Intervention de Pierre Ferracci

Réunion du 2 octobre 2014 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Pierre Ferracci, président du groupe Alpha :

Comme Syndex, Secafi, la principale entité du groupe Alpha, conseille les comités d'entreprise et les CHSCT. Notre vision du sujet qui constitue l'objet du travail de votre commission s'est construite à travers nos trois types de mission : des interventions dans le cadre de restructurations parfois lourdes qui se traduisent par des suppressions d'emplois ; des mandats – qui peuvent être réguliers et de longue durée – accordés par des comités d'entreprise qui veulent analyser la stratégie de leur entreprise et ses répercussions potentielles sur l'emploi et les conditions de travail ; des activités de conseil aux CHSCT sur la santé au travail, un enjeu qui a pris beaucoup d'ampleur ces derniers temps.

J'ai vécu l'application des textes sur la réduction du temps de travail en tant qu'employeur et en tant que consultant. Dans le groupe Alpha, qui compte environ 2 000 salariés, nous avons mis en place un accord sur la réduction du temps de travail dans le cadre de la loi Robien. Rappelons en effet qu'il y a d'abord eu la loi Robien sous le gouvernement Juppé, puis les lois Aubry sous le gouvernement Jospin ! À l'époque, la réduction du temps de travail faisait consensus. Actuellement, les 35 heures semblent devenues un sujet tabou pour les syndicats et les employeurs – c'est le calme plat dans les entreprises – mais elles restent un marqueur dans le débat public et politique.

Au sein du groupe Alpha, nous avons été confrontés à la difficulté de mettre en oeuvre un accord de réduction du temps de travail qui se traduisait par des créations d'emplois et des exonérations de charges sociales souvent perçues comme un effet d'aubaine en ces temps de croissance soutenue. Nous étions en effet dans des conditions très différentes de celles que peuvent connaître les entreprises qui traversent la crise actuelle. À cette époque où notre forte croissance engendrait des conditions de travail difficiles pour les consultants, nous avons profité de la loi pour revoir de fond en comble l'organisation du cabinet, le temps de travail et, plus globalement, toute la dynamique liée à l'environnement très évolutif de nos marchés.

Cette expérience au sein du groupe Alpha et mes observations dans les entreprises depuis une quinzaine d'années inspirent ma vision de la réduction du temps de travail. Et puisque j'ai parlé de marqueur idéologique, je vais me situer dans ce débat : je ne crois pas que la réduction du temps de travail soit la solution au problème du chômage, même si elle peut être, de façon transitoire, un instrument utile. Qu'il s'agisse de formation professionnelle ou de gestion du temps de travail, les meilleurs des dispositifs se heurtent assez rapidement à la réalité économique : nous devons retrouver une dynamique de croissance forte, que ce soit au niveau des entreprises, de la société ou de l'Europe.

Comment interpréter le silence des partenaires sociaux ? On peut se dire que, depuis 2002, ils ont trouvé un équilibre satisfaisant dans les entreprises, qu'ils se sont accommodés des 35 heures, même si beaucoup de voix dissonantes se sont fait entendre – surtout du côté patronat – au moment de leur adoption. Selon cette interprétation positive, la réduction du temps de travail a conduit à des réorganisations et un compromis maintenant satisfaisants. On peut avoir une interprétation plus négative de ce silence : l'application de la réduction du temps de travail a été tellement laborieuse, s'accompagnant d'effets moins favorables à plus long terme, que personne ne sait comment relancer le sujet.

Un grand débat national n'est pas d'actualité car il perturberait les acteurs qui doivent négocier dans les entreprises ou ailleurs, mais je crois que le sujet va rebondir pour diverses raisons : la mauvaise conjoncture économique et le chômage ; les changements dans l'organisation du travail ; le développement des nouvelles technologies et du télétravail qui brouille les pistes et oblige à se poser la question du travail invisible. Le récent jugement de la Cour de cassation sur le forfait jours va aussi perturber les entreprises puisqu'il revient à dire, en substance : « oui au forfait jours, mais à condition de compter les heures »…

Les 35 heures correspondent à une démarche généreuse, et qui s'inscrit dans l'air du temps : la baisse continue de la durée du travail, en liaison avec l'évolution de la productivité, apparaît comme un mouvement séculaire qu'il faut poursuivre. Cependant, leur application – de façon quelque peu brutale et indifférenciée – a conduit les entreprises à prendre, pour compenser, des mesures dont les effets négatifs se sont fait sentir plus ou moins tard.

Pour trouver un équilibre économique allant de pair avec cette avancée sociale, les entreprises ont réagi de trois façons : par un blocage des rémunérations plus ou moins explicite ; par la recherche acharnée de gains de productivité ; par l'intensification du travail. Quand le blocage des rémunérations n'était pas prévu dans les accords signés, la politique salariale s'est adaptée à la baisse. Les gains de productivité, au sens noble du terme, découlent d'investissements en matériels et en moyens technologiques nouveaux quand il s'agit d'entreprises de production, ou de progrès méthodologiques quand il s'agit de sociétés de services ou de conseils telles que les nôtres. Quant à l'intensification du travail, elle n'est pas synonyme d'investissements ni d'accompagnements technologiques ou méthodologiques. Dans ce cas, le travail est simplement plus intense et il épuise les salariés.

À l'époque, l'intensification est passée inaperçue. Même les personnes hostiles à la réduction du temps de travail reconnaissaient aux lois Aubry d'avoir eu le mérite de provoquer un vrai débat sur la réorganisation des entreprises, permettant de retrouver des équilibres. Cependant, les excès d'une réduction du temps de travail mal maîtrisée ont provoqué la dégradation de la santé des salariés et la détérioration de leurs conditions de travail, ce qui peut expliquer en partie la montée brutale des risques psychosociaux au cours des dernières années. Je ne remets pas en cause le mouvement global, mais je pense que les conditions de mise en oeuvre de 35 heures dans des entreprises où les rapports de force étaient parfois très déséquilibrés ont eu des effets négatifs.

Autre phénomène qui doit être pris en compte : dans le groupe Alpha comme ailleurs, tous les temps de « respiration » qui existaient dans l'entreprise ont été supprimés dans ce mouvement de recherche des gains de productivité, d'intensification du travail et de chasse au temps improductif. Or, tous ces moments où l'on parle du dossier en cours, mais aussi du match de la veille ou du concert du lendemain, contribuent à souder un collectif de travail.

Deux écoles s'affrontent quand il s'agit de savoir si la réduction du temps de travail a créé des emplois, comme le montre un récent article de l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Son effet sur les temps de respiration est très difficile à mesurer, mais je suis persuadé qu'il nuit à la compétitivité des entreprises et à la santé des salariés. Quand j'estime qu'il faut remettre le sujet sur la table, sans grand déballage national mais par le biais de négociations actives dans les branches ou dans les entreprises, je pense notamment à ce phénomène que reconnaissent beaucoup de chefs d'entreprise, de directeurs des ressources humaines et de syndicalistes.

Les 35 heures ne sont pas, loin s'en faut, les seules responsables de ce détricotage du collectif qui va de pair avec le développement de l'individualisme dans la société. Pour autant, si elles sont appliquées un peu brutalement et sans que soit trouvé le bon équilibre entre le temps de travail, la qualité de vie au travail et les rémunérations, elles peuvent provoquer une démobilisation du corps social, amoindrir l'attachement du salarié à son entreprise et nuire à la performance économique globale et à la compétitivité des entreprises.

Certains mouvements sont inéluctables dans la société et il ne s'agit pas de tout remettre en cause, ce qui est souvent une manière d'habiller le débat sans prendre de mesures concrètes. Il faut revisiter le sujet pour répondre à la montée des risques psychosociaux et à la détérioration des conditions de travail. Au vu des statistiques, la durée du temps de travail est moins élevée en France que dans la plupart des pays européens. Encore faut-il tenir compte de particularités : les écarts souvent cités entre la France et l'Allemagne doivent être analysés à la lumière du fort développement du temps partiel et du travail précaire. Notons aussi que les pays scandinaves conjuguent une durée du travail relativement faible et un modèle social et économique robuste.

Quoi qu'il en soit, pour les salariés français, la contrepartie de cet abaissement du temps de travail a été une élévation incontestable de la productivité et de l'intensification du travail. Il y a eu de vraies réorganisations intelligentes mais aussi des pressions sur les salariés que je trouve moins convaincantes. D'ailleurs, si la compétitivité des entreprises a beaucoup mieux résisté qu'on ne le dit, même si le débat rebondit ces derniers temps, c'est parce que la forte hausse de la productivité a largement compensé une réduction du temps de travail qui s'est effectuée sans baisse des rémunérations.

Se demander si la réduction du temps de travail a créé des emplois n'a pas trop de sens tant la réponse est évidente. C'est mécanique et arithmétique. En appliquant la loi Robien, nous avons embauché beaucoup de jeunes, ce qui a contribué à renouveler le collectif et les méthodes de travail. Nous avons instantanément créé plus d'emplois que nous ne l'aurions fait si nous n'avions pas utilisé cette réduction du temps de travail pour des raisons qui tenaient d'abord à la charge de travail des consultants. La vraie question est de savoir si, à moyen et long terme, la réduction du temps de travail améliore ou non la compétitivité des entreprises et celle de l'économie en général.

Le développement du temps libre a été très bénéfique pour certains salariés, tout en créant des inégalités liées notamment au pouvoir d'achat. S'ils en ont profité plus que d'autres, les cadres ont subi le forfait jours, une forme d'illisibilité du temps de travail réel qui conduit à des dérives mal maîtrisées de la charge de travail. Il faut revisiter le sujet, en insistant sur certains aspects comme la rémunération, la qualité de vie au travail et les conditions de travail.

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