Monsieur Noguès, beaucoup de bonnes idées ont connu un lent cheminement : le droit de vote pour les femmes, la fin de l'apartheid, la taxe Tobin – mise en place par dix pays de l'Union européenne (UE) alors que MM. Lionel Jospin et Gerhard Schröder expliquaient il y a quinze ans que cela détruirait les marchés financiers –, le salaire minimum en Allemagne – actuellement discuté au Bundestag parce que les « petits boulots » entraînent une contraction de la consommation, notamment celle des voitures qui a diminué de 7 % lors des dix-huit derniers mois.
Nos idées ne progressent pas plus vite, car nous manquons de temps, ressource fondamentale. En outre, sommes-nous capables de parler aux citoyens comme à des amis, c'est-à-dire sommes-nous capables de faire preuve de fraternité ? MM. Franklin Roosevelt et Pierre Mendès-France parlaient chaque semaine aux citoyens, ce qui créait une dynamique d'intégration des citoyens à la gestion des affaires publiques. Le cumul des mandats empêche les élus de réfléchir ; M. Olivier Schrameck, lorsqu'il était directeur du cabinet de M. Lionel Jospin à Matignon, expliquait que les ministres n'étaient présents que deux jours par semaine à Paris à cause du cumul des mandats et n'étaient donc plus que les porte-voix des hauts fonctionnaires de leur ministère.
En outre, certains politiques méprisent tellement leurs concitoyens qu'ils ne prennent plus la peine de leur donner à réfléchir. M. Brice Hortefeux, bras droit de M. Nicolas Sarkozy alors ministre du budget, m'avait invité en 1994 à Clermont-Ferrand pour rencontrer des chefs d'entreprise et débattre de la semaine de quatre jours. Le débat se déroule très bien et il me propose de rencontrer M. Sarkozy, ce que j'accepte afin d'obtenir son feu vert pour mener des expériences de réduction du temps de travail. Celui-ci me reçoit très gentiment, m'écoute pendant dix minutes puis me demande combien je gagne. Alors que j'étais bien payé chez Arthur Andersen, il me dit que je pourrais avoir un bien meilleur salaire et me donne des conseils pour y arriver plutôt que de me poser des questions sur le chômage. Après l'entretien, M. Hortefeux me demande comment celui-ci s'est déroulé ; je lui réponds qu'il ne s'est pas bien passé, car il n'y a pas eu de débat, et il m'explique que M. Sarkozy ne fera jamais cinq minutes de pédagogie car il ne dit que ce que les gens veulent entendre avec les mots qu'ils souhaitent entendre. C'est là la définition du populisme. Après trente années de crise et d'un chômage de masse qui tue – la mortalité chez les chômeurs est trois fois supérieure à celle des personnes ayant un emploi et des paysans se suicident toutes les semaines –, sommes-nous capables d'arrêter de penser à l'élection présidentielle et de réfléchir trois heures à un problème ? Les idées simples de Mme Marine Le Pen peuvent très bien se défendre en une minute – « il y a trop d'immigrés » et « il faut sortir de l'Europe » sont des phrases facilement assimilables par le cerveau reptilien. Les républicains savent, eux, qu'aucune solution ne se développe en une minute. Nous devrions tous prendre du temps pour réfléchir et pour trouver des moyens de nous adresser aux citoyens. Le niveau du débat en matière sociale est dramatique ; cela fait 20 ans que j'évoque ces sujets et l'on n'a pas réalisé le moindre progrès – alors que le progrès technologique et médical fut spectaculaire lors des deux dernières décennies, que l'on pense aux smart phones ou aux guérisons des leucémies infantiles, grâce au dévouement dans le travail des professionnels de ces secteurs. En politique, celui-ci a disparu, et il convient de reconstruire une éthique du politique pour s'adresser à l'intelligence et à la conscience des citoyens.
Nouvelle Donne ne raisonne pas dans un monde sans frontières. S'agissant des frontières, les entreprises que j'ai citées se situent toutes dans des marchés concurrentiels. Le passage à la semaine de quatre jours chez Mamie Nova n'a pas augmenté d'un centime le coût de production ; de même Fleury Michon reste une entreprise très bien cotée, rentable et qui continue d'innover en matière de marketing et de produits. Pour ces entreprises, il n'y a aucune opposition entre les innovations sociale et technologique. Dans une entreprise de logiciel informatique située à Chambéry, les salariés travaillent un quart d'heure de plus par jour, mais ne viennent que quatre journées dans la semaine, si bien que les clients bénéficient d'horaires d'ouverture allongés ; quant aux concepteurs des logiciels, ils bénéficient d'une semaine de vacances toutes les cinq semaines.
Le passage à la semaine de quatre jours améliore l'efficacité de l'entreprise : les responsables de Mamie Nova expliquent ainsi qu'ils ont rajeuni la pyramide des âges et fait entrer de nouvelles compétences à masse salariale constante. Le DRH vous dira que l'absentéisme a diminué. Si quelqu'un s'est cassé la jambe, on peut demander à l'un de ses collègues de travailler cinq jours par semaine pendant un mois. Cette souplesse se retrouve encore davantage dans les PME. Dans les Pyrénées, une station de ski, une fabrique de chocolat et une entreprise de sport d'été ont constitué un groupement d'employeurs à l'occasion d'une réflexion conduite sur le temps de travail : elles ne travaillent que pendant trois mois et n'embauchaient donc que des contrats précaires ; dorénavant, les salariés disposent d'un CDI et effectuent trois activités différentes dans l'année. Dès que le débat est serein, des solutions peuvent être trouvées.
La réduction du temps de travail doit être forte pour embaucher ; il convient de maintenir le niveau des salaires, de les bloquer et d'indemniser les entreprises en la dispensant par exemple de cotisations chômage si elle crée 10 % d'emplois. En outre, un accord d'intéressement peut être mis en place, si bien que les salaires peuvent reprendre leur progression au bout d'un an ou de 18 mois. L'ensemble d'un tel plan fait souvent l'objet d'un référendum dans l'entreprise. On ne peut accorder des compensations à l'entreprise que si elle embauche ; la seconde loi Aubry présentait ce défaut de ne pas créer d'emplois. Avec MM. Michel Rocard et Stéphane Hessel et des responsables syndicaux, nous avions alerté le gouvernement sur l'erreur consistant à prévoir 70 milliards de francs d'exonérations sociales sans aucune contrepartie et à ne pas inciter les entreprises à créer d'emplois puisque les allègements de cotisations ne dépendaient pas du nombre de salariés embauchés. La loi de Robien et la première loi Aubry ont permis la signature d'accords intéressants avec des créations d'emplois et un équilibre pour les finances publiques, mais la seconde loi Aubry n'a pas atteint cet objectif, ce qui a pesé sur le débat sur la réduction du temps de travail.
Monsieur le président, la modération salariale en France ne résulte pas principalement des 35 heures. L'ensemble des salaires ont diminué de 5 % au Japon : la contraction des salaires s'avère commune à tous les pays développés. Le chômage et la précarité pèsent partout sur les négociations salariales. Il est vrai que les salaires ont été bloqués pendant un an ou deux en France, mais le mouvement est général.
À titre personnel, je pense que l'on pourrait demander à des chômeurs de travailler, mais il faut tenir compte du fait que, par exemple, le patron qui a une entreprise de jardinage et de nettoyage des rivières a souvent du mal à faire vivre ses trois salariés, et le travail gratuit d'un chômeur pourrait avoir raison de son entreprise. Nouvelle Donne réfléchit à un service civil, qui pourrait occuper les retraités : nombre de couples rencontrent des difficultés à faire garder leurs enfants, alors que beaucoup de retraités s'ennuient et aimeraient s'occuper d'enfants. On pourrait organiser un tel service, mais que diront les assistantes maternelles qui auront l'impression qu'on leur confisque leur travail ? Ce sujet mérite donc une réflexion approfondie.
Nouvelle Donne est le seul parti qui démontre qu'il est possible de revenir à l'équilibre des finances publiques sans pratiquer d'austérité. Par exemple, le taux d'imposition des bénéfices est passé de 37 % à 25 % en vingt ans en Europe, alors qu'il se situe à 40 % aux États-Unis. L'Irlande notamment ne cesse de tirer cet impôt vers le bas, car elle souhaite attirer les entreprises étrangères. Or, l'impôt américain est fédéral, depuis M. Franklin Roosevelt qui a ainsi combattu le « tourisme fiscal » des entreprises américaines : celles-ci ne cessaient de changer d'État, ce qui poussait tous les impôts sur les bénéfices des États fédérés à la baisse. Les entreprises ont fortement combattu le projet de M. Roosevelt, mais celui-ci n'a pas cédé. Sommes-nous capables de mettre en oeuvre le même dispositif en Europe ? Probablement non, surtout quand lorsqu'on entend le Premier ministre dire aujourd'hui que la France doit baisser son imposition des bénéfices. Un impôt fédéral sur les bénéfices finançant les politiques européennes comme la politique agricole commune (PAC) permettrait à la France d'économiser 21 milliards d'euros.
M. Mario Draghi vient de débloquer 1 000 milliards d'euros pour les banques à un taux de 0,1 %. Pourquoi impose-t-on alors des taux d'intérêt plus élevés à la France, l'Espagne ou l'Italie ? Avec M. Rocard, nous avons montré que l'on pourrait financer la dette publique à 0,1 % sans changer les traités : la BCE ne peut pas prêter directement aux pays, mais elle peut financer la Banque européenne d'investissement (BEI) qui peut ensuite prêter aux pays. De même, on peut lutter contre les paradis fiscaux : M. Barack Obama a fait voter une loi, le projet Foreign Account Tax Compliance Act (FATCA), en ce sens. Je vous entends dire « bien sûr », monsieur le président, mais pourquoi ne le faisons-nous pas en France ? À la place, on préfère bloquer les pensions de la moitié des retraités et diviser par deux les recrutements au Centre national de la recherche scientifique (CNRS). Des personnes y réalisent des travaux sur la chimie du cerveau à une époque où l'on sait que le nombre des malades d'Alzheimer va augmenter inexorablement, et l'on y divise les recrutements par deux dans le même temps pour des raisons financières. Alors qu'adopter la même loi qu'aux États-Unis permettrait de récupérer 20 milliards d'euros. On peut donc tendre vers l'équilibre des finances publiques sans austérité, sans bloquer les retraites et sans diviser par deux les embauches au CNRS.
Tout n'est pas faisable tout de suite, certaines mesures mettront trois ans à être négociées en Europe ; de même l'UE, première cliente de la Chine, attendra encore avant d'appliquer des montants compensatoires aux importations chinoises si aucune norme sociale n'est respectée en Chine. De même, on ne résout pas les problèmes d'éducation et de logement en trois semaines. En revanche, appliquer le système canadien ou allemand pour éviter les licenciements ne nécessite que deux mois de négociation avec les partenaires sociaux. Mobiliser l'argent du FRR pour le logement plutôt que de confier cet argent à BNP-Paribas et à Barclays qui le perd sur des marchés en baisse n'exige qu'un décret du Premier ministre. M. Manuel Valls peut le décider demain. Tous les politiques disent « bien sûr » à nos idées dont certaines pourraient faire l'objet d'un consensus, mais rien n'est jamais fait.
Votre commission pourrait imposer le temps de travail comme une partie du contrat social global et non comme une question à traiter isolément. Les Pays-Bas accusaient un déficit commercial très important, souffraient d'un fort problème de compétitivité, et subissaient le chômage et la précarité ; les accords de Wassenaar furent le résultat d'une vaste négociation de trois mois entre le gouvernement, l'opposition, les patrons et les syndicats. Quinze propositions en sortirent : simplification des licenciements contre sécurité pour les chômeurs, allègement du code du travail contre droits pour les salariés, nouveau financement des PME et financement des retraites sur une assiette plus large. Un nouveau contrat social fut mis progressivement en place ; celui-ci a permis à la balance commerciale de retrouver son équilibre, de diviser respectivement par trois et quatre le nombre de chômeurs et celui des « petits boulots ». Or les Pays-Bas sont un pays très ouvert à la mondialisation. Au bout de trente ans de crise, on pourrait peut-être s'arrêter trois mois pour adopter une démarche similaire. C'est ce que Nouvelle Donne propose et votre commission pourrait aider à emprunter ce chemin.