Intervention de Gilles de Robien

Réunion du 30 octobre 2014 à 10h30
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Gilles de Robien, ancien député, ancien ministre, délégué du Gouvernement français à l'Organisation internationale du travail, OIT :

C'est un réel plaisir pour moi de revenir dans cette institution et de rencontrer la nouvelle génération de parlementaires. Je crois me souvenir que la première des commissions créées pour étudier l'aménagement et la réduction du temps de travail l'a été à l'initiative de Philippe Séguin dans les années 1990. J'ai moi-même été à l'origine de la création d'une commission avant de déposer une proposition de loi à ce sujet ; vous me demanderez certainement si, avec le recul, je déposerais un texte semblable et nous en reparlerons. Votre commission est donc la troisième qui se consacre à l'aménagement du temps de travail en un quart de siècle ; je m'en réjouis et vous en félicite. La question a trop souvent été abordée de manière frontale, binaire et idéologique. Pourtant, cette belle réflexion est d'ordre philosophique, économique et sociétale ; elle doit, pour cette raison, être abordée sans esprit partisan, et aussi sans démagogie.

Je me rappelle avoir dit, en prenant la parole à la tribune de l'Assemblée après que Mme Martine Aubry eut présenté son premier projet de loi, qu'il n'y a pas de corrélation entre temps de travail et produit intérieur brut (PIB), car il y a une différence entre la somme de travail individuel et le travail collectif. Ainsi, si l'on en croit l'encyclopédie en ligne Wikipédia, le PIB par habitant n'a cessé de croître en France, passant de 13 000 dollars dans les années 1980 à 45 000 dollars aujourd'hui, alors que le temps de travail a baissé : la durée annuelle moyenne du travail était d'environ 2 000 heures en France en 1960 et, pour ceux qui ont du travail, elle est actuellement plutôt de 1 700 heures. La production de richesse a donc plus que triplé cependant que le temps de travail diminuait de 15 %.

Je remarque aussi que la durée annuelle du travail individuel varie selon les États : elle est comprise entre 1 378 heures aux Pays-Bas - pays qui a beaucoup misé sur le travail à temps partiel – et 2 232 heures en Corée du Sud, pour une moyenne de 1 741 heures dans les pays membres de l'OCDE, la France se situant au sixième rang avec 1 554 heures.

La notion de partage du temps de travail a souvent heurté une partie de l'opinion publique ou de ses représentants. Il en est bien ainsi pourtant, en France comme ailleurs : certains n'ont-ils pas un travail à temps plein alors que d'autres n'en ont aucun ? C'est une forme de partage du temps de travail que l'on accepte ou que l'on n'accepte pas, mais elle existe de fait. Quand une entreprise dresse un plan de licenciement, on a bien d'un côté ceux qui conservent un travail à temps plein, d'un autre côté ceux qui se trouvent au chômage. Cette forme particulière – tout pour les uns, rien pour les autres – de partage du temps de travail a été adoucie par ceux-là mêmes qui refusaient le plus nettement la notion de partage du temps de travail, par le biais de la loi sur la sécurisation de l'emploi. Indemniser le chômage partiel, c'est bien partager le temps de travail : en période où les commandes, et donc la production, sont moindres, on permet à l'ensemble des salariés de l'entreprise de travailler moins, individuellement, afin de conserver intactes les capacités de production pour le jour où les commandes repartiront. L'indemnisation du chômage partiel a été l'une des belles innovations introduites dans notre droit sous la précédente présidence de la République.

Je souhaite aussi dire le mal que je pense du lien abusivement fait entre réduction du temps de travail et paresse. La chancelière Angela Merkel aurait, dit-on, comparé la France à un vaste Club Méditerranée. Or la réduction du temps de travail ne signifie en rien paresse ou oisiveté : le temps ainsi récupéré peut être utilisé pour se former, se cultiver, passer du temps en famille ou, grâce à la démocratisation des moyens de transport, aller faire connaissance des autres. On ne saurait envisager la réduction du temps de travail comme l'oisiveté des paresseux face au travail des courageux. Néanmoins, on ne peut prétendre résoudre la question du chômage par le seul prisme du temps de travail. Cette piste ne doit pas être négligée, mais à condition de tenir compte de la réalité économique, qui se rappelle toujours aux nations et aux entreprises.

L'exemple de l'accord signé à l'usine Volkswagen de Wolsburg dans les années 1990 m'avait beaucoup marqué au moment de rédiger une proposition de loi sur la réduction du temps de travail. Quelques parlementaires français, dont j'étais, s'étaient rendus sur le site, où nous avions rencontré responsables des ressources humaines et délégués du personnel. Alors que l'usine, et l'entreprise elle-même, étaient menacées de disparition par une crise majeure, les partenaires sociaux s'étaient réunis pour définir ensemble les moyens de sauver le site, et ils s'étaient accordés sur une réduction draconienne du temps de travail – autour de 30 heures hebdomadaires – assortie d'une diminution non proportionnelle des rémunérations. L'accord a permis à l'entreprise de passer ce cap très difficile, et Volkswagen est maintenant le premier constructeur automobile européen. Ainsi, par une négociation réaliste au sein de l'entreprise, les partenaires sociaux ont sauvé des dizaines de milliers d'emplois immédiatement et permis à Volkswagen de repartir de manière très dynamique les années suivantes. C'est un exemple à méditer pour ce qu'il dit de la capacité de négociation, de la responsabilisation des partenaires sociaux, du réalisme économique et de la solution transitoire trouvée, qui a permis de préserver intégralement l'emploi sur le site, si bien qu'une production considérable a pu redémarrer par la suite… qui demande peut-être que des heures supplémentaires soient maintenant travaillées ! Ma conviction est en tout état de cause que mieux vaut travailler à temps partiel que chômer.

Sur le plan économique, la plus grande prudence s'impose. Des mesures systématiques, généralisées et obligatoires sont contre-performantes car les entreprises sont diverses par les produits qu'elles fabriquent, leurs concurrents, la variété des métiers qui y sont exercés et le degré de pénibilité de ces métiers, et aussi par la fluctuation des marchés, avec des périodes d'euphorie et de disette. C'est pourquoi j'étais opposé à la généralisation de la réduction du temps de travail instituée par Mme Aubry : elle me semble néfaste pour l'économie.

Toutefois, les mesures adoptées ont permis l'accélération, ou en tout cas la poursuite, des négociations lancées dans les entreprises grâce à la loi que nous avions fait voter et qui avait permis, en contrepartie d'une réduction du temps de travail, d'obtenir la flexibilité – mot qui fâchait alors et qui fâche peut-être moins aujourd'hui – au sein d'entreprises jusqu'alors bloquées sur 39 immuables heures hebdomadaires. La négociation rendue possible d'une réduction de charges en contrepartie d'une réduction de temps de travail permettait aux entreprises de mieux s'adapter au marché. Je le redis, des mesures générales et obligatoires peuvent avoir des effets contre-performants.

Je ne dispose pas des statistiques précises recensant les créations d'emplois permises par les différents dispositifs mais je crois me souvenir qu'en un an, la loi incitative que nous avons fait voter a conduit à la conclusion de plus de 3 000 accords d'entreprise, dans les plus grandes comme dans les plus petites. Selon les statistiques de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), le volet « offensif » du texte avait permis la création de 40 000 à 45 000 emplois et son volet « défensif » d'en sauvegarder entre 50 000 et 55 000. L'application de la loi a donc été un succès.

Il faut dire que j'avais pris soin de faire le tour de France des chambres de commerce et de rencontrer les partenaires sociaux pour expliquer l'esprit du texte, afin qu'il soit appliqué dans les meilleurs délais. De la sorte, les accords d'entreprise ont fleuri très rapidement et les partenaires sociaux se sont régalés, car ils ont pu avoir, enfin, des délégués dans les entreprises où il n'y en avait pas. La CFDT, en particulier, bien que réticente au départ, a tout de suite joué le jeu et est entrée dans de nombreuses entreprises. Ce dialogue social bouillonnant a donc, sous réserve de vérification, permis de sauver ou de créer un peu moins de 100 000 emplois. Ensuite est venue la première loi Aubry et, à cette occasion, une certaine rétention des accords d'entreprise a été commanditée par le ministère du travail en 1998, afin de transformer en « accords Aubry » des accords d'entreprise qui auraient dû être des « accords Robien »… En aurait-il été autrement que les « accords Robien » aurait plutôt été compris entre 3 300 et 3 400.

En conclusion, ce qui compte n'est pas le nombre d'heures travaillées individuellement mais la compétitivité de nos entreprises. Il est inexact de dire que l'on ne peut être compétitif si les salariés travaillent 30 ou 35 heures : l'important est le coût horaire de la production, qui détermine le prix de revient du produit. La productivité compte bien davantage que le temps de travail individuel de celles et ceux qui ont la chance de pouvoir travailler.

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