Madame la présidente, madame et messieurs les rapporteurs, monsieur le président de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques, mesdames et messieurs les députés, cette proposition de loi constitutionnelle vise à remplacer les termes « principe de précaution » figurant à l’article 5 de la Charte de l’environnement par ceux de « principe d’innovation responsable ».
Pour justifier cette révision, les signataires indiquent que le principe de précaution serait une source de blocage dans la mesure où, en se fondant sur ce principe, un grand nombre de réglementations, parfois lourdes, voire contestables, ont été prises dans différents domaines, tels que le secteur agricole ou industriel.
Ils estiment en outre que le principe de précaution seul, peut être un principe d’inaction, d’interdiction et d’immobilisme et que, ainsi, il freinerait l’innovation et serait un adversaire du progrès.
Ils estiment enfin que remplacer le principe de précaution par celui d’innovation responsable encouragerait la recherche à prendre en compte autant les opportunités que les risques.
Pour eux, le principe de précaution ne serait pas supprimé, car à leurs yeux, le principe d’innovation responsable constitue un principe plus large qui inclurait, entre autres, le principe de précaution.
En réalité, cette proposition de loi constitutionnelle a seulement pour effet d’introduire un changement sémantique, terminologique sans que le contenu juridique du principe soit modifié.
Le 27 mai 2014, le Sénat a adopté une proposition de loi constitutionnelle visant à modifier la Charte de l’environnement pour préciser la portée du principe de précaution, afin d’intégrer, ainsi que le préconise la présente proposition de loi, le principe d’innovation. Cette proposition de loi a été transmise à l’Assemblée nationale le 28 mai 2014.
Permettez-moi de rappeler l’état du droit. En l’état, l’article 5 de la Charte de l’environnement prévoit que : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
On rappellera que le principe de précaution a été affirmé pour la première fois par la loi dite « Barnier » du 2 février 1995, relative au renforcement de la protection de l’environnement. Il est défini comme le principe « selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût économiquement acceptable ».
Il convient également de se référer à l’article 1er de la Charte de l’environnement selon lequel « Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé ». Le champ d’application de l’article 5 de la Charte de l’environnement est limité aux dommages graves et irréversibles causés à l’environnement.
Le Conseil d’État a délimité ce champ de manière extensive en interprétant le principe de précaution à la lumière de l’article 1er de la Charte de l’environnement. Il a ainsi jugé que les articles 1er et 5 de la Charte de l’environnement ainsi que l’article L. 110-1 du code de l’environnement impliquent que « le principe de précaution s’applique aux activités qui affectent l’environnement dans des conditions susceptibles de nuire à la santé des populations concernées ».
Le champ du principe de précaution tel qu’il résulte de l’article 5 de la Charte de l’environnement est en tout état de cause plus restreint qu’en droit de l’Union.
En effet, le traité de Maastricht a introduit le principe de précaution en matière environnementale et sanitaire, qui fait aujourd’hui l’objet de l’article 191, paragraphe 2 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.
L’application explicite de ce principe a été faite lorsque la Cour de justice des communautés européennes a validé une décision prise par la Commission d’interdire les expéditions de bovins, viandes bovines, des produits dérivés et de farines animales en provenance du Royaume-Uni, afin d’éviter la propagation de la maladie de la vache folle. Puis, le juge communautaire a élevé ce principe en principe général du droit de l’Union et l’a étendu au domaine de la sécurité des consommateurs.
En premier lieu, la mise en oeuvre de ce principe incombe seulement aux autorités publiques et non aux personnes privées, entreprises en particulier. Ainsi, si ces dernières doivent respecter les mesures prises par les autorités publiques, elles ne doivent pas elles-mêmes mettre en oeuvre les exigences constitutionnelles fixées par l’article 5. Le respect du principe de précaution ne donne donc pas de nouvelle compétence aux autorités publiques, mais contraint l’exercice de leurs compétences.
En second lieu, le juge contrôle le respect du principe de précaution par les autorités publiques. C’est le cas du Conseil constitutionnel.
À ce jour, le juge constitutionnel n’a eu à appliquer l’article 5 qu’une seule fois, lorsqu’il a été amené à contrôler la constitutionnalité de la loi du 25 juin 2008 relative aux organismes génétiquement modifiés.
Parallèlement, cette loi a institué un Haut conseil des biotechnologies chargé d’éclairer le Gouvernement sur toute question intéressant les OGM ou toute autre biotechnologie et de formuler des avis en matière d’évaluation des risques pour l’environnement et la santé publique que peut présenter le recours aux OGM.
Le Conseil constitutionnel a estimé que ces dispositions n’avaient pas violé l’article 5 de la Charte de l’environnement. Pour conclure en ce sens, le juge a effectué un double contrôle : un contrôle restreint sur l’existence du risque, un contrôle entier sur les obligations procédurales permettant le respect et la mise en oeuvre du principe de précaution.
Le juge administratif s’est également prononcé. Le Conseil d’État, dans l’affaire concernant la société Orange France, a reconnu l’invocabilité de l’article 5 de la Charte de l’environnement et a exercé un contrôle normal sur les mesures d’urbanisme prises par l’administration en application du principe de précaution. Il s’agissait de l’opposition à l’installation d’antennes.
Enfin, et même s’il n’est pas possible d’en tirer des conclusions générales, il peut être souligné que ce contrôle du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État a donné lieu, dans les jurisprudences citées, à la remise en cause d’une application trop « précautionneuse » du principe de précaution.
En effet, dans la décision du 19 juin 2008, le Conseil constitutionnel a rejeté le grief tiré de ce que l’autorité publique aurait dû interdire la culture d’OGM au nom du principe de précaution, ce qui montre bien que ce principe ne doit pas être interprété comme impliquant une règle d’abstention faisant obstacle à l’activité et à l’innovation des entreprises.
En outre, dans l’arrêt Société Orange France, le Conseil d’État a annulé l’arrêté municipal s’opposant à l’installation des antennes-relais.
L’article 5 introduit dans notre droit un principe d’action et non d’abstention, contrairement aux critiques qui sont souvent adressées à son encontre. En effet, le principe de précaution est parfois présenté comme impliquant qu’en l’absence de certitude sur l’absence de risque, il convient de s’abstenir d’agir afin d’éviter la réalisation d’un dommage irréversible. En ce sens, ce principe aurait pour effet l’inaction face au risque, selon l’interprétation de M. le rapporteur. Tel n’est toutefois pas le sens de l’article 5.
Au contraire, le principe de précaution doit s’entendre comme un principe d’action, mais sa spécificité est de prévoir que, dans certains cas, l’action devra être précédée du respect d’exigences de nature procédurale afin d’évaluer les risques encourus compte tenu de la nature des dommages qui pourraient survenir. Il prévoit, pour toute activité susceptible de causer un dommage incertain à l’environnement en l’état des connaissances scientifiques, la mise en place de procédure de contrôle et d’évaluation continue des risques encourus.
En outre, ce principe permet l’édiction de mesures qui ne sont pas précisées par la Constitution. En revanche, ces mesures – autorisation sous condition ou interdiction, par exemple – doivent être proportionnées et provisoires, donc révocables à tout moment. Quel que soit le résultat de ces contrôles et évaluations, la décision finale d’autorisation ou d’interdiction relève de l’autorité publique qui doit s’appuyer sur des expertises scientifiques.
Comme je l’ai indiqué en introduction, la proposition de loi n’a pour objet que d’introduire un changement sémantique à l’article 5 de la Charte, sans que soit modifié le principe. En réalité, la portée de cette proposition de loi, comme celle adoptée par le Sénat, est plus « psychologique » que juridique.
Si le principe de précaution a bien été appréhendé par le juge, il a peut-être été mal interprété par quelques médias. Face à la gravité de certains risques environnementaux, les médias et certains responsables publics ont pris peur et se sont emparés du principe de précaution pour s’opposer à toute innovation scientifique. Une confusion a notamment été introduite entre le principe de précaution et le principe de prévention.
Le premier principe porte sur des risques incertains, qui ne sont pas connus, alors que le second porte sur des risques identifiés et connus. Cette peur a eu un impact sur le secteur de la recherche dans la mesure où, sous la pression médiatique, certains champs de recherche ont été abandonnés en France, je pense au secteur de la biotechnologie. Lorsqu’il s’est agi de voter sur le principe de la recherche sur les cellules-souches embryonnaires – je me permets de dire au rapporteur de la proposition de loi qu’il devrait s’en souvenir – son groupe avait mis en avant le principe de précaution alors qu’il s’agissait d’une avancée technologique majeure.