Je suis âgé de vingt-huit ans. J'ai racheté la société familiale créée par mon grand-père en 1945 et gérée ensuite par mon père. Cette société, qui compte aujourd'hui dix-sept collaborateurs, a deux activités menées en symbiose, l'une très sensible à la conjoncture internationale, l'autre beaucoup moins. La première est une activité de construction de convoyage – conserveurs – pour l'industrie agroalimentaire, qui génère un chiffre d'affaires de 1,4 million d'euros pour 20 000 euros de résultat. La seconde est une activité de vente et d'entretien de pompes à vide, qui génère 600 000 euros de chiffre d'affaires pour un bénéfice de 40 000 euros.
Dans le deuxième cas, il s'agit d'une activité concurrentielle locale, avec des règles définies par le droit français à tous les niveaux. La question des 35 heures importe assez peu dans la mesure où nous nous battons contre des entreprises qui sont soumises aux mêmes contraintes que nous.
Dans le premier cas, c'est un tout autre monde. Je me bats contre de grands groupes qui peuvent absorber les flux d'heures du fait de l'importance de leur personnel et de leur capacité à faire appel à des sous-traitants internationaux. Mon entreprise ne peut recourir aux mêmes armes : elle est beaucoup trop petite. Ses clients, en revanche, sont des groupes internationaux qui peuvent trouver des fournisseurs partout dans le monde. Dans ce contexte, nous sommes très pénalisés par toutes les activités qui consomment du temps, notamment les déplacements.
Cette année, j'ai perdu un gros contrat avec mon meilleur client, qui a finalement ouvert une ligne en Hongrie. Du fait des limitations du temps de travail, nous n'avons pas pu lui répondre dans les délais. Non seulement nous étions déjà submergés en interne, mais nos sous-traitants sont contraints de fermer quasi systématiquement au mois d'août faute de moyens pour rester ouverts toute l'année. Ces deux semaines de fermeture nous ont empêchés d'avoir la réactivité nécessaire. Notre client est allé voir en Hongrie, où il a obtenu le même matériel pour deux fois moins cher. Aujourd'hui, on me fait valoir que mes lignes sont trop chères.
Pour autant, la question des 35 heures hebdomadaires est selon nous dépassée. Dans notre entreprise, le temps de travail est annualisé à 1 500 heures. Ce qui fait la différence, c'est que les autres pays sont à 1 700 heures – une différence que nous payons 20 % de plus et avec plus de charges, puisque nos salariés effectuent en général 200 heures supplémentaires par an. Nous ne pouvons absorber ces heures par une embauche en raison du risque considérable que font peser les fluctuations du marché : une embauche supplémentaire serait un carcan de plus. J'ai aujourd'hui 500 000 euros de dettes et je gagne 3 000 euros par mois : je ne peux me permettre de tout perdre, ni de mettre en jeu la vie de ma société et des personnes avec qui je travaille tous les jours, en embauchant une personne dont je risque de ne pas pouvoir me séparer, ou à un coût trop important.
On entretient une grande confusion en France entre les grands groupes et les petites entreprises comme nous. Les grands groupes ont une voix et des capacités juridiques et financières qui leur permettent de trouver des solutions, alors que nous en sommes privés.
Nous sommes dès lors contraints à une polyvalence extrême. Dans les périodes creuses, nous tendons même à envoyer les ouvriers faire du travail de commercial, car il reviendrait trop cher d'avoir un commercial.
En outre, la crise a changé un paradigme essentiel, celui du temps. Auparavant, les budgets sortaient vers le mois de novembre pour des travaux qui devaient s'achever entre juin et août. Nous sommes en effet dépendants de l'activité saisonnière de nos clients producteurs de légumes. Désormais, ceux-ci sortent généralement leurs budgets en janvier, si bien que notre délai pour honorer les commandes est passé de huit à quatre mois. Nous devons donc faire un très grand nombre d'heures en début d'année et nous avons beaucoup moins de travail en fin d'année, lorsque nos clients habituels ont fini leur saison et entrent dans une phase un peu autarcique qui se réduit à l'entretien. Pour notre part, nous nous trouvons quelque peu asphyxiés, n'ayant pas d'autre clientèle pour qui travailler.
Au sein de l'entreprise, nous vivons avec nos collaborateurs et discutons avec eux quotidiennement. Aucun ne se réjouit de ne pas avoir à travailler ! Bien souvent, c'est la loi qui nous met presque dans l'incapacité de répondre aux demandes de nos clients : dans le cas d'une fermeture de ligne ou d'une fermeture d'usine, il faut intervenir dans un espace de temps extrêmement réduit. Je peux facilement assumer quarante-huit heures de travail sur une semaine en cumulant les heures supplémentaires, mais, lorsqu'il y a dix heures de route pour aller sur un chantier, il ne reste plus que trente-huit heures effectives. Dans ces conditions-là, ce sont des Polonais qui viendront faire mon travail.
Je considère que l'on doit nous laisser discuter avec nos salariés pour aboutir à des accords internes. Une PME est toujours unique. Je doute qu'une loi ou un texte réglementaire puisse prendre en compte toutes les subtilités de son fonctionnement. Le système que nous appelons de nos voeux devra, bien entendu, assurer la protection des salariés et garantir l'équité, mais l'important est qu'il laisse toute sa place au dialogue au sein des petites sociétés.