Intervention de Michel Godet

Réunion du 26 novembre 2014 à 14h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Michel Godet, économiste, membre de l'Académie des technologies :

Lorsque vous m'avez invité, je me suis dit : pourquoi s'interroger encore sur les 35 heures après tant de rapports, y compris ceux auxquels j'ai participé dans le cadre du Conseil d'analyse économique (CAE). En fait, après avoir lu le compte rendu de certaines de vos auditions, je vous félicite de cette initiative car il y a en effet un grand besoin de pédagogie sur ce sujet.

Je vous ai remis un document, que je vais commenter.

Vous y trouverez un extrait de l'audition à laquelle on m'avait invité ici même en 2003 sur le même thème. On se rend compte que les problèmes demeurent et qu'on se pose les mêmes questions aujourd'hui, avec cependant des progrès : à l'époque, on s'interrogeait sur le fait de savoir si les 35 heures, dont le coût était estimé entre 10 et 20 milliards d'euros, avaient créé 300 000 emplois – au lieu des 700 000 prévus –, alors qu'aujourd'hui peut-être conclurez-vous qu'elles n'en ont pas créé, voire qu'elles en ont détruit.

En 1997, je faisais déjà partie des deux ou trois économistes à être résolument hostiles à cette mesure, et ce, non par idéologie, car je suis et reste pour le partage du travail quand une entreprise est en difficulté. En 2003, constatant dans notre pays des inégalités fortes et croissantes en termes de temps libre, j'avais pensé à l'idée d'un impôt sur ce dernier pour les corriger. Si cela était naturellement ubuesque, je m'étais dit qu'on pourrait au moins encourager les fourmis, l'intérêt bien compris des cigales étant qu'il y ait le maximum de fourmis qui s'activent. Or cette vision n'a pas changé, car si tout le monde devenait des cigales, elles mourraient.

Je suis d'ailleurs passé pour un farfelu quand je disais en 2002 qu'il fallait rendre les heures supplémentaires non imposables. L'idée est ensuite venue à l'oreille du président Sarkozy par l'intermédiaire d'Hervé Novelli, mais je n'ai pu obtenir que l'Elysée ne commette pas la bêtise de supprimer les charges afférentes, qui relèvent de la solidarité.

Aujourd'hui, je constate que les 35 heures n'ont pas créé d'emplois, voire qu'elles en ont supprimé, ce qu'il serait important d'acter.

De même, on observe un recul du PIB par habitant depuis 1980. Le document distribué rappelle que si Rexecode a montré à la fois que les statistiques de l'OCDE sur lesquelles je m'appuyais n'étaient pas comparables et que, quelles que soient les données retenues – celles d'Eurostat ou celles, retraitées, de l'OCDE –, si on travaille plus ou moins, selon les calculs, par actif occupé, en Allemagne qu'en France, le travail par habitant, qui est le critère le plus important, est nettement plus élevé outre-Rhin alors qu'il est un des plus faibles des pays développés en France. L'écart entre les deux pays est de trois à quatre semaines. Ma conclusion de 2003 est donc confirmée par des chiffres : ce n'est pas en ramant moins qu'on avance plus vite !

Depuis 1980, en taux de croissance du PIB par habitant exprimée en parité de pouvoir d'achat sur une base de 2008, nous sommes systématiquement en dessous de la moyenne européenne. Le résultat est que le PIB de la France qui, en 1980, était comparable à celui de l'Allemagne par habitant et de 20 % au-dessus du Royaume-Uni, est en 2013 20 % en dessous de celui de l'Allemagne et rattrapé par celui du Royaume-Uni. Il faut donc remettre la France au travail.

En termes de compétitivité, depuis 2001, nos parts de marché baissent, en raison d'une augmentation du coût du travail. Dans l'industrie manufacturière, on avait en 2000 un coût du travail 10 % inférieur à celui de l'Allemagne, alors qu'aujourd'hui celui-ci est de même niveau. Et, en intégrant les services, on était 10 % moins cher et on est devenu 10 % plus cher.

C'est d'ailleurs une erreur d'opposer les services à l'industrie en matière de compétitivité, car les deux sont inséparables. Je rappelle que les régions les plus industrielles sont les plus affectées par la crise, en raison de notre manque de compétitivité. Or l'avenir n'est ni au secondaire, ni au tertiaire, mais au quaternaire, c'est-à-dire l'activité consistant à vendre un service incorporant des biens. Ainsi, lorsque Michelin loue des pneus aux transporteurs, il a intérêt à ce que ses services de location soient efficaces et compétitifs. Bref, si on n'est pas compétitif sur les services, on ne l'est pas sur les biens.

En tout cas, il est évident que les industries qui ont dû payer 39 heures des personnes travaillant 35 ont – sous réserve d'éventuels gains de productivité dans certains cas – perdu en parts de marché et en compétitivité. Ce faisant, on a aussi perdu en emplois car des entreprises sont allées produire ailleurs ce qu'elles ne pouvaient plus produire dans des conditions compétitives chez nous.

Les économistes ont une lourde responsabilité dans l'incompréhension d'un certain nombre de problèmes par le grand public ou les médias. Ainsi, la définition de la pauvreté n'est qu'un indicateur d'inégalité : si vous doublez le revenu de tous les Français, vous ne diminuez pas le nombre de pauvres, car ceux-ci correspondent à ceux qui gagnent moins que la moitié du revenu médian. Il en est de même de la productivité, qui est un concept difficile à définir. D'où la notion de productivité apparente du travail, qui n'est plus guère utilisée en tant que telle et correspond au PIB par actif occupé et par heure de travail. Or nous enregistrons dans ce domaine le taux le plus élevé d'Europe, ce qui a laissé certains penser qu'on pourrait moins travailler que les autres. Mais il s'agit d'un indicateur d'exclusion. Pour donner une image, quand vous faites courir les 50 % des élèves d'une classe courant le plus vite – correspondant à la productivité apparente du travail –, la moyenne de vitesse est plus élevée que celle de toute la classe. Reste que ce qui compte, en termes de richesses créées, c'est que tout le monde coure.

De la même manière, en termes d'insertion des chômeurs, on sait que lorsqu'on remet les gens au travail, si, dans un premier temps, ils ne sont pas très productifs, ils reprennent ensuite confiance et peuvent redevenir compétitifs. Mieux vaut donc insérer les chômeurs que leur donner une formation ou les indemniser dans des stages parking.

Sous le gouvernement Jospin, on a créé 2 millions d'emplois marchands, beaucoup plus que sous le gouvernement Rocard, qui a connu pourtant une croissance très forte de plus de 4 % par an, niveau qu'on ne reconnaîtra pas – ce serait déjà bien d'avoir un taux de 1 % et il faut arrêter de penser qu'on va financer la dette par le retour de la croissance. Mais ces créations d'emplois sont moins dues aux 35 heures – on créait d'ailleurs plus d'emplois sans elles, comme l'a montré Rexecode – qu'à la réduction du coût du travail non qualifié instaurée par M. Balladur en 1993. De fait, personne n'oserait revenir sur cette mesure, car on sait que certaines personnes ne sont pas embauchées parce qu'elles coûtent trop cher.

Cela pose la question du SMIC, qui est devenu un des salaires minimums les plus élevés des pays de l'OCDE. Je pense qu'il faudrait distinguer plusieurs niveaux de SMIC suivant les territoires car on ne vit pas correctement avec le SMIC en Île-de-France alors que c'est le cas dans le Cantal ou le Loir-et-Cher. Je suis pour un revenu minimum d'activité – qu'il faut distinguer du salaire minimum –, qui vienne par un impôt négatif compenser les revenus bas. Ce qui compte, c'est que les gens soient employés.

Un mot sur ce que j'appelle les « oubliés de la réduction du temps de travail (RTT) ». Dans certaines professions, libérales notamment, plus vous augmentez les charges, plus on doit travailler pour compenser… et permettre aux autres d'en profiter. Or, dans certaines mutuelles d'assurance, le problème n'est pas les 35 heures, puisque les salariés sont déjà à 31 heures, mais de revenir progressivement à une durée de travail plus longue. Et à l'INSEE, j'ai appris que l'on pouvait avoir jusqu'à trois mois de congés par an, soit une semaine par mois.

Avec des services publics – auxquels je suis très attaché – fonctionnant ainsi à mi-temps, c'est l'ensemble de l'économie française qui ne fonctionne pas bien. J'observe par exemple qu'il ne se passe plus rien en France dans ce domaine dans les périodes scolaires, sans compter les journées de grève, qui ont lieu en dehors de ces périodes. On ne peut continuer d'avoir une France à plusieurs vitesses. Je rappelle qu'un fonctionnaire qui, comme moi, a travaillé pendant 32 ans dans la fonction publique sur 48 ans de vie professionnelle, touche davantage à la retraite qu'en activité.

À cet égard, si je suis pour une prime de pénibilité, c'est à condition qu'il y ait une prime de moindre pénibilité pour ceux ayant des métiers peu fatigants. On pourrait donc supprimer la barrière de départ à la retraite à 65 ans pour les fonctionnaires, alors qu'elle est de 70 ans dans le privé.

Sur l'arithmétique du temps de travail, je ne résiste pas à rappeler les propos d'Alfred Sauvy dans son livre La Machine et le chômage, qui sont toujours très actuels : « Il y a toujours un compromis possible entre une rémunération et une réduction du temps de travail, mais il est vain de prétendre consommer deux fois le même progrès (…). En tout cas, l'erreur majeure à ne pas commettre est l'uniformité et la rigidité ».

Il faut à cet égard dénoncer le fait que les 35 heures aient « cassé » le temps partiel, qui progressait d'un point par an en part de travail. Comment peut-on demander aux gens de travailler moins dans la semaine et plus dans la vie ? Cette réforme a procédé d'une vision trop mécanique et idéologique des choses : les individus ne sont pas des petits soldats qu'on peut régler comme des machines !

J'en ai longuement discuté avec Pierre Larrouturou : sur le papier, en instaurant une année sabbatique, on pourrait libérer 15 % des emplois et résoudre la question du chômage. Mais la société ne fonctionne pas comme une chaudière qu'on pourrait régler de façon centralisée : c'est une somme d'ajustements individuels de comportements, dépendant des circonstances.

De même, dans une préface à un livre de Jérémy Rifkin, Michel Rocard avait dit qu'il fallait partager le travail puisqu'il y avait moins d'emplois. Or c'est à ce moment qu'on n'a jamais autant créé d'emplois marchands dans le monde, y compris en France.

Avec 1 milliard d'euros, on crée en effet sur le papier 50 000 emplois. Reste qu'il fallait éviter de subventionner la RTT avec les 35 heures, puis de subventionner, avec les heures supplémentaires non imposables, le fait de travailler un peu plus, ce qui revient presque à payer des gens pour creuser des trous et d'autres pour les remplir ! Beaucoup d'amis de gauche me disent d'ailleurs que j'ai raison sur les 35 heures, mais qu'ils ne peuvent le dire à la télévision…

En 2007, dans un article du Monde, je pensais qu'on avait définitivement enterré le problème. Mais aujourd'hui, dans l'administration territoriale et les hôpitaux, on se pose la question d'un retour à 37 heures payées 35. Je rappelle que l'absentéisme dans les collectivités territoriales est de 26 jours, soit presque une semaine par an.

Par ailleurs, il faut des temps morts pour vivre le lien social, ce sur quoi la CFDT m'a approuvé. Quand les salariés font grève à la SNCF, c'est moins parce qu'ils sont malheureux que parce que c'est le seul moment qu'ils ont pour se voir. Une grève est aussi un moyen pour recréer du lien qu'on a perdu du fait des 35 heures.

En fin de compte, quand on a une idée, qu'on la croit bonne et qu'on est les seuls à l'avoir, c'est qu'elle n'est pas si bonne que cela. Comme aucun pays ne nous a suivis sur les 35 heures, on ferait mieux de faire marche arrière.

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