Intervention de François-Xavier Devetter

Réunion du 16 octobre 2014 à 15h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

François-Xavier Devetter, maître de conférences en sciences économiques à l'université Lille :

Vous me permettrez, monsieur le président, de mettre un bémol à votre bémol... Je parlais davantage de qualité de l'emploi et de rythme de travail que de rémunération. La défiscalisation des heures supplémentaires a profité à certains salariés, mais, je le répète, une heure supplémentaire sur deux reste non rémunérée. Une partie des salariés du bas de l'échelle a connu une amélioration de son pouvoir d'achat grâce à la loi TEPA, mais les salariés situés encore plus bas ont perdu sur de nombreux plans, puisque les heures supplémentaires ne leur sont même pas payées. En la matière, on peut regretter la faiblesse quantitative, et donc le manque d'efficacité, de l'inspection du travail, sans pour autant remettre en cause de la qualité de son travail. Faute de capacités de contrôle suffisantes en matière de temps de travail, il est difficile de faire appliquer les règles lorsqu'elles existent. La condamnation récente de certains gros employeurs peut contribuer à faire évoluer les choses mais ce n'est pas certain. On a réussi pour une partie seulement des salariés à compenser financièrement ce qu'ils avaient subi en matière d'heures supplémentaires.

S'agissant du rôle du législateur, j'ai une certitude absolue : en matière de temps de travail, il faut une organisation et des règles qui s'appliquent collectivement, car les inégalités sont importantes et les rapports de force au sein des entreprises sont très variables. Ce collectif n'est pas nécessairement législatif. Lorsque les partenaires sociaux sont suffisamment représentatifs et en mesure d'aboutir à un accord interprofessionnel applicable et négocié, l'intervention du législateur est peut-être facultative, mais nous n'avons pas, en France, la capacité d'aboutir systématiquement à un accord de cet ordre. Quand on laisse aux entreprises une marge pour négocier – c'était le cas de la loi Robien –, le résultat est quantitativement limité. L'encouragement à la négociation est malheureusement insuffisant. Les taux de syndicalisation varient d'une branche à l'autre – on dénombre 3 % de syndiqués dans les services à la personne. Comment espérer une négociation un tant soit peu crédible lorsque les syndicats sont aussi peu représentatifs des salariés ? La négociation collective est une très bonne chose, à condition qu'il existe les partenaires et les acteurs pour ce faire. Dans le cas contraire, j'aurais tendance à plaider en faveur d'une régulation législative. Le législateur intervient pour suppléer la défaillance d'autres formes de discussion.

Quant à l'Allemagne, depuis la réforme « Hartz IV », on observe un éclatement du système allemand et une croissance impressionnante des inégalités, qui n'est peut-être pas très perceptible pour IG Metall, mais qui l'est davantage pour les branches concernées par les « mini-jobs ». Le coefficient de Gini, qui mesure les inégalités, a rattrapé en quinze ans celui de la Grande-Bretagne. Je n'ai pas d'exemple de transformation sociale qui soit aussi profonde et aussi visible dans les statistiques en aussi peu de temps qu'en Allemagne, et ce dans un sens qui n'est pas particulièrement positif : croissance des inégalités, augmentation du nombre de travailleurs pauvres et de la précarité. Il est surprenant que cela n'ait pas déstabilisé l'ensemble du système.

La France a plutôt contenu la croissance des inégalités et le développement de formes particulières d'emploi à la fin des années 1990 et au début des années 2000. Selon un rapport de l'OCDE, la France limite la montée des inégalités jusqu'en 2004, puis, à marche forcée, rattrape une partie du wagon européen. Les 35 heures ne sont pas seules en cause, le système fiscal et certains éléments liés au service public ont aussi leur part de responsabilité.

Je suis convaincu de la nécessité de rythmes collectifs et d'une intervention collective dans des relations d'emploi inégalitaires. Si l'on veut limiter l'accroissement de la précarité pour certains pans de la population active, je ne vois comment se passer d'une protection publique.

Quant au coût des politiques de l'emploi, toujours difficiles à évaluer, plusieurs études s'accordent, s'agissant des 35 heures, sur un coût d'environ 20 000 euros par emploi, soit 2,5 fois moins que, par exemple, celui du plan Borloo, évalué par la Cour des comptes et le rapport du sénateur Joseph Kergueris à 55 000 euros par emploi. Les exonérations de cotisations représentent également 35 000 à 40 000 euros par emploi. Ces chiffres sont certes à prendre avec prudence, mais les 35 heures restent, en termes quantitatifs, un dispositif plutôt économe, par rapport à d'autres en tout cas.

La branche de l'hôtellerie-restauration a connu une mutation importante. L'allègement de la TVA a probablement permis d'atténuer certains chocs, mais elle n'a pas créé d'emplois, ou seulement de manière très marginale, alors qu'elle fait partie des politiques les plus coûteuses. Je m'interroge toujours sur l'accompagnement des employeurs dans ces branches de service aux emplois peu qualifiés : métiers de la propreté, hôtellerie, services à la personne. Jusqu'où doit-il aller ? Vous défendez sans doute l'idée qu'il faut laisser aux uns et aux autres une forme de liberté pour conclure des accords. Mais dans, ces branches, les employeurs sont sous perfusion permanente : dans les services à la personne, 60 % du coût est subventionné par les pouvoirs publics, y compris pour les services de pur confort qui s'adressent à des ménages extrêmement aisés. Pour les moins de 65 ans, le revenu moyen par ménage d'employeur à domicile s'établit à 70 000 euros, soit parmi les 5 à 10 % de ménages les plus riches. Or, ils bénéficient de 3 milliards d'euros de financement public par le biais d'exonérations ou de niches fiscales. La mise sous perfusion des employeurs est très importante, sans que les salariés non qualifiés qui occupent ces emplois en bénéficient, tant en termes quantitatifs que qualitatifs.

Pour me résumer, les 35 heures ne méritent assurément pas toute l'indignité dont on les affuble ; elles n'ont certes pas tout révolutionné, mais elles ont engagé ou remis au goût du jour à un moment où cela semblait possible du fait de la croissance, un mouvement historique de réduction du temps de travail qui avait cessé de se faire naturellement. Je suis d'accord avec vous : il aurait mieux valu que cela se fasse naturellement. Mais il s'avère qu'en France c'est rarement le cas... Dès lors, un accompagnement public et une incitation peuvent être efficaces.

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