Je précise que je m'exprime ici en mon nom propre, n'engageant en rien le centre de doctrine et d'emploi des forces l'armée de terre dans lequel je sers, et qui, du reste, ne traite pas des questions évoquées aujourd'hui. C'est un simple officier, un peu expérimenté et un peu historien, qui vous parle.
Pour commencer, je voudrais rappeler certaines évidences. Le service des armes est certes un métier mais c'est aussi tout autre chose, et c'est ce « tout autre chose » qui fait la différence. Ce « tout autre chose », c'est en réalité une série de caractères extraordinaires relatifs à la chose militaire.
Le premier est son importance. L'armée est, ne l'oublions pas, l'instrument de défense des intérêts de la Nation et de sa vie même. Que ce mur humain se fissure et c'est la patrie qui se trouve en danger. Il y a encore des millions de Français qui ont connu l'occupation allemande. Avant eux, leurs parents et leurs grands-parents ont connu d'autres invasions. On ne peut que se féliciter de l'apaisement des relations entre États européens que nous connaissons depuis plusieurs dizaines d'années. L'historien ne peut s'empêcher cependant d'y voir plus une heureuse anomalie, une parenthèse qui peut hélas se refermer très vite, qu'une nouvelle normalité. S'il avait existé à l'époque, le Prix Nobel aurait sans doute été attribué à la Sainte-Alliance issue du Congrès de Vienne, qui avait régulé les relations internes de l'Europe avant que celle-ci ne bascule dans deux guerres totales. Le Prix Nobel de la paix a, en revanche, été attribué à Norman Angell, auteur d'un essai retentissant où il expliquait que, dans le cadre de ce que l'on n'appelait pas encore la mondialisation, il était devenu impossible que les nations européennes se fassent la guerre. Ce livre, intitulé La Grande Illusion, a paru en 1910. Bref, l'armée française a toujours une utilité vitale et le premier principe extraordinaire est qu'on ne badine pas avec la vie de la Nation et que rien ne doit entacher le fonctionnement de ce qui la protège. L'exemple ukrainien est là pour nous montrer ce qui peut advenir lorsqu'un État vide son armée de toute substance.
J'ajoute, et ce n'est pas neutre dans le débat en cours, que contrairement aux armées qui nous entourent, à l'exception du Royaume-Uni, le combat n'a jamais cessé pour l'armée française depuis 1945. Le nombre de soldats français tombés au combat cette date dépasse, et de très loin, celui de toutes les autres armées de l'Union européenne réunies. Et ils tombent encore – plus de six cents morts pour la France depuis quarante ans. Ce sont même, actuellement, les seuls soldats européens à tomber au combat. L'armée française reste donc, plus que d'autre, sensible au deuxième caractère extraordinaire de la chose militaire : la mort comme hypothèse de travail. Lorsque je suis revenu d'une mission de six mois à Sarajevo, période où j'ai vu plus de cinquante soldats français tués ou blessés, j'ai découvert l'existence tout nouvelle, dans mon régiment, d'une chargée de prévention qui est venue me demander quels étaient les emplois dangereux dans mon unité. Le moment de surprise passé, je lui ai expliqué que par principe tous l'étaient. Car notre première association professionnelle se fait avec la mort. La mort reçue, bien sûr, et il n'est pas inutile de rappeler que, même si nous n'avons pas le monopole du risque, être soldat dans l'armée de terre reste le métier le plus dangereux de France. La mort donnée surtout, car c'est bien là la spécificité du soldat. Il a, dans certaines conditions légales bien entendu, le droit de tuer, ce qui, on en conviendra, cadre mal avec le premier des droits de l'homme : la vie. Il faut donc peut-être s'attendre à ce qu'un jour la Cour européenne des droits de l'homme soit saisie et conclue qu'il serait mieux que les soldats combattent sans mourir et surtout, sans tuer !
Le troisième caractère extraordinaire de la chose militaire, lié aux deux précédents, est son caractère non-linéaire, sa turbulence. Le soldat passe son temps de la paix à la guerre, de la préparation à l'opération, de l'attente au combat, combat qui est sa finalité, ce pour quoi il existe et se prépare. Ces variations, ces projections rapides de la quiétude de la France au coeur d'une crise à l'étranger, parfois en quelques heures, ces dilatations de violences et d'émotions, cadrent mal avec le fonctionnement habituel et réglé des autres organisations humaines. Dans cette turbulence, c'est l'impératif de la victoire qui conditionne tout ce qui peut survenir en amont. Or vaincre dans cet univers extrême impose aussi une préparation, une formation, voire un modelage des hommes, qui doivent, pour être efficaces, se rapprocher autant que faire se peut de la dureté et de la complexité du combat réel. Un entraînement difficile reste le gage de l'efficacité au combat, selon le vieil adage qui veut que « la sueur épargne le sang ».
Un dernier point mérite d'être souligné : contrairement, là aussi, à toutes les autres organisations et administrations, nous devons faire face à des ennemis : pas à des concurrents, des contestataires ou même des délinquants, mais bien à des ennemis, c'est-à-dire des groupes politiques qui veulent nous imposer leur volonté par les armes. Outre qu'ils amènent bien sûr avec eux la mort, ces groupes que nous affrontons depuis un certain nombre d'années, et dont on constatera au passage qu'aucun n'est syndiqué et n'envisage a priori de l'être, introduisent aussi l'incertitude. Face à un ennemi, le chemin le plus rapide n'est pas forcément le plus court car c'est peut-être là qu'il vous attend. Une armée doit être capable de faire face aux attaques de l'ennemi, à ses surprises, elle est donc également soumise à un impératif de souplesse, de réactivité.
À la base de tout cet édifice, on trouve la relation entre toutes les exigences du combat et de sa préparation et celles de la « condition militaire », notion encore mal définie mais que l'on peut entendre au sens de conditions courantes de vie et de travail. La conception que l'on a de cette relation prend dès lors une importance considérable.
On peut considérer qu'il y a étanchéité entre les deux et que ce qui relève de la condition militaire relève simplement du droit du travail et n'affecte pas le reste. Mais on peut estimer aussi qu'il existe une influence négative : par exemple, qu'à ressources équivalentes, ce qui est pris pour le confort des hommes le sera au détriment des moyens d'entraînement, ou même que l'amélioration du confort des hommes est contraire à la rusticité et à la rudesse nécessaires aux combattants. On peut estimer au contraire que l'effort en faveur des conditions de vie et de travail a une influence positive sur l'efficacité au combat, surtout dans une armée qui fonctionne avec 70 % de contrats courts et dépend de ce fait du volontariat et la bonne volonté des hommes à rester. Beaucoup des jeunes gens qui s'engagent chez nous, notamment dans les unités de combat, viennent certes pour y trouver une vie exigeante, mais si on peut les faire vivre – et notamment les payer – correctement, c'est encore mieux. Cela contribue à augmenter le nombre de volontaires, donc à améliorer la sélection à l'entrée, et à les maintenir en service, donc à augmenter notre niveau d'expérience et, in fine, notre efficacité.
On est bien là au coeur de la question du commandement, qui doit arbitrer entre tous ces éléments jusques et y compris dans les combats, où il faut estimer le risque pris au regard de l'impératif de réussite de la mission. C'est bien ici également que se situe la problématique des associations de défense des droits individuels ou collectifs des militaires. La plupart des militaires français, en particulier dans le corps des officiers, pensent que l'introduction de telles structures modifierait négativement la préparation et même l'engagement de nos forces, jusqu'à avoir des conséquences stratégiques graves. Cela pour plusieurs raisons.
La première, sur laquelle je passe rapidement tant elle est évidente, est qu'elle peut faire éclore une deuxième hiérarchie, potentiellement en contradiction et même en concurrence avec la première, qui saperait le principe d'obéissance aux ordres. La discipline, force principale des armées, ne sera jamais une formule « ringarde » tant qu'il sera question de vie et de mort, des individus engagés au combat à la Nation elle-même.
La deuxième est qu'une séparation entre ceux qui s'occuperaient spécifiquement de la « condition » et ceux qui s'occuperaient simplement de la conduite des opérations aurait des conséquences graves sur l'efficience et même l'efficacité desdites opérations. Dans un monde certes différent du monde du combat, qui est celui de la sécurité intérieure, la comparaison entre la police et la gendarmerie est édifiante. On estime généralement qu'il faut un policier et demi, voire deux policiers, pour accomplir le travail d'un gendarme. Pour une efficacité équivalente, la syndicalisation induit un coût supplémentaire. Cela ne semble pas être le but recherché actuellement ! Ces différences de coût sont essentiellement le fait de différences de traitement qui sont source de frustrations entre proches. Quand on a vu comme moi, pendant les événements en Nouvelle-Calédonie dans les années 1980, des gendarmes mobiles loger sous des tentes à côté de l'hôtel où résidaient les compagnies républicaines de sécurité (CRS) qui remplissaient les mêmes tâches qu'eux, on peut le concevoir. Et il n'est pas étonnant que les militaires se comparent ensuite aux gendarmes, proches par le statut sinon par la fonction.
Surtout, la présence de syndicats est souvent synonyme de contraintes supplémentaires, destinées à améliorer les conditions de vie mais bien souvent au détriment de l'efficacité opérationnelle. Invité par un ami commissaire, j'ai passé une nuit dans un commissariat. J'avoue avoir été sidéré lorsque j'ai constaté que tous les policiers s'arrêtaient de patrouiller entre une heure à deux heures du matin pour respecter la « pause syndicale ». C'est à ce moment-là que j'ai compris qu'un tel mode de fonctionnement était incompatible avec les exigences que j'ai connues en opérations.
Vous me rétorquerez qu'il ne s'agit pas du même métier, ce qui est vrai. Mais, malheureusement, même si le droit de grève ou de retrait n'existe dans aucune armée syndiquée, l'habitude et une certaine posture intellectuelle font malgré tout que les contraintes appliquées en temps de paix y transpirent plus qu'ailleurs dans le domaine opérationnel. Alors que je débutais ma carrière, un de mes anciens me racontait comment le bataillon belge, arrivant au sein de la FINUL – force intérimaire des Nations unies au Liban – en 1978, avait arrêté d'un seul coup son installation, pourtant située en zone dangereuse, parce qu'il ne fallait pas dépasser le nombre d'heures réglementaire de travail d'affilée. À un autre moment, le bataillon français avait dû même prendre en compte le secteur belge, le temps de la résolution de problèmes de négociations internes. Quelques années plus tard, ce sont des militaires néerlandais qui ont refusé de partir en mission dans la province afghane de l'Uruzgan au prétexte que les matériels n'étaient pas adaptés, et qui ont demandé à un syndicat de les appuyer dans leur refus d'exécuter un ordre.
D'une manière générale, il n'est pas inutile de souligner que les armées les plus en pointe en termes de syndicalisation sont aussi celles qui combattent le moins parmi les nations occidentales. Cette causalité est évidemment un peu factice : c'est la conception politique de l'emploi de la force armée qui est en cause, mais c'est cette même conception politique qui a facilité, sinon imposé, l'existence des syndicats. Quand on ne conçoit pas son armée comme un instrument de combat, autrement dit quand on nie l'existence même d'un ennemi, l'efficacité tactique importe finalement peu et on peut tolérer toutes les contraintes syndicales. On notera au passage que les armées allemande, néerlandaise et belge sont aussi parmi celles qui déclinent le plus vite en Europe. L'existence des syndicats militaires n'a pas plus sauvé ces armées que dans des nations, comme la France, où ils n'existent pas.
Après ces critiques générales, je veux insister sur un problème conjoncturel majeur risque de se poser en France avec l'introduction éventuelle de syndicats. Une telle introduction, forcée car les militaires n'en veulent pas, interviendrait dans une institution déjà en crise profonde. Les exigences opérationnelles que j'évoquais plus haut sont déjà en réalité mises à mal depuis un certain nombre d'années, et plus particulièrement depuis 2008, qui peut apparaître désormais comme une sorte de « mai 1940 » administratif. (Murmures.) Depuis cette date, la rationalisation des coûts au sein des armées françaises s'est faite au prix d'une profonde désorganisation. Avec des monstres comme les bases de défense et des réductions d'effectifs plus importantes que celles réalisées par le Viet Minh et le FLN réunis (Nouveaux murmures), notre structure s'est rendue vulnérable à des catastrophes internes, comme celle du logiciel Louvois, mais peut-être aussi bientôt opérationnelles.
Nous voici désormais entrés dans une spirale de démoralisation, avec les coûts humains et financiers que cela comporte. Cette implosion humaine se manifeste déjà par des départs plus rapides et importants que prévus, une plus grande difficulté à recruter, mais aussi une augmentation des traumatismes et des suicides. Et voici que l'on envisage la mise en place de syndicats ! Certains d'entre nous s'en réjouissent, finalement, quand ils constatent la manière dont nous avons été traités par rapport à d'autres ministères beaucoup plus aptes à la contestation. Une étude interne de 2008 indiquait que 28 % des militaires pensaient qu'ils seraient mieux défendus avec des syndicats. Il est probable que ce chiffre a augmenté devant le spectacle du désastre. La grande majorité y demeure cependant très hostile et considérerait sans doute cette mesure comme un coup de grâce. (Murmures prolongés.)
Sans même évoquer ce qu'il peut y avoir de choquant pour les défenseurs de la France de constater que celle-ci ne semble pas plus maîtriser le fonctionnement de son armée que celui de son économie et ses finances,…