Intervention de Pierre Ferracci

Réunion du 2 octobre 2014 à 14h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Pierre Ferracci, président du groupe Alpha :

Que certains nient le fait que la réduction du temps de travail puisse créer des emplois, je l'ai noté. Au cours des débats, les chiffres de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) – 300 000 à 400 000 créations d'emplois imputables aux lois Aubry – ont été contestés. À l'autre extrémité, se situait le Centre d'observation économique et de recherches pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises, COE-Rexecode, présidé par Michel Didier. Cet organisme – parfois accusé, avec quelque exagération, d'être pro-patronal et qui, en tout cas, se place du point de vue des entreprises – évoquait quant à lui 150 000 à 200 000 créations d'emplois.

Dans cet éternel débat, les arguments des uns et des autres sont passionnants mais vers lesquels faut-il pencher ? Dans le groupe Alpha, on peut dire que les créations d'emplois sont dues à la baisse des cotisations, à l'augmentation de la productivité qui a placé l'entreprise dans une bonne dynamique, à la réduction du temps de travail. Mais sans l'effet d'aubaine de la réduction du temps de travail, il n'y aurait sans doute pas eu de créations d'emplois et donc de baisse de cotisations et d'amélioration de l'organisation du travail. Sans les réductions du temps de travail, peut-être aurais-je quand même réorganisé le groupe mais pas forcément à ce moment-là et dans ces proportions.

L'effet déclencheur des lois Robien et Aubry est réel. Ensuite, qu'est-ce qui relève du coût du travail, de l'absence de recherche et développement, de l'évolution trop lente des compétences ? La compétitivité dépend de tous ces facteurs, pas seulement de la durée hebdomadaire de travail.

Jean-Pierre Gorges reprend un argument déjà soulevé au cours de vos débats : il faut traiter le sujet au niveau de l'entreprise. S'il faut revisiter le sujet, il faut aussi être extrêmement attentif à la manière de procéder. Qu'ils s'élaborent à l'échelle nationale, de la branche ou de l'entreprise, les bons accords se nouent avec des forces équilibrées. Vous ne pouvez évacuer d'un trait de plume la situation française : le mouvement syndical est faible, surtout dans les petites entreprises, et les rapports de force sont déséquilibrés. Si vous laissez à chaque entreprise le soin de définir toutes ses normes de temps de travail, en mettant simplement quelques garde-fous, nous allons observer des situations extrêmement dégradées, marquées par une très forte intensification du travail. Le nécessaire équilibre peut se situer au niveau de la branche ou au niveau national.

En Allemagne, les partenaires sociaux sont très puissants en nombre de syndiqués comme en influence, pour des raisons historiques : après-guerre, quand le pays était sous la tutelle des alliés, ils ont pris une place qu'ils n'ont jamais perdue. Agissant dans un cadre de codétermination, ils disposent de 50 % des postes dans les conseils de surveillance de la plupart des entreprises.

Or, cette situation n'empêche par l'État fédéral d'intervenir assez lourdement, comme ce fut le cas lors de l'adoption des lois Hartz. Avec ces textes, qui constataient l'échec des partenaires sociaux, Gerhard Schröder et son ministre du travail ont donné le ton en matière d'organisation du marché du travail. Actuellement, nous assistons à une refonte importante du système social allemand qui se traduit notamment par l'augmentation du nombre de bénéficiaires de conventions collectives et par la création d'un salaire minimum. Là encore, c'est l'État qui prend les devants.

La situation française suscite quelques interrogations. Pourquoi les partenaires sociaux négocient-ils seulement les retraites complémentaires ? Peut-être ne veulent-ils pas négocier le régime général, laissant volontiers le sujet à la puissance publique ? Il serait intéressant de redéfinir les conditions d'intervention de l'État. Chacun peut avoir sa vision de l'échec des partenaires sociaux, comme l'a montré le débat sur la pénibilité au travail.

Si nombre de problèmes doivent se traiter au plus près du terrain, une négociation qui part de la branche ou de l'échelon national peut aussi aider l'entreprise. Les lois Aubry, quels que soient leurs défauts, ont aidé à résoudre de nombreux problèmes de fond dans les entreprises. En stimulant la créativité, en interpellant les entreprises sur la question du temps de travail, elles les ont obligées à créer du dialogue social et à se réorganiser.

Autre thème qui m'est cher : la nécessité de repenser le temps de travail à l'échelle de la vie et de revoir la formation professionnelle qui reste dérisoire malgré les 32 milliards d'euros dont on nous rebat les oreilles. Tout le monde va avoir besoin de se former tout au long de la vie, certains plus que d'autres, notamment ces jeunes que l'éducation nationale laisse de côté et qui sont ensuite qualifiés de « décrocheurs ». Dans certains pays, des systèmes de coopérations interentreprises se mettent en place : un salarié qui se forme laisse temporairement une place libre dont peut profiter un demandeur d'emploi.

L'intensification du travail pose un vrai problème dans les PME mais aussi dans les entreprises qui comptent beaucoup de cadres soumis au forfait jours. Je suis un partisan du forfait jours, contrepartie de l'autonomie que l'on laisse au salarié. Encore faut-il que le salarié ait les moyens de cette autonomie, ce qui n'est pas le cas si on lui impose une charge de travail impossible.

À l'ère des connexions et du télétravail, il devient difficile d'évaluer la charge de travail et la durée réelle du temps de travail. Pour ma part, je ne crois pas à la déconnexion revendiquée par certains de mes amis syndicalistes. D'ailleurs, le salarié déconnecté à partir du vendredi soir peut s'angoisser pendant tout le week-end à l'idée des mails qu'il ne peut pas consulter et qui vont s'accumuler dans sa boîte jusqu'au lundi matin. Il faut que les partenaires sociaux trouvent les moyens d'une régulation.

Vous suggérez de laisser tout pouvoir à l'entreprise, monsieur Gorges. Comme vous, j'ai lu le « petit livre jaune » de Pierre Gattaz, le président du MEDEF. Avant même d'être sorti d'une négociation, on met déjà la barre un peu plus haut sur d'autres terrains. On parle d'accord historique sur la refonte du marché du travail ou de la formation professionnelle ; trois mois plus tard, la réforme est estimée encore à venir.

Il est très difficile de réformer le marché du travail en période de récession, disait Joseph Stiglitz, prix Nobel d'économie, dans un récent article du journal Le Monde, en parlant de la France et de l'Italie. Tout chef d'entreprise fait le même constat pour les réformes difficiles qu'il veut engager : elles passent mieux en période de croissance et dans une entreprise qui se porte bien. En temps de récession, quand le chômage est élevé et que les pressions sur le pouvoir d'achat sont fortes, il n'est guère possible de faire des réformes fondamentales, sauf à passer en force et risquer de faire des dégâts dans l'entreprise.

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