surtout la principale condition d'entrée dans l'âge numérique de la démocratie, où l'essentiel n'est pas d'être celui qui sait, mais celui qui est compris. D'où la nécessité, pour les Français, de faire évoluer l'image qu'ils se font d'une association professionnelle de militaires dans le sens d'un professionnalisme responsable ; on peut en tester le principe à trois niveaux.

Le premier niveau de l'existence professionnelle fait entrer un individu dans une collectivité. Il existe inévitablement des tensions entre l'individualité personnelle et l'individualité professionnelle. C'est le niveau de la reconnaissance collective qui procure de l'estime de soi au militaire engagé. Certes, la vie commune et les épreuves communes construisent une estime mutuelle dans les armées ; mais le changement générationnel, la diversité des origines, la variété des sentiments d'échec et l'expérience de l'atomisme social justifient que la vie professionnelle demande à être vécue comme inclusion et intégration. La discipline militaire n'y suffit pas. Mais la médiation peut être une pratique efficace de traitement des intérêts professionnels. Le but d'une médiation étant de trouver une solution commune aux deux parties, le plaignant devient co-auteur de la solution du litige et les adversaires agissent en partenaires dans la recherche d'une solution qui convienne à la fois à l'individu et à sa fonction.

Le deuxième niveau du professionnalisme et de la défense des intérêts professionnels concerne l'action de l'armée sur elle-même. L'armée s'évalue, se régule et construit sa vie interne comme un monde commun uni par des valeurs communes. La circulation des informations, la connaissance des dysfonctionnements, la visibilité des acteurs font partie de sa cohérence. La représentativité de l'action militaire comporte alors trois volets : le commandement, l'exécution, mais aussi l'unité qui existe entre les deux. Elle est à la fois humaine, politique et éthique. Humaine, parce que le traitement physique et moral des hommes est un facteur de la force du groupe. Politique, parce que les relations entre la hiérarchie et la base forment l'unité et la cohésion de l'armée au regard de la Nation. Éthique, parce qu'il s'agit de s'engager dans la voie d'une démocratie de la confiance au lieu d'une démocratie de la défiance et de la division. Alors le professionnalisme agit comme une éthique de l'association professionnelle. Une illustration en est donnée par le Deutsche Bundeswehrverband, l'association allemande de l'armée fédérale, qui fut créée en 1956 et qui défend les intérêts de ses membres autant que les intérêts de l'armée en tant qu'institution – le ministre en fait partie. Les élus, qu'ils soient officiers, sous-officiers ou hommes du rang, sont appelés « personnes de confiance » et ils ont pour rôle de « contribuer à une collaboration responsable entre supérieurs et subordonnés et au maintien de la camaraderie ». Il s'agit d'un esprit d'association qui oriente la défense des intérêts individuels dans la voie d'une coopération réussie où la concertation est une force de cohésion. Un Français appréciera qu'on fasse également une place à l'autocritique comme puissance de ressourcement capable d'adaptation inventive, et non pas simplement répétitive, aux nouvelles conditions d'exercice du métier.

Le troisième niveau de représentativité professionnelle des militaires correspond à la fonction culturelle de l'armée dans l'espace public.

L'armée est un modèle pour la citoyenneté, donc une référence culturelle forte pour la nation. Elle l'est d'autant plus que la démocratie vit aujourd'hui une période de désenchantement et de méfiance envers les politiques et qu'il est tentant d'exercer une « contre-démocratie », un dénigrement systématique des institutions. À ce niveau, la défense des intérêts professionnels des militaires réclame une plus grande visibilité de l'armée afin que celle-ci exerce sa part de pouvoir symbolique dans l'espace public. Le pouvoir symbolique se situe au-delà du pouvoir médiatique : c'est la force de se rendre soi-même intelligible, crédible et exemplaire aux yeux de la population, c'est la capacité à être l'auteur d'une image publique qui serve de référence et de modèle.

Le pouvoir symbolique d'une profession peut s'effondrer. Ce fut le cas pour les instituteurs, par exemple, mais ce n'est pas le cas pour les militaires, en dépit de la suppression de la conscription obligatoire. De plus, il existe dans l'armée une forte activité de rayonnement professionnel de type culturel via l'Institut des hautes études de défense nationale, la réserve citoyenne, la commission armée-jeunesse. Mais ces actions, autant que les actions de l'armée sur le théâtre des opérations extérieures, méritent une connaissance publique qui met en jeu la responsabilité des pouvoirs publics, des médias et des intellectuels. On salue officiellement et en grande pompe le courage de ceux qui meurent au combat, et l'on découvre à cette occasion qu'ils ont une famille et une vie personnelle marquée par un certain nombre de difficultés. Pourquoi ne pas leur rendre hommage de leur vivant ? La représentativité des intérêts matériels et moraux des soldats commence par la présence des militaires dans les images et les commentaires : c'est à la population de prendre conscience de la complexité nouvelle du métier. Parce qu'il représente les valeurs de la démocratie, le militaire exerce un nouveau type de vertu professionnelle : l'exercice de la force maîtrisée, réfléchie, adaptée, sensibilisée aux contextes.

L'esprit de corps et la discipline ne suffisent plus à intégrer dans la vie organique de l'armée la souffrance ou l'ambition personnelle des individus volontaires. Il ne faut pas, pour autant, y introduire un militantisme séparatiste, individualiste et lobbyiste. En revanche, le développement de la médiation, l'analyse commune des situations et la co-responsabilité des normes de fonctionnement permettront d'intégrer les pratiques de chacun dans un professionnalisme qui puisse être valorisé en commun.

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