Intervention de Céline Gauer

Réunion du 26 novembre 2014 à 17h00
Commission d'enquête relative aux tarifs de l'électricité

Céline Gauer, directrice de la direction « Marchés et cas :

énergie et environnement » à la direction générale de la concurrence de la Commission européenne. Je remercie votre commission d'enquête de m'avoir invitée pour apporter un éclairage européen sur le sujet très important auquel elle consacre ses travaux.

Si la construction d'une Union européenne de l'énergie est une des priorités de la Commission Juncker, l'attention que la Commission porte aux questions énergétiques n'est pas nouvelle. Vous le savez, la politique européenne en matière de concurrence s'articule autour de trois axes :

– la sécurité d'approvisionnement, dont les récentes évolutions géopolitiques nous ont rappelé à quel point elle était essentielle à nos économies ;

– le développement durable, particulièrement mis en exergue en vue de la tenue de la conférence internationale de Paris l'année prochaine, et pour lequel l'Europe se veut à l'avant-garde ;

– la compétitivité et, plus généralement, l'accès de tous les consommateurs à l'énergie, qu'il s'agisse des ménages, des PME ou des grandes entreprises.

C'est à ce dernier aspect, qui est, je crois, au coeur de vos débats, que je consacrerai mon propos.

À l'évidence, les prix de l'électricité en Europe sont élevés : plus du double de ceux que l'on observe aux États-Unis ou en Russie, et supérieurs de 20 % aux prix pratiqués en Chine. Cela pose une réelle question de compétitivité pour nos entreprises.

Pour comprendre d'où viennent ces écarts, il convient de distinguer les trois composantes de ce prix.

D'abord les coûts d'infrastructure : réseaux, lignes à haute tension, etc. Dans la plupart des États membres, le réseau est d'excellente qualité, ce qui explique que les coûts soient légèrement supérieurs à ce que l'on observe en dehors de l'Union.

Ensuite les taxes, notamment celles qui financent les énergies renouvelables et que la plupart des États membres ont largement répercutées sur la facture d'électricité des consommateurs.

Enfin la fourniture, c'est-à-dire le coût de l'électron. Cette composante dépend beaucoup du mix énergétique que chaque État membre a eu, conformément aux règles du traité, la liberté de choisir. Alors qu'aux États-Unis le développement massif du gaz de schiste a eu un effet direct sur les prix du gaz et de l'électricité, notre influence sur l'accès aux richesses naturelles existant dans les différentes régions du monde est évidemment limitée.

Cela étant, la hausse du prix de l'électricité ces dernières années ne résulte pas tant de celle du coût de l'électron que de celle du coût des réseaux, qui ont dû se moderniser pour accueillir une part croissante d'électricité d'origine renouvelable ; et, surtout, de l'augmentation des taxes et autre levées parafiscales : jusqu'à 130 % d'augmentation pour les entreprises au cours des cinq dernières années.

Ce décor étant dressé, je tenterai de répondre successivement à trois questions.

Premièrement, pour quelles raisons le législateur européen – c'est-à-dire le Conseil et le Parlement – a-t-il choisi de répondre par l'ouverture des marchés et par la concurrence au défi que représente le coût de l'électricité et de l'énergie en général ?

Deuxièmement, dans quelle mesure les tarifs réglementés sont-ils contraints par le droit européen ? Quelles sont les limites ? Quelle est la situation dans les autres États membres ?

Troisièmement, de quelles marges de manoeuvre le législateur national dispose-t-il pour aider les entreprises électro-intensives à faire face à la compétition internationale ? Est-il exact que la Commission vous empêche de prendre les mesures que vous pourriez juger appropriées ?

Le législateur européen a fait le choix, depuis le début des années 1990, d'ouvrir les marchés, de les interconnecter et de laisser la concurrence se développer. Mais cette libéralisation n'est pas synonyme de dérégulation et de concurrence sauvage, au contraire ! Le cadre réglementaire européen est extrêmement contraignant pour les entreprises en matière d'électricité et de gaz. Ces ressources sont essentielles pour les consommateurs et l'on ne peut laisser libre cours au marché.

De nombreux « gendarmes » sont équipés pour s'assurer du respect des règles : les régulateurs nationaux, comme la CRE (Commission de régulation de l'énergie) en France, les autorités nationales de concurrence et, au niveau européen, la Commission. L'activité intense de la Commission ces dernières années contre les ententes et des abus de positions dominantes dans ce secteur est d'ailleurs le signe de l'importance que nous accordons aux marchés du gaz et de l'électricité.

Nous considérons la concurrence comme un moyen, certainement pas comme une fin. Ce que nous souhaitons, ce sont des marchés qui fonctionnent pour le bénéfice des consommateurs. En l'espèce, il est démontré que la concurrence permet une allocation efficace des ressources et qu'elle incite les entreprises qui exploitent les centrales à l'efficacité, à l'accroissement de leur rendement et à l'optimisation des outils de production. Elle permet aussi de développer des services appréciés des consommateurs et de réduire la consommation d'énergie. On exerce ainsi une pression sur les prix.

L'observation des marchés du gaz en Europe est à cet égard riche d'enseignements. Dans les pays d'Europe orientale où un seul fournisseur a des positions de marché très fortes, les prix sont beaucoup plus élevés que ceux qui se pratiquent en Allemagne, par exemple, où l'on a procédé à une libéralisation tout à fait réussie.

Si la concurrence conduit, comme nous en avons ici une preuve, à une baisse significative des prix pour les consommateurs, elle offre aussi des signaux de prix utiles. La modération de la consommation d'électricité et d'énergie en général est un point clé de la lutte contre le changement climatique et de notre politique de développement durable. Sans ces signaux de prix, l'inefficacité s'installe et la consommation devient totalement déraisonnable.

Enfin, la concurrence ouvre des opportunités de développement pour les entreprises. Il me semble important de le souligner en France, où l'entreprise nationale EDF a su en profiter pour remporter de nombreux succès à l'étranger. Elle est aujourd'hui présente dans au moins treize États membres, avec des positions de marché significatives dans des pays comme la Pologne, le Royaume-Uni ou l'Italie.

Dans ce contexte d'ouverture des marchés, quelle place reste-t-il pour la réglementation ? Les tarifs réglementés constituent aujourd'hui un phénomène relativement rare et en voie de réduction rapide dans les pays européens. La France est un des derniers États membres à les conserver. Même pour les PME, qui font l'objet d'une réglementation différente, seuls sept pays gardent ce type de tarifs, dont la Bulgarie, la Hongrie, la Roumanie, la Slovaquie et l'Espagne. Pour les ménages, les tarifs réglementés sont un peu plus répandus, mais, compte tenu des plans d'abandon en cours, il ne restera très prochainement que huit États membres à les pratiquer.

Le cadre réglementaire européen fixe deux types de contraintes à l'élaboration des tarifs.

D'abord, les directives de libéralisation des marchés du gaz et de l'électricité, telles qu'interprétées par la Cour de justice de l'Union européenne, laissent aux États membres qui le souhaitent la possibilité de garder des tarifs réglementés, pour autant que ceux-ci répondent à quatre exigences :

– ils doivent être absolument nécessaires pour protéger les consommateurs ;

– ils doivent être proportionnés, non seulement en fonction des catégories de consommateurs mais aussi dans la durée, ce qui signifie qu'ils sont considérés par la Cour comme un dispositif transitoire et limité dans le temps :

– ils doivent être transparents et non discriminatoires ;

– ils ne doivent pas faire obstacle à l'accès des autres entreprises européennes au marché, ce qui implique évidemment qu'ils ne peuvent pas être inférieurs aux coûts.

Du point de vue maintenant du droit de la concurrence, il faut d'abord mentionner l'interdiction des aides d'État : c'est ainsi que la Commission a engagé une procédure contre la France pour les tarifs réglementés « jaune » et « vert » applicables aux industriels et très inférieurs aux prix de marché. Cette procédure s'est conclue en 2012 par l'adoption d'une décision qui a pris acte de l'engagement de la France à mettre un terme à ces tarifs à la fin de 2015 et de mettre en place le mécanisme de l'ARENH, qui permet à une concurrence de se développer. Il est évident que l'existence d'un monopoliste suppose qu'on l'encadre très sévèrement, mais l'ouverture du marché permet également de le soumettre à une pression concurrentielle qui pourra aboutir à la disparition des tarifs réglementés. C'est dans cette logique dynamique que s'inscrit la décision de la Commission.

Vous me demandiez, monsieur le président, où nous en étions de cette procédure.

La France s'est engagée à soumettre à la Commission une méthodologie de calcul du prix de l'ARENH – lequel prix, en attendant, a été fixé à 42 euros. Nous avons reçu cette méthodologie et nous l'examinons à l'aune des critères de compatibilité qui avaient été posés : elle doit être objective ; elle doit s'appuyer sur des principes comptables reconnus et établis ; elle doit permettre le développement d'une concurrence effective sur le marché. L'affaire étant pendante, je ne peux malheureusement pas vous faire part de nos conclusions préliminaires.

D'autre part, les règles du traité s'opposent à ce que les tarifs réglementés conduisent l'entreprise qui les pratique de faire de la « prédation », c'est-à-dire de la vente en deçà des coûts de production. Si EDF fournit des clients ou des groupes de clients en dessous de ses coûts, cela revient à un verrouillage total du marché puisqu'aucune entreprise rationnelle ne pourra venir concurrencer l'opérateur historique sur cette base.

Une fois ces limites connues, de quelles marges de manoeuvre les États membres disposent-ils pour préserver la compétitivité de leurs industries électro-intensives ?

Ces marges existent, sachant que la restriction la plus importante qui leur est posée est la nécessité de payer : ce que les électro-intensifs ne paieront pas sera supporté par les ménages, par les PME ou par d'autres entreprises dans d'autres secteurs, moins consommateurs d'électricité mais peut-être tout aussi essentiels pour la compétitivité, la croissance et l'emploi.

Si l'on se réfère aux débats qui se sont tenus récemment en Allemagne, les choses sont claires : quelqu'un doit acquitter la facture, et il appartient dans une très large mesure au législateur national de déterminer comment on répartit celle-ci. Ce choix démocratique et politique est le vôtre.

En effet, l'essentiel de l'accroissement du prix de l'électricité relève aujourd'hui des taxes, en raison de la décision prise par de nombreux États membres de financer les énergies renouvelables par des prélèvements qui grèvent les factures d'électricité.

Encore ne s'agit-il pas de taxes ordinaires. Dans la logique habituelle d'une économie de marché, les opérateurs économiques doivent supporter les charges qui leur incombent normalement dans leur activité. Or, s'agissant des énergies renouvelables, c'est l'avenir que l'on finance : il s'agit d'organiser une transition vers une économie sans carbone et durable dans laquelle l'Europe veut être pionnière, et le coût de cette transition peut être difficile à supporter pour les entreprises dont la consommation électrique est particulièrement élevée.

La Commission a reconnu ce problème. Ainsi, les lignes directrices applicables aux aides d'État dans l'environnement et l'énergie qui viennent d'être adoptées laissent une large possibilité aux États membres d'exempter les entreprises du financement des énergies renouvelables. Plus de soixante-huit secteurs ont été définis en fonction de leur exposition au commerce international et de leur électro-intensivité, avec une pondération entre ces deux paramètres. Ils pourront bénéficier d'exemptions allant jusqu'à 85 % de la facture.

De nombreux pays ont déjà des dispositifs de cette sorte. En France, la CSPE (contribution au service public de l'électricité) est fortement plafonnée pour les électro-intensifs. Quant au dispositif allemand, la décision concernant le système futur a été prise avant l'été et la procédure concernant le système ancien s'est achevée hier par une décision reconnaissant la possibilité d'exempter les électro-intensifs de ce financement, sous réserve de respecter les lignes directrices.

Les tarifs des réseaux offrent également des marges de manoeuvre pour exempter partiellement les électro-intensifs. Il appartient en effet aux régulateurs nationaux de déterminer les tarifs d'utilisation du réseau, dont on sait qu'ils ont considérablement augmenté et représentent aujourd'hui une part très significative de la facture. Or ces tarifs peuvent tenir compte de la contribution particulière que les électro-intensifs apportent à la stabilité du réseau. Certains États membres le font – dont l'Allemagne, de manière certes excessive – ce qui a conduit à l'ouverture d'une procédure par la Commission. La consommation très stable de ces industries se traduit par un bénéfice pour le réseau, et il est possible de le traduire en termes de prix du moment que la méthodologie est cohérente, non discriminatoire et appliquée à tous.

Pour en venir au dernier aspect, la part de la production d'électricité, je n'imagine pas que vous puissiez suggérer que l'on donne aux électro-intensifs un accès à une énergie en dessous de ses coûts de production. Il en résulterait en effet des déficits structurels. En outre, cela reviendrait à jeter de l'argent par les fenêtres : on sait bien qu'une activité non rentable – sauf s'il s'agit d'assurer la transition vers les énergies renouvelables – est un frein pour l'économie et une perte pour la société. Enfin, une telle pratique contreviendrait aux règles de l'OMC (Organisation mondiale du commerce), qui interdisent les subsides de ce type.

Dès lors, la seule manière de réduire la part « énergie » de la facture est d'avoir des marchés ouverts, bénéficiant par exemple de l'électricité renouvelable produite à très bas prix par nos voisins. On pourra ainsi faire baisser les prix du marché de gros et, à terme, ceux du marché de détail. La libéralisation exercera une pression sur les prix en évitant les abus de position dominante des fournisseurs, moyennant une concurrence organisée et surveillée et une politique européenne d'approvisionnement volontariste et efficace.

Cette démarche favorise également l'efficacité énergétique. Les entreprises européennes ont fait des progrès considérables en la matière mais il reste beaucoup à faire. Là encore, il appartient à la Commission de faire appliquer de façon stricte les règles de concurrence aux entreprises privées ou publiques présentes sur ces marchés.

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