Nous précisons, de manière liminaire, que nous intervenons devant vous en notre nom personnel, en non en celui du CJD, même si, bien entendu, nous en partageons les valeurs et en sommes membres.
Âgé de trente-neuf ans, marié, père de deux enfants – c'est ainsi que nous avons l'habitude de nous présenter au CJD –, je dirige la société Rouchon Paris, entreprise familiale créée par mon grand-père Jacques Rouchon à la fin des années 1950. Je suis membre du CJD depuis trois ans et je m'y implique de plus en plus.
L'entreprise que je dirige est leader de la location de studios photo à Paris. Son activité consiste à recevoir des équipes photo de presse ou de publicité venant du monde entier, principalement dans les domaines de la mode et du luxe. Son chiffre d'affaires est de 3,7 millions d'euros, elle emploie vingt-cinq collaborateurs permanents ainsi que vingt-cinq intermittents.
C'est ma mère, qui dirigeait l'entreprise à l'époque, qui a réalisé de façon très volontariste le passage aux 35 heures, y voyant une avancée sociale pour l'ensemble de nos collaborateurs. L'entreprise profitait de la bulle Internet et se portait bien. Comme pour beaucoup de TPE (très petites entreprises), le passage aux 35 heures a été tout à fait atypique. Il y avait alors huit collaborateurs exerçant tous, à une exception près, des fonctions différentes : une directrice, une commerciale, deux régisseurs, une comptable, un cuisinier, une hôtesse d'accueil et une femme de ménage. Impossible d'envisager, dans ce cas de figure, des créations de postes en contrepartie de la réduction du temps de travail. Certains ont donc dû apprendre à faire autant en moins de temps. Il a fallu se réorganiser et réaliser des gains de productivité, mais aussi apprendre à être plus polyvalent pour pallier les absences des collègues prenant des jours de RTT. Pour nos collaborateurs, cela aura été une source de stress supplémentaire, qui se conjuguait avec l'arrivée de l'ère numérique et l'accélération fulgurante du rythme des échanges d'informations et du rythme de l'activité.
De plus, nous accueillons le public dix heures par jour. L'organisation était déjà compliquée à 39 heures hebdomadaires, elle l'est devenue plus encore à 35 heures. Bien entendu, il n'a jamais été question de faire travailler qui que ce soit 50 heures. Et la semaine de quatre jours, adoptée pour certains postes, a également posé des problèmes puisque tout un travail de coordination et de transmission des informations entre les personnels est devenu nécessaire.
Enfin, la mise en place des contingents d'heures supplémentaires a compliqué la réponse aux nécessités d'une activité très saisonnière.
Nous y sommes néanmoins arrivés. Sans doute les salaires ont-ils un peu stagné les premières années, mais, depuis, un rattrapage naturel s'est opéré assez rapidement. Les 35 heures n'ont certainement pas permis d'acheter la paix sociale dans les entreprises ni de réduire les ambitions des collaborateurs en matière d'évolution salariale !
Sur le plan financier, il est difficile d'évaluer quatorze ans après l'impact spécifique de la réduction du temps de travail dans notre entreprise. Depuis 1999, ses effectifs ont triplé – de huit à vingt-cinq salariés –, son chiffre d'affaires a plus que doublé – de 1,75 million à 3,7 millions d'euros – et sa rentabilité a fondu – de 100 000 euros à zéro, mais je me garderai bien d'affirmer que c'est la faute aux 35 heures !
Ce que je peux dire, c'est que les 35 heures ont vraisemblablement participé à la complexification de l'activité et de la gestion d'une TPE. Mais combien de nouvelles lois sont-elles venues rendre la fiscalité et le droit du travail encore plus complexes depuis lors ?
De même, les 35 heures ont fatalement contribué à renchérir le coût du travail. Mais combien de nouvelles mesures fiscales et d'augmentations de taux sont-elles venues alourdir la facture des entreprises depuis lors ?
L'enjeu majeur pour que notre entreprise retrouve de la compétitivité est-il la durée du travail ? Je ne le crois vraiment pas, et espère que vous m'excuserez de faire quelques remarques « hors sujet ».
Si l'objectif premier des politiques publiques françaises est de réduire le chômage, pourquoi le travail est-il ce qui est le plus taxé aujourd'hui ?
Mon entreprise a vingt-sept collaborateurs. Une qui est à 5 heures hebdomadaires : ma grand-mère, qui vient une fois par semaine mettre les factures sous pli. Un qui travaille 15 heures, un 20 heures, un 26,5 heures, dix qui sont aux 35 heures, une à 36, quatre à 39, deux à 40 et six qui ont des conventions de forfait jours. Les 35 heures ne sont donc pas plus, pour nous, que la durée légale du travail. Le temps du travail est presque devenu un outil de négociation salariale à l'embauche : les heures supplémentaires, par exemple, peuvent permettre d'atteindre un seuil psychologique de salaire.
Bref, chez nous, le « travailler plus pour gagner plus » marche encore, si l'on excepte quelques collaborateurs qui, depuis peu, refusent de faire des heures supplémentaires de peur de payer trop d'impôts. À notre niveau, il n'existe aucun souhait de remettre en question les 35 heures. Peut-être aurions-nous besoin d'un assouplissement du contingent d'heures supplémentaires, mais je dois avouer qu'il n'est arrivé qu'une fois en quelques années qu'un salarié dépasse le seuil conventionnel de 230 heures par an.
En revanche, à l'heure où l'on évoque l'assouplissement ou l'abrogation des 35 heures, je m'étonne que l'on tende à créer des contraintes supplémentaires comme la limitation du recours au temps partiel ou de l'accès aux stages. Ce que nous voyons se profiler, ce sont plutôt de nouvelles contraintes et de nouvelles règles qui rendront notre travail toujours plus compliqué. Or, plus l'entreprise est petite, plus il est difficile d'y faire face, que ce soit par manque de temps ou par manque de compétences. Pour gérer une activité de nos jours, il faut davantage faire appel aux experts-comptables, aux avocats, etc. Cet argent et ce temps dépensés pour s'adapter à l'environnement législatif et fiscal ne sont pas mis au service de la création de valeur.
Les 35 heures me semblent donc être l'arbre qui cache la forêt. Le problème n'est pas tant celui de la définition de la durée légale du temps de travail que celui de la souplesse qui pourrait aider les petites entreprises à créer de la valeur.
Si le passage aux 35 heures n'a pas créé autant d'emplois que ce que l'on aurait pu espérer, c'est que les créations d'emplois, que l'on sait par expérience très peu flexibles, font peser sur les entreprises un risque que ne font pas peser les heures supplémentaires, par définition flexibles. Pour créer véritablement de l'emploi par la réduction du temps de travail, il faut parallèlement assouplir le droit du travail afin de permettre d'embaucher et de licencier beaucoup plus facilement, comme on peut donner ou retirer des heures supplémentaires selon les besoins de l'activité.