Intervention de Yves Barou

Réunion du 16 octobre 2014 à 11h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Yves Barou :

Toutes vos questions sont intéressantes. Un sujet comme celui-là invite à la modestie et à se garder des formules définitives. N'ayant jamais été DRH dans un hôpital, je ne ferai pas de commentaires supplémentaires : vu de l'extérieur, l'application de la réforme ne m'a pas semblée optimale, mais je n'ai pas de recettes dans ma poche pour faire mieux.

Une première série de questions porte sur les rôles relatifs de la négociation et de la loi. Dans une entreprise, on apprend la vertu des process qui font la force des entreprises américaines. À mon avis, si le législateur s'abstient de « tripatouiller » le temps de travail dans les années à venir, ce sera bien pour les entreprises. Il peut observer et rester vigilant, mais il a beaucoup d'autres sujets plus urgents à traiter, notamment dans le domaine de la formation professionnelle où l'État français a régionalisé sans créer les règles du jeu. S'agissant du temps de travail, il faut laisser la pâte reposer et les entreprises faire leur travail.

Ce plaidoyer en faveur de la négociation en entreprise suscite des réactions. Les syndicalistes objectent, à juste titre, que la moitié des salariés travaillent dans des entreprises où il n'y a pas de dialogue social. C'est tout l'objet de la négociation actuelle sur la simplification du dialogue social dans les entreprises et l'amélioration de la représentation des salariés. Il faudrait parvenir à un compromis historique sur ce sujet : assouplir les seuils pour que les syndicats soient plus présents dans les entreprises.

La situation des PME est à relativiser : elles ont une souplesse naturelle qui leur permet de se passer de règles nécessaires aux grandes entreprises. Elles évoluent en outre dans un pays latin, naturellement flexible et ouvert à la débrouille. Quand on me parle de simplifier le code du travail, je fais observer que le code du commerce compte quelques pages de plus. Les DRH, en particulier les étrangers, sont surtout effrayés par les risques de poursuites pénales dans notre pays. J'ai été traîné une fois en correctionnelle pour un délit d'entrave mineur, et je n'ai pas trouvé l'expérience agréable, même si j'étais français et que je n'avais pas peur d'être jeté en prison. Plus que la complexité des règles, c'est la perspective d'avoir à comparaître au tribunal correctionnel, entre un proxénète et un fraudeur, qui étonne et effraie un manager non français.

En revanche, le législateur a une responsabilité dans le règlement d'un problème majeur, en France et en Europe : le chômage. Il en a une vision d'ensemble, alors que chaque acteur économique s'attache à l'aspect du sujet qui le touche directement. Ne noircissons pas le tableau : la plupart des organisations syndicales font passer la solidarité avant les intérêts catégoriels ; la plupart des managers ne sont pas aussi sanguinaires que l'on veut bien le dire et rien ne leur fait plus plaisir que de pouvoir embaucher. Les partenaires sociaux ne sont pas irresponsables et ils le prouvent par diverses démarches, leur première responsabilité sociale étant d'accueillir des jeunes. Ces préoccupations sont présentes dans les négociations d'entreprise, surtout celles sur les 35 heures qui étaient liées à l'emploi. Malgré tout, il ne faut pas écarter le risque que les négociateurs cherchent à se partager le gâteau en repoussant les difficultés hors de l'entreprise. Surtout en période de crise, le législateur a un rôle à jouer pour éviter que le chômage ne soit oublié.

Pour le reste, je maintiens que la bonne méthode consiste à afficher une volonté, une feuille de route, et à proposer une négociation. La première loi Aubry a produit le même résultat qu'une feuille de route, mais dans l'énervement et non pas dans l'apaisement. La réforme n'a pas été un fiasco et elle n'a pas favorisé les cadres au détriment des petites gens. Les accords conclus dans les entreprises moyennes ont bénéficié à tous les salariés, sans parler des chômeurs qui ont retrouvé un emploi.

Il ne faut pas simplifier. Certaines entreprises ont mieux géré la réforme que d'autres, mais indépendamment de leur taille ou de leur secteur d'activité. Le vrai risque est celui d'un dualisme entre les grandes entreprises et leurs sous-traitants, contrairement à ce qui se passe pour le mittelstand allemand : Outre-Rhin, les grandes entreprises se sentent responsables de leur écosystème, ce qui fait la force du système. Un patron allemand aura tendance à considérer que les sous-traitants nationaux sont les meilleurs alors que son homologue français partira souvent du présupposé inverse.

Je plaide pour la négociation, même si c'est difficile, long et contradictoire. Le législateur y garde un rôle, ne serait-ce que pour faire des choix parmi les différentes propositions des négociateurs. La France a peut-être péché par un excès d'étatisme et une insuffisance de négociations. Je suis très confiant sur l'effet des lois sur la représentativité et l'accord majoritaire, mais cela prendra des années. D'autres pays ont, plus que la France, cette culture du consensus.

Ce que vous qualifiez d'échec de la loi Aubry 1 est à replacer dans un contexte : la France était le seul pays où il n'y avait pas de négociations sur le temps de travail, un sujet tabou pour le patronat. La loi Robien n'a pas suffi à débloquer la situation ; la loi Aubry 1, d'une manière peut-être un peu violente, a ouvert la voie à des négociations intelligentes. Certes, un processus aussi complexe ne peut être parfait et la réforme a pu engendrer, ici ou là, une intensification du travail. Cependant, beaucoup plus que la réduction du temps de travail, c'est la mise sous tension des entreprises, liée à la financiarisation et à l'obligation de publier des comptes trimestriels, qui produit l'intensification du travail. Chaque trimestre, c'est la crise, c'est la panique à bord des grands groupes.

Vous m'avez interrogé sur les heures supplémentaires. Peu utilisées de nos jours, elles relèvent d'un archaïsme. D'ailleurs, dans les grandes entreprises modernes, plus personne ne sait comment les calculer. La législation du travail et le régime des heures supplémentaires représentent-ils des freins à la croissance ? Ce n'est pas un sujet d'actualité. En cas de reprise de la croissance à 3 % ou 4 %, peut-être faudrait-il se reposer la question car la durée du travail peut évoluer dans les deux sens, même s'il y a une tendance historique à la baisse. Les 35 heures seraient un échec parce que certains salariés travaillent toujours trente-neuf heures ? En fait, certains salariés sont passés de quarante-deux à trente-neuf heures. La durée effective du temps de travail s'est toujours située trois ou quatre heures au-dessus de la durée légale. Il y a eu une translation à la baisse.

Il est un sujet qui est beaucoup plus d'actualité que les heures supplémentaires : la France compte 3 millions de chômeurs, mais les entreprises n'arrivent pas à recruter des salariés dans nombre de métiers, faute de compétences. Une partie de la gauche ne veut pas l'entendre, mais il ne s'agit pourtant pas d'un discours du MEDEF. En France, il manque des plombiers, des soudeurs, des techniciens en machinisme agricole. En tant que président de l'AFPA, je trouve choquant que l'appareil de formation soit sous-utilisé, alors que des gens sont en attente de formation et que des industriels ne trouvent pas de salariés formés. Le plan d'urgence 30 000 chômeurs formés a été un grand succès ; le plan 100 000 a un peu plus de mal à démarrer.

S'agissant des dépenses sociales, il faut prendre garde aux chiffres, notamment quand on compare la France et les États-Unis. Les dépenses sociales sont à peu près identiques dans les deux pays, mais elles sont financées par des cotisations obligatoires en France et par un mélange de cotisations obligatoires et d'assurances privées aux États-Unis. L'un des systèmes fait peu de place au choix personnel, l'autre produit beaucoup de laissés-pour-compte, mais les deux coûtent le même montant pour une personne donnée. Ce sont les modalités de financement de la dépense qui diffèrent et non la dépense elle-même. Chacun sait que les parents américains commencent à épargner pour l'éducation de leur enfant dès sa naissance, alors que les parents français peuvent compter sur la gratuité de l'université.

Autre thème : faut-il encadrer la déconnexion des outils informatiques ? À mon avis, cela relève de la culture d'entreprise, de codes de bonnes pratiques négociés et non pas de la législation. Je connais une grande entreprise où les ordinateurs sont bannis des réunions, une autre où les réunions ne peuvent pas commencer après dix-huit heures. Aux États-Unis, ce n'est même pas la peine de le préciser : toute convocation comporte l'heure du début et l'heure de la fin de la réunion, et il ne viendrait à l'idée de personne d'en programmer une à dix-huit heures trente, ce serait l'émeute immédiate et personne n'y viendrait exceptés les Français. Par pitié, laissez les entreprises régler ces problèmes par la négociation de codes de bonne conduite dans l'entreprise !

Le législateur peut céder à une autre tentation : imposer l'obligation de négocier. Le DRH se retrouve alors avec une liste d'obligations de négocier qui est juste effrayante : il pourrait en avoir une au programme chaque semaine ! Comme tous les sujets sont liés, il se débrouille à regrouper le tout en une seule négociation, tout en restant prisonnier du cadre annuel. Pour moi, le droit du travail est une sorte de joker que l'on doit utiliser dans les cas graves, parmi lesquels il faut peut-être inclure le temps partiel contraint. Pour ma part, je préfère négocier avec des syndicalistes qui travaillent dans mon entreprise et y sont attachés, plutôt qu'avec des fonctionnaires. C'est tout le problème des négociations dans les PME : l'interlocuteur du chef d'entreprise est quelqu'un d'extérieur, ce qui peut être déroutant.

Pour résumer, la France est beaucoup plus souple qu'on ne le dit, quelle que soit l'épaisseur de son code du travail. D'autres pays ont des rigidités incroyables ou des pratiques contentieuses très pesantes. Aux États-Unis, mon équipe chargée du contentieux était gigantesque et elle passait son temps à gérer des procès sur tous les sujets. Personnellement, en tant que professionnel des ressources humaines, je préfère connaître les règles du jeu plutôt que d'être ballotté d'un procès à l'autre. Chaque pays ayant ses rigidités, je pense que la France n'a pas à rougir de son système et que nous devrions le dire davantage car il y va de son attractivité.

En conclusion, je vais dire quelques mots de la formation et de l'AFPA. Doté de plateaux techniques qui fonctionnent très bien, l'AFPA s'enorgueillit d'être l'opérateur français qui a le meilleur taux d'accès à l'emploi à six mois. L'arme anti-chômage fonctionne. Aux salariés de l'AFPA, qui ne m'accueillent pas toujours avec des fleurs, je tiens le discours suivant : ces plateaux techniques sont un bien public dont nous sommes dépositaires, et il serait normal qu'ils puissent fonctionner le soir, le vendredi après-midi et le samedi. Les salariés de l'AFPA travaillent déjà en deux équipes.

Si la gauche a eu un tort, c'est de ne pas avoir osé assumer les souplesses apportées par les lois Aubry. Il faut exploiter nos traditions de débrouillardise, d'inventivité et de créativité, et éviter d'édicter des règles qui font peur aux chefs d'entreprise et bloquent le dialogue social. La France a des atouts considérables, dans ce domaine comme dans d'autres.

Quand on compare le taux de syndicalisme français à celui de nos voisins, il ne faut jamais oublier les particularismes locaux : dans certains pays, il faut se syndiquer pour avoir accès à la cantine ou pour avoir le droit à la retraite. J'ai négocié et signé deux ou trois accords européens, et j'ai présidé un comité d'entreprise européen pendant dix ans. En Grande-Bretagne, j'ai eu à fermer un petit site employant 200 personnes. Alors que les syndicalistes français se sont tout de suite alarmés, le responsable britannique auquel je demandais son avis m'a répondu : je m'en moque. Aux Français, mortifiés de voir un syndicaliste se désintéresser de 200 licenciements potentiels, il a expliqué : je m'en moque parce qu'ils ne sont pas syndiqués. Le syndicalisme peut prendre des formes différentes auxquelles un DRH doit s'adapter.

Le formalisme français, qui tient beaucoup à la pluralité syndicale et à la difficulté de signer des accords, peut dérouter un étranger. Quand on est Français, on peut être tout aussi dérouté par les règles sociales en usage dans d'autres pays du monde. Mon message est plutôt positif : dépassons les clivages politiques pour assumer ce qu'il y a de bien en France et ne croyons pas que la perfection existe ailleurs.

Le législateur est responsable des normes mais, de nos jours, personne n'en est propriétaire : nous assistons à un mouvement général d'éclosion et de diffusion de normes mondiales. Il est fascinant de constater que la plus aboutie n'a pas été publiée par le Bureau international du travail mais par un organisme privé, l'Organisation internationale de normalisation (ISO). Après avoir établi des normes dans tous les domaines, cet organisme a investi le champ social en créant la norme ISO 26 000 qui donne des lignes directrices aux entreprises et aux organisations pour opérer de manière socialement responsable. Elle a été refusée par beaucoup de pays, mais c'est la meilleure synthèse des normes sociales émergentes en Europe et aux États-Unis. Quand on dirige un grand groupe, on s'efforce de dépasser les législations nationales et on fait naître des normes internationales. Le législateur doit tenir compte de cette complexité supplémentaire : le management international des entreprises fait apparaître des normes mondiales et il s'irrite un peu vite des éventuels frottements avec des règles nationales.

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