Mon propos de ce matin a pour but d'apporter au débat une perspective sociologique. Il s'appuie sur des recherches empiriques conduites depuis plusieurs années au sein de l'armée de terre et de la gendarmerie nationale, tout en soutenant une position dont j'espère qu'elle alimentera votre réflexion.
Les deux arrêts de la CEDH du 2 octobre 2014 visent, on le sait, l'interdiction du droit d'association professionnelle pour les militaires. À ce titre, la dernière révision du statut général des militaires remonte à la loi du 24 mars 2005, laquelle fait suite au processus de professionnalisation des armées décidé par le président de la République Jacques Chirac en 1996 et enclenché opérationnellement dans les forces armées à partir de 1997. Alors que le statut général remontait à 1972, le « toilettage » de 2005 engage progressivement une mise en conformité du statut des militaires avec celui des autres agents de la fonction publique, en particulier de la fonction publique d'État. Cette modernisation ne porte toutefois pas atteinte aux grands principes normatifs régissant la vie et l'action militaires.
À mon sens, donc, les deux arrêts du 2 octobre viennent percuter directement l'application de ce statut général des militaires et entérinent d'une certaine manière un processus de « désinstitutionnalisation » de nos armées. Comme le montrent les travaux de Charles Moskos et de Bernard Boëne, la logique de professionnalisation a contribué à banaliser socialement l'institution militaire, si bien que les relations entre l'armée et la société – le lien armée-Nation – se distendent progressivement. L'armée se distingue de moins en moins nettement des autres grandes administrations publiques. Et, à certains égards, les militaires se distinguent de moins en moins des autres fonctionnaires.
Dans cette logique sociale, il n'est pas incohérent de penser que le groupe professionnel des militaires puisse se doter de représentants en mesure de défendre les intérêts de la corporation, tant auprès de la hiérarchie que du pouvoir politique. Il appartient à l'État et au ministère de se prononcer sur possibles évolutions de la concertation qui existe aujourd'hui au sein des armées via, notamment, les représentants de catégorie dans les régiments et, au niveau national, les conseils de la fonction militaire (CFM) et le conseil supérieur de la fonction militaire (CSFM). Le ministère devra préciser sa vision de la singularité du métier des armes, particulièrement exposé au risque et soumis à différentes contraintes : déploiement en opérations à l'étranger, rusticité, rapport à la mort, etc.
Si la société française, qui entretient avec les armées une relation marquée à la fois par l'indifférence et par la confiance, semble prête à une évolution, la communauté militaire est à l'évidence bien plus éclatée. Cependant, la situation nous donne une occasion peut-être unique de penser de façon innovante une évolution historique du statut général des militaires, dans une institution manifestement « en crise », confrontée depuis plus de quinze ans à une réduction drastique de ses effectifs, de ses moyens et de ses implantations territoriales. En un sens, la décision de la CEDH intervient à point nommé pour inciter les autorités politiques et militaires à réguler différents changements intervenus de manière continue dans une institution en pleine révolution professionnelle et culturelle.
J'étudierai la question sous l'angle du rapport à la solidarité et au corps professionnel, puis sous celui du rapport à la société.
La cohésion et l'esprit de corps ont une grande importance dans les armées. Le fonctionnement bureaucratique et très hiérarchisé de l'institution militaire fait de l'autorité du supérieur le media par lequel transitent toutes les sollicitations et toutes les expressions particulières de l'individu. Le supérieur hiérarchique se voit conférer de fait un pouvoir considérable, en l'absence d'instances susceptibles d'équilibrer ce pouvoir. Aujourd'hui, eu égard non seulement à la professionnalisation des armées mais aussi à la forte individualisation des rapports sociaux, il pourrait s'avérer utile, voire nécessaire, de revoir le dialogue de gestion à l'intérieur de l'institution. En effet, la succession des réformes et des réorganisations depuis plus de quinze ans a fortement déstabilisé le corps social militaire, dont le niveau de maturation n'est sans doute pas encore suffisant pour qu'il se considère complètement comme un « corps professionnel » au sens sociologique du terme. Or un corps professionnel qui se sent en danger, menacé dans son identité, est un corps social qui pourrait être amené à se radicaliser ou à se recentrer sur des valeurs plutôt conservatrices. Différents exemples ont récemment été mis en exergue par les médias, masquant, bien évidemment, d'autres réalités.
Dès lors, il me semble nécessaire d'accompagner la poursuite du changement provoqué par la professionnalisation et par la conformation de plus en plus prononcée des armées au reste de la fonction publique.
Pour autant, il ne s'agit en aucun cas de nier les caractéristiques de l'activité et du métier militaires. Ce n'est pas tant la question des syndicats que celle d'une représentation professionnelle juste et équilibrée qui est en jeu. À cet égard, deux figures de la professionnalisation sont aujourd'hui en forte tension au sein de l'institution militaire : d'une part, pour reprendre les termes de Bernard Boëne, Claude Weber et Morris Janowitz, un professionnalisme radical centré sur les traditions et la vocation ; d'autre part un professionnalisme pragmatique qui promeut l'idée d'une meilleure intégration des militaires dans la société.
Lorsqu'on laisse à d'autres le soin de gérer la concertation ou la régulation professionnelle, on crée, c'est bien connu, des risques importants de débordement. Dans l'histoire récente, la gendarmerie nationale a su faire preuve de capacités de contournement en mobilisant à dessein les associations de conjoints ou de retraités. Mais si l'on considère que la professionnalisation est une politique publique structurante, sans doute faut-il éviter de laisser à des lobbies – qui ont par ailleurs toute leur utilité – le soin du dialogue social institutionnel. Dans le même temps, les militaires n'ont pas non plus vocation à être représentés par des contre-pouvoirs stricto sensu.
Aussi la question de la concertation soulève-t-elle celle de l'homogénéité du corps professionnel militaire, aujourd'hui exposé à un risque de césure entre les deux logiques professionnelles que je viens de distinguer. Elle implique que l'on prenne en compte ces deux logiques pour se tourner résolument vers une nouvelle logique uniformisatrice.
Tout l'intérêt de votre réflexion, mesdames et messieurs les députés, réside dans la recherche d'un mode de représentation innovant qui n'entrave ni le bon fonctionnement de la discipline militaire, ni la protection juridique du militaire en opérations – pour laquelle la loi de 2005 a apporté des éléments complémentaires –, ni son droit légitime de retrait en cas d'ordre manifestement illégal.
La question qui se pose est donc celle de l'identité, de la militarité et de la représentation sociale de l'institution militaire et de ses membres.
La société actuelle, au moins en période de paix, semble bien moins accepter les contraintes, les sacrifices, le don de soi. Les logiques sociales d'individualisation progressive ont produit de l'individuation, c'est-à-dire un retour à l'affirmation du sujet qui rend par ailleurs difficile la création, sur le plan national, d'un sentiment d'appartenance et de partage solidaire d'un commun. En outre, de plus en plus de secteurs d'activité sont amenés à se professionnaliser, à s'organiser en associations professionnelles ou en groupes d'intérêt et à se réguler, parvenant ainsi à mieux défendre leurs intérêts, notamment auprès du pouvoir politique.
L'armée est professionnelle depuis la fin de l'année 2002, date à laquelle les derniers conscrits ont quitté l'institution militaire. On peut toutefois se demander si le mythe républicain du service national ne sert pas encore et toujours de cadre de lecture et d'analyse de l'institution militaire. Faire reposer sur une régulation strictement hiérarchique un système social désormais bâti sur le volontariat, sur l'engagement et sur le service des autres, c'est prendre le risque, comme je l'ai observé dans les régiments, de produire de la frustration et d'accentuer à la fois la défection des jeunes recrues – y compris dans les écoles – et les difficultés de recrutement.
Les militaires, du moins les nombreux jeunes qui sont entrés dans l'armée en suivant des logiques davantage professionnelles et vocationnelles, sont généralement mieux formés et attendent de leur institution d'autres types de rapports sociaux. Soyons clairs : il ne s'agit aucunement de revenir sur le modèle disciplinaire, essentiel au fonctionnement en opérations, mais bel et bien d'aménager le fonctionnement de l'institution en fonction de l'évolution sociale du contexte, des caractéristiques sociologiques de l'armée et des aspirations des jeunes qui la rejoignent.
Par exemple, les minorités – quelles qu'elles soient – ont aujourd'hui encore du mal à s'intégrer dans une institution pourtant réputée assimilatrice, comme le montrent les travaux de plusieurs de mes collègues sociologues qui étudient le rapport entre l'armée et les femmes, les Français d'origine étrangère, etc.
Quel est le système de valeurs de l'armée ? Je pense qu'il conviendrait de légitimer, au moins pour partie, les acteurs réunis en associations qui entendent défendre les militaires. Sachant que nous nous exposons à un double risque : que d'autres acteurs, éventuellement mal intentionnés, s'emparent de cet espace désormais ouvert ; que certains militaires estiment insuffisante la réponse de l'institution et des autorités françaises à leurs attentes.
Les acteurs nouveaux pourraient être militaires, bien entendu, mais ils pourraient aussi appartenir à d'autres sphères publiques, dans la perspective d'une mixité entre plusieurs univers institutionnels. Ce seraient des acteurs de médiation, mais pas uniquement : il faut sans doute envisager qu'ils soient des acteurs de représentation légitime.
Aujourd'hui, un fonctionnaire d'État peut demander action à son supérieur hiérarchique, à son administration centrale, à la justice, aux syndicats, aux politiques, mais pas le militaire. Il serait dommage que ce rôle soit entièrement délégué à d'autres acteurs, voire aux seuls journalistes.
N'oublions pas non plus que, sur le marché de la sécurité, les armées sont entrées en concurrence avec des organismes privés qui peuvent capter une partie non seulement de l'action et des compétences, mais aussi, à terme, des valeurs de l'institution.
Au regard de ces transformations actuelles et à venir se pose in fine la question des relations entre le politique et le militaire. Contrairement à la magistrature, les militaires ne sont évidemment pas indépendants vis-à-vis des autorités décisionnelles politiques. Il est hors de question qu'eux ou leurs représentants s'opposent à une action décidée par le politique.
Cela dit, s'associer professionnellement est aussi une façon de produire du commun et de représenter légitimement les professionnels que sont les militaires. D'autres professions – sans qu'il soit question, évidemment, d'aller jusqu'au modèle des médecins, des avocats ou des architectes – ont mis en place des instances internes et légitimes de régulation professionnelle. Le processus de politique publique qu'est l'armée de métier pousse dans cette direction. L'institution militaire est aujourd'hui confrontée à une double logique de modernisation et de rationalisation. Aussi notre réflexion doit-elle être un moyen, pour le politique, de « réinstituer » les armées, à un moment où celles-ci ont davantage pris la forme – sans doute symboliquement et temporairement – d'une organisation. Ce n'est pas là, à mon sens, un paradoxe, mais une façon nouvelle d'envisager le futur de cette institution.