Pas uniquement. Dans de nombreuses entreprises, dans la grande distribution notamment, on a observé, plutôt que des embauches, un allongement des temps partiels pour faire face à la diminution du temps de travail des autres catégories de salariés, qui explique l'arrêt de la croissance du temps partiel.
Reste que les gains en termes de temps libre ont été très variables selon les secteurs et les professions : des jours de congé en plus pour les cadres, mais une modulation davantage subie par les travailleurs non qualifiés. Les inégalités antérieures aux 35 heures se sont répercutées entre les branches les plus syndiquées, les entreprises les plus protégées, et les autres. Certains accords très délicats sur l'intégration des temps de pause et des temps de vestiaire ont pu rogner une partie non négligeable du temps gagné.
Quelle a été la perception par les salariés des 35 heures ? Vous connaissez l'enquête très importante réalisée par la DARES « RTT et modes de vie ». À ma connaissance, c'est la seule enquête statistique de grande ampleur sur cette question, mais il existe d'autres travaux ultérieurs, plus qualitatifs, qui confirment ses résultats. Elle comporte certes des fragilités reconnues par ses auteurs – un échantillon limité à 1 600 salariés, avec des biais de sélection – qui sont loin de la discréditer, mais qui obligent à la prudence. On peut en tirer trois enseignements principaux : une nette satisfaction globale : 59 % des salariés, toutes catégories confondues, parlent d'amélioration de leur situation, contre 13 % de dégradation. Et, pour ma part, dans les enquêtes qualitatives que j'ai pu mener, le discours le plus répandu était le suivant : « Les 35 heures, ça a été mauvais pour tout le monde, mais pour moi c'était bien ».
Les différences d'appréciation selon les sexes sont limitées, mais elles augmentent lorsqu'on les croise avec la qualification. La catégorie des femmes non qualifiées est celle qui a le moins bien vécu les 35 heures : 40 % d'entre elles jugent qu'il y a eu une amélioration, 20 % une dégradation. Cette catégorie a peu connu le gel des salaires, mais les temps gagnés ont été de moindre qualité, se résumant souvent à quelques minutes en fin de journée.
La réduction du temps de travail a favorisé une réorganisation des temps en faveur de la vie familiale et des loisirs. On l'a oublié mais, un an après sa mise en place, les salariés déclaraient qu'elle avait modifié leur vie.
Elle a eu aussi des conséquences sur les tâches domestiques et leur répartition. L'étude des relations familiales et intergénérationnelles (ERFI) menée par l'Institut national d'études démographiques (INED) en 2008 démontre nettement l'impact du temps de travail de l'homme et de la femme sur le partage des tâches. Plus l'homme prend part aux tâches domestiques, moins son temps de travail hebdomadaire est élevé. Le partage des tâches suppose en effet une diminution du temps de travail de l'homme. Plus les écarts de temps de travail entre les deux membres du couple sont importants, plus la charge portée par la femme est lourde.
Dernier point, le travail a pour conséquence un certain nombre de coûts sociaux. On peut même dire que, dans trois domaines, il coûte à la collectivité : la santé, le vieillissement, le bien-être. La plupart des pénibilités recensées dans l'enquête « Conditions de travail » sont croissantes avec le temps de travail. Dans la profession d'aide à domicile, on atteint des niveaux de pénibilité très élevés à partir de 27 heures par semaine ; lorsqu'on atteint ces niveaux, on ne peut pas rester durablement dans un emploi, on arrive souvent en incapacité au bout de dix ans.
Le score de bien-être, calculé par l'OMS, est négativement corrélé à la durée du travail, avec une exception, toujours la même : les femmes non qualifiées, car cette durée est indirectement liée au temps que prend le travail sur leur vie.
Les durées les plus longues sont souvent des durées contraintes, et le libre choix du temps de travail est en très grande partie un leurre. Une longue durée est associée à des demandes de travail excessives ou à un travail sous pression. En outre, l'interdépendance des décisions des salariés est très forte. On ne choisit pas son temps de travail seul : on est lié aux choix des autres, ce qui tend à augmenter la durée du travail et rend très important l'établissement de règles collectives.
Enfin, s'agissant des coûts environnementaux, il est démontré que, à revenu constant, travailler plus longtemps a un impact significatif sur un certain nombre de consommations polluantes, liées au logement, au transport, à l'alimentation. Plus le temps de travail s'allonge, plus la consommation de biens à l'empreinte écologique importante s'accroît.
En outre, l'extension des périodes travaillées et la désynchronisation des rythmes collectifs entraînent des pollutions liées notamment aux transports. Les travaux qui ne manqueront pas d'avoir lieu sur l'extension du travail dominical le confirmeront sans doute.
En conclusion, j'aimerais insister sur un point : le travail s'intègre mal dans une logique marchande, où l'offre et la demande se rencontrent et négocient librement. Les externalités sont nombreuses, les rapports de forces et les inégalités sont considérables, les écarts selon les branches et les genres sont importants, l'interdépendance est forte : tous ces éléments plaident en faveur de l'instauration de règles collectives s'appliquant à tous.