Intervention de Hervé Lanouzière

Réunion du 30 octobre 2014 à 11h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Hervé Lanouzière, directeur général de l'Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail, ANACT :

Sur les forfaits jours, je ne sais pas répondre à votre question. Sans doute la DARES a-t-elle des éléments ; sinon, il serait intéressant d'enquêter, car beaucoup de cadres sont sous ce régime, mais ne devraient peut-être pas l'être.

Je pense que le cadre légal devrait, non pas réduire les durées maximales – qui sont hautement sécurisantes –, mais se contenter de décliner une dizaine de règles. Toutes les études démontrent que le non-respect de ces règles entraîne des pertes d'attention et des risques pour la santé.

Par expérience, je sais que le contrôle des accords d'annualisation du temps de travail est extrêmement complexe au point d'être quasiment impossible. Honnêtement, nous ne pouvons aujourd'hui contrôler que les maxima – et pas les pratiques dans les entreprises, en raison d'une grande variabilité des horaires, sauf à introduire des dispositifs de contrôle informatique très pointus. Il est donc très difficile de dresser des constats, d'autant qu'une forme de compromis s'est instaurée dans les entreprises, notamment les PME, avec des arrangements pas toujours légaux, mais qui fonctionnent, jusqu'au jour où un litige surgit et nécessite l'intervention de l'inspecteur du travail, qui renvoie les personnes au conseil de prud'hommes faute de pouvoir vérifier l'exactitude de ce qui est dit de part et d'autre.

Il y a un principe de réalité selon lequel la précision des textes ne permet pas de répondre à la diversité des situations. Par exemple, fixer le cadre du télétravail est une chose, mais cela pose de multiples questions : la personne est-elle dans son temps de travail si elle s'occupe cinq minutes de ses enfants ou si elle sort pour aller chercher sa baguette de pain ? Selon moi, la loi devrait fixer une douzaine de maxima, et un décret général les règles de calcul ou des principes du type délai de prévenance. Les gens sont prêts à accepter les souplesses et les contraintes de l'entreprise si les règles sont fixées à l'avance. L'employeur et les salariés doivent savoir ce qu'ils ont le droit de faire : un dirigeant de PME m'a demandé récemment s'il avait le droit de faire travailler ses salariés en quatre jours ; les salariés d'une très grosse entreprise, où existent 600 régimes horaires, ne savent plus de quel régime ils dépendent…

Cette complexité consécutive aux réorganisations a abouti à une absence de cadre. C'est pourquoi je suggère un décret prévoyant le régime en matière de délai de prévenance, de durée hebdomadaire, etc. Mais au vu des organisations très diverses dans les entreprises, celles-ci devraient pouvoir fixer leur règlement, idéalement grâce à des accords collectifs. Certes, les organisations syndicales ne sont pas présentes dans toutes les entreprises, mais dans celles comportant des représentants du personnel, le règlement ferait l'objet d'une concertation et donc d'un contrôle social. À défaut de règlement, le décret s'appliquerait.

De surcroît, l'accord interprofessionnel sur la qualité de vie au travail a instauré des espaces de discussions – autres que le comité d'entreprise, le délégué du personnel et les organisations syndicales. Il reconnaît ainsi que certains aspects relèvent non de la consultation, mais de la concertation, et peuvent être abordés dans un cadre organisé, comme des espaces de discussions, avec des formes très différentes.

Ce dialogue correspond à un besoin des entreprises. Récemment, un employeur m'a expliqué que son entreprise, malgré une bonne visibilité sur le marché, de bonnes équipes, les brevets, les machines, les technologies, des emplois créés, n'était pas performante car ses hommes sont démotivés – « ils ne sont pas engagés » – en raison de dysfonctionnements internes. C'est la preuve que certaines entreprises, même en disposant de nombreux atouts, peuvent se trouver confrontées à des problèmes de performance liés à cette distanciation qui s'est opérée entre les cadres et la réalité au travail. Je connais une entreprise où les cadres passent 90 % de leur temps à faire du reporting, au point de ne pas avoir le temps de s'occuper des problèmes de goulot d'étranglement soulevés utilement par les salariés.

Créer des espaces de discussions, c'est recréer des espaces où salariés et managers vont se reparler et trouver des arrangements pour faire marcher l'entreprise. Faute de délégués du personnel, ce seront des espaces de concertation – qui sont d'ailleurs apparus spontanément au moment de la crise des risques psychosociaux. L'accord interprofessionnel a mis en évidence cet espace possible de concertation, qui permet de sortir de la stricte négociation ou de la stricte consultation. Ainsi, les gens se sont remis à discuter sur les conditions de travail et ont trouvé des solutions qui parfois ont conduit à des accords. Les organisations syndicales comme les employeurs reconnaissent le besoin de récréer des espaces de discussions – j'y vois de véritables espaces de confrontation permettant de trouver des compromis.

En revanche, dans les entreprises dépourvues de représentants du personnel, les choses seront plus compliquées pour aménager les règles de fonctionnement. Je l'ai dit, les managers doivent être formés à mener ce genre de discussions. Par contre, il ne suffit pas de prescrire une réponse pour qu'elle devienne une réalité ; le contrôle des petites entreprises, je l'ai évoqué, comme les boulangeries ou les salons de coiffure, est d'une extrême complexité car il existe quantité d'arrangements, qui fonctionnent plutôt bien, jusqu'au moment où les choses dérapent et nécessitent l'intervention des inspecteurs du travail ou l'arbitrage du Conseil de prud'hommes.

Ces espaces de discussions, que les partenaires sociaux appellent de leurs voeux, pourraient ainsi mener à des arrangements, à des compromis au regard des exigences des salariés et des entreprises, qui seraient alors formalisés par des accords et feraient l'objet d'un règlement. Par contre, ces arrangements ne doivent pas prévoir le dépassement des durées maximales, sur lesquelles il ne faut pas transiger pour préserver la santé des salariés. Généralement, les employeurs sont très soucieux d'éviter les dérives de la part même des salariés. Car si certains salariés demandent à faire trois fois douze heures, le dépassement des maxima est nocif pour la santé, sans compter qu'il peut avoir des conséquences sur la qualité du service, ou des soins dans les hôpitaux, car les inattentions peuvent conduire à des accidents.

Face à cette complexité, à laquelle on ne sait pas faire face, un employeur m'a demandé récemment s'il ne serait pas opportun en 2014 de faire confiance aux salariés et aux managers pour trouver des règles collectives et individuelles permettant de concilier les contraintes des uns et des autres…

Quant au télétravail, s'il est abordé sous l'angle de l'arrangement individuel et non des modalités d'organisation, il générera des injustices organisationnelles car tous les salariés ne pourront pas en bénéficier. La question du télétravail doit donc, avant tout, être envisagée sous l'angle de l'organisation, et non des petits arrangements individuels entre employeurs et salariés.

Je termine sur la question du droit à la déconnexion. Pour beaucoup d'entreprises, retrouver des marges ne relève pas de la question des 35 heures, mais plutôt des règles d'organisation. En effet, il existe une telle porosité entre le temps privé et le temps professionnel des cadres qu'il est difficile de savoir quand ils sont au travail et sous la responsabilité de l'employeur. Du coup, certaines entreprises tentent des réorganisations, par exemple en interdisant les réunions ou les envois de mails après dix-huit heures.

Ainsi, la question du droit à la déconnexion révèle, là encore, un impensé : les nouvelles technologies sont dans les entreprises, elles constituent de nouvelles modalités de travail, et il serait vain de vouloir interdire l'utilisation de l'ordinateur ou du téléphone portable dans certaines circonstances – même si cela est possible, je l'ai moi-même imposé à l'ANACT pendant les réunions de direction. En revanche, le salarié peut avoir le choix de se déconnecter si un climat de confiance s'est instauré dans l'entreprise – s'il sait que le fait de ne pas avoir été joignable quelque temps ne lui sera pas reproché. Ces situations relèvent donc du cas par cas.

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