Intervention de François-Xavier Devetter

Réunion du 16 octobre 2014 à 15h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l'université Lille :

J'associe plusieurs de mes collègues du Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques aux travaux que je vais vous présenter.

Je ne m'appesantirai pas sur les questions d'emploi et de compétitivité, qui ont été abordées lors de précédentes auditions, et m'intéresserai plutôt aux impacts sociaux et sociétaux des 35 heures.

Les effets de la réduction du temps de travail peuvent s'analyser selon trois dimensions : la création d'emplois et son coût financier ; la qualité des emplois et le fonctionnement des systèmes d'emploi ; la qualité de vie et le bien-être social.

Ma présentation comportera trois parties : la première consacrée à des définitions et constats nécessaires à la compréhension des deux suivantes, la deuxième aux enjeux en termes d'inégalités, la dernière aux coûts sociaux.

Mesurer le temps de travail est très complexe. Outre la multiplicité des sources et des définitions – durée habituelle, effective, individuelle, collective, à temps complet ou non, pour tous les salariés ou non… –, le choix du périmètre d'étude permet d'orienter les résultats et d'obtenir des moyennes de durée conformes aux attentes.

Je souhaite insister sur la non-homogénéité des temps sociaux. On parle de durée et d'heures comme si le temps était une matière homogène. Or, une heure ne vaut pas n'importe quelle autre heure : la localisation, la prévisibilité, l'intensité ou la pénibilité du travail sont des déterminants essentiels.

Autre difficulté de la mesure : la distinction entre les temps comptés et les temps non comptés. Quelques chiffres, issus de l'enquête « Conditions de travail » 2013 de la Direction de l'animation de la recherche, des études et statistiques (DARES) du ministère du travail : près de 10 % des salariés travaillent chaque jour au-delà de l'horaire prévu, 20 %, souvent, plus de la moitié parfois. Dans tous les cas, la moitié d'entre eux ne bénéficient d'aucune compensation – financière ou repos – pour ces heures travaillées. Les questions d'horaires non prévus ou de temps non compté – temps de creux, temps de déplacement, temps d'équivalence – sont particulièrement importantes pour certaines professions. Les plus concernées sont des professions souvent féminines, notamment dans les services à la personne.

Vous avez pu mesurer la difficulté qu'ont les économistes à articuler durée du travail, coût du travail et productivité. En vérité, nous faisons semblant de savoir ce qu'est la productivité. Nous savons la calculer dans l'industrie, mais, à l'hôpital ou dans les services à la personne, je suis bien incapable de la définir précisément. Dès lors que les services sont relationnels – ce qui représente au bas mot 30 % de l'emploi français – c'est très difficile. En outre, la dimension qualitative du travail est souvent absente des évaluations globales. La réflexion sur la durée du travail peut d'ailleurs amener à s'interroger sur la définition d'un emploi.

Je vais citer un rapport de Mme Michèle Debonneuil intitulé « Les services à la personne : bilan et perspectives », qui date de 2008 : « Est-il légitime de convertir les emplois créés en équivalent temps plein pour juger du succès du plan ? Nous ne le pensons pas. En effet, les pays développés qui ont retrouvé le plein-emploi l'ont fait dans 75 % des cas avec des emplois de moins de 30 heures et pour la moitié d'entre eux de moins de 15 heures par semaine, majoritairement dans les secteurs des services à la personne. »

Les services à la personne représentent 1,5 million de salariés – dont 98 % de femmes – ; la durée moyenne hebdomadaire y est inférieure à 18 heures. L'impossibilité de traduire en équivalents temps plein ces emplois est plus que problématique.

Les 35 heures ont-elles réellement eu lieu ? Sont-elles encore d'actualité ? Force est de constater que, depuis 2003, le temps de travail est sensiblement remonté. La durée hebdomadaire effective moyenne à temps plein, en 2013, est supérieure à 35 heures : pour les professions qualifiées, elle est bien au-dessus de 40 heures ; pour les employés et ouvriers, elle est légèrement en dessous de 39 heures.

Je précise que l'enquête « Emploi » de l'INSEE sur laquelle nous nous appuyons a subi en 2003 une modification technique. Elle établit que le temps de travail remonte à partir de 2003, mais il est possible que la hausse ait commencé avant.

La durée effective annuelle passe, pour les femmes, de 1528 à 1603 heures entre 2003 et 2011 et, pour les hommes, de 1683 à 1741 heures. Cette augmentation se retrouve aussi dans l'extension des périodes travaillées : les horaires atypiques se développent, qu'il s'agisse du dimanche – plus 5 points –, du samedi – plus 3 points – et de la nuit – plus 2 points. Les femmes subissent bien plus ces augmentations que les hommes ; pour la nuit, cela s'explique par la modification législative qui a autorisé le travail de nuit qui était interdit jusqu'alors pour les femmes.

S'agissant des inégalités en matière de temps de travail, contrairement à une idée reçue, les différences selon les types d'employeurs sont faibles : le temps de travail dans la fonction publique, les collectivités locales ou l'hôpital n'est guère plus court que dans les entreprises. En revanche, les travailleurs indépendants et les non-salariés se distinguent par des durées plus longues.

Ces inégalités vont croissant. Le temps de travail n'augmente pas de manière uniforme : il augmente chez les cadres et les professions intermédiaires beaucoup plus que chez les employés et les ouvriers, et l'écart s'accroît entre cadres et employés peu qualifiés. Cela s'explique en partie par un décompte du temps qui n'est pas toujours identique. J'ai coutume de dire que la « pause Nespresso » est toujours incluse dans le temps de travail, tandis que la « pause Nescafé » en est le plus souvent décomptée. Les temps de pause, les temps intermédiaires, les temps de déplacement ou d'habillement, qui concernent plutôt les professions non qualifiées, sont moins souvent inclus dans le temps de travail de ces dernières que dans celui des professions qualifiées, ce qui peut expliquer certaines inégalités.

Les inégalités portent aussi sur la régulation du temps de travail. Je mène avec d'autres une réflexion depuis une quinzaine d'années sur l'évolution du régime temporel. Pendant les « Trente Glorieuses », le temps de travail était organisé selon un régime fordiste, industriel, avec des séparations nettes entre travail et hors-travail, avec des heures supplémentaires assez bien contrôlées. Environ 80 % de la population active connaissait des rythmes de travail très proches les uns des autres.

Ce régime fordiste s'érode à partir du début des années 1980. On observe alors une tendance à la dualisation, avec des inégalités croissantes. Le régime fordiste n'est pas remplacé par un autre modèle mais par deux modèles, l'un plutôt autonome, l'autre hétéronome : dans le premier, la durée du travail est concentrée entre 35 et 40 heures, la localisation des horaires correspond à une semaine standard, la souplesse est maîtrisée ; dans l'autre se développent les temps à la fois les plus courts et les plus longs, les horaires atypiques explosent, la flexibilité est subie. Les conditions de travail et de rémunération sont bien plus pénibles d'un côté que de l'autre, et surtout non reconnues dans le deuxième cas.

Certaines professions illustrent ces deux modèles : les cadres et les employés de bureau des grands établissements pour le premier, les employés non qualifiés – services à la personne, services aux particuliers, nettoyage – pour le second. Les professions non qualifiées, qui connaissaient une diminution tendancielle très nette jusqu'en 1994, se développent de nouveau dans le secteur tertiaire avec des conditions de travail très dégradées.

Quant aux inégalités de genre, il est bien connu que les durées de travail sont plus faibles pour les femmes que pour les hommes. Cela s'explique en grande partie par un temps partiel plus fréquemment subi de la part des femmes – 30 % des cas, contre 7 % chez les hommes. Les femmes ne sont que 11,5 % à se dire désireuses de plus de temps libre, contre 17,5 % des hommes, et 7,5 % à déclarer leur souhait d'exercer un autre emploi ou de suivre une formation, contre 11 % des hommes. Toutes les autres raisons invoquées dénotent le fait que le temps partiel est subi et non choisi.

Les contraintes temporelles subies par les femmes sont moins fréquentes, mais plus intenses et moins visibles que pour les hommes. Elles sont moins nombreuses à travailler de nuit mais, quand elles travaillent de nuit, elles travaillent davantage. Il en va de même pour le travail du dimanche, du samedi, ou pour le travail rapporté à la maison.

Les paramètres qui sont les mieux mesurés par les enquêtes annuelles, comme l'enquête « Emploi » de l'INSEE, et les plus encadrés par les conventions collectives – les heures supplémentaires, le dimanche, la nuit – sont plutôt le fait des hommes. Les autres contraintes non régies par les conventions collectives, ou non mesurées – les longues périodes de creux, l'absence de 48 heures de repos consécutif, la non-prévisibilité des périodes de travail – affectent principalement l'emploi féminin.

Les 35 heures ont-elles accru ces inégalités ? Malgré la difficulté de la mesure, je dirais qu'elles ont plutôt eu tendance à ralentir la montée des inégalités devant le temps de travail. Le dualisme du marché du travail a été freiné. Elles ont également ralenti, sans l'interrompre pour autant, la croissance du temps partiel, dans laquelle on observe une rupture qui correspond à la mise en place des 35 heures.

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