Intervention de Jean-Claude Ameisen

Réunion du 26 novembre 2014 à 9h30
Commission des affaires sociales

Jean-Claude Ameisen :

Merci à tous pour la richesse et la diversité de vos questions.

S'agissant de la fin de vie, deux problèmes ont particulièrement incité le CCNE à approfondir sa réflexion.

D'abord, qu'est-ce qu'une délibération et une décision collégiale ou collective ? Dans le premier cas, elle est prise par un collège de personnes choisies à cette fin, mais non dans le second. Ce problème se pose d'ailleurs dans d'autres domaines que la fin de vie.

L'autre question est celle, extrêmement douloureuse, de la fin de vie des nouveau-nés. La loi Leonetti s'applique à tout ce que le législateur a appelé « phase avancée d'une affection grave et incurable » et qui est extrêmement difficile à définir. Une personne tétraplégique est dans une phase avancée d'une affection grave et incurable, mais n'est pas en fin de vie. Les nouveau-nés dont nous parlons ne le sont pas non plus, un peu comme Vincent Lambert, mais l'importance du handicap conduit à se demander s'il faut poursuivre l'hydratation et l'alimentation. Cette situation doit être distinguée de celle, plus simple, des personnes en phase terminale d'une affection grave et incurable. Il s'agit alors de savoir comment accompagner une fin de vie qui, de toute façon, aura lieu. Le fait d'avoir soumis à une même approche ces deux situations qui sont extrêmement différentes, comme l'a montré le cas de Vincent Lambert, est une source de complexité supplémentaire. Il faudrait selon nous les traiter séparément.

Dans notre rapport, nous avons commencé par constater ce que nous avons qualifié de scandale : d'après les données dont nous disposons, 80 % de nos concitoyens en fin de vie n'ont pas accès à des soins palliatifs. En d'autres termes, la loi visant à garantir le droit à l'accès aux soins palliatifs, adoptée il y a quinze ans, ne se traduit toujours pas dans la réalité.

En outre, nous sommes sans doute le seul pays d'Europe où l'on ne meurt pas chez soi, mais à l'hôpital ou en institution. Nous estimons que l'on pourrait peut-être faire de grands progrès à condition de ne pas se focaliser sur l'approche propre à notre système de santé dans les tout derniers jours de la vie. Lorsque nous leur avons présenté notre rapport il y a un mois, nos collègues anglais et allemands étaient très surpris d'apprendre qu'en France les soins palliatifs correspondaient aux trois dernières semaines de la vie. Aux termes de la loi du 9 juin 1999, il s'agit pourtant de soins de support, d'un soulagement de la douleur et de la souffrance et d'un accompagnement humain dans toutes les circonstances de la vie où c'est nécessaire. Nous avons fait l'effort de construire des services de soins palliatifs qui sont dans leur immense majorité très bons, mais en ne leur donnant pour mission que de s'occuper des derniers moments : cela traduit notre difficulté à accompagner les personnes à tous les âges de la vie. L'adjectif « palliatifs » lui-même est éloquent : il s'agit de ce que l'on fait lorsque l'on ne peut pas faire autre chose. Cette formule ne suffit pas à qualifier le soulagement de la douleur.

Voilà pourquoi nous avons proposé que l'on réfléchisse, à l'occasion de la loi santé et de la loi relative à l'adaptation de la société au vieillissement, à des réformes qui pourraient avoir des conséquences majeures sur l'accompagnement en fin de vie, au lieu de se focaliser sur la fin de vie en elle-même.

À cet égard, cela a été dit, la situation dans les EHPAD, mais aussi dans les maisons et institutions qui accueillent des personnes handicapées vieillissantes, est déplorable. 85 % des EHPAD n'ont pas d'infirmières de nuit, de sorte qu'au-delà d'une certaine heure, en cas de problème, on envoie la personne concernée aux urgences hospitalières. Or 13 000 personnes de plus de 75 ans y meurent au cours des heures qui suivent leur admission, alors que l'on savait qu'elles allaient décéder à moyen ou à court terme. Cet état de fait est poignant. Nous n'accompagnons pas les personnes en amont, de sorte qu'il n'est guère étonnant que nous ne sachions pas non plus le faire au cours des derniers jours de la vie.

Les services de soins palliatifs sont dédiés au soulagement de la douleur et de la souffrance ainsi qu'à l'accompagnement. Mais une personne un tant soit peu informée à qui l'on apprend qu'elle va être admise en soins palliatifs ne peut qu'en conclure, étant donné le taux de remboursement résultant de la tarification à l'activité, que des médecins pensent qu'elle ne sera plus là dans trois semaines. L'éthique biomédicale repose sur deux piliers : le droit de savoir et le droit de ne pas savoir. Or si les soins palliatifs sont les soins des trois dernières semaines de la vie, ceux qui les reçoivent ne peuvent pas ne pas savoir qu'ils sont condamnés, même s'ils préféreraient rester dans l'ignorance.

Il en va de même des directives anticipées. En Allemagne ou en Angleterre, celles-ci ne concernent pas seulement ce que la personne voudrait que l'on fasse lorsque la situation sera très grave du point de vue médical, mais aussi ce qu'elle souhaiterait, quand elle ne pourra plus exprimer sa volonté, quant à son logement, ses biens, la personne de confiance qui parlera en son nom. Cette manière de ne pas limiter les directives anticipées à la partie ultime de la vie, la plus douloureuse, encourage à en rédiger. Curieusement, d'après ce que j'en comprends, la personne de confiance au sens de la loi Leonetti n'est pas la même que celle qui se charge de défendre les droits de la personne dans les autres domaines. On a ainsi fait de la toute fin de vie un champ spécifique au lieu de viser le respect des droits de la personne de manière générale, face à toute forme de difficulté.

Du point de vue des coûts, le Comité estime, comme la commission Sicard, que nous devrions réaffecter nos moyens humains et financiers à la formation des médecins plutôt que de construire de nouveaux services. En présence d'un problème cardiaque, un médecin généraliste n'appelle pas le cardiologue en première intention ; en revanche, tout se passe comme si seuls des spécialistes des soins palliatifs pouvaient soulager la douleur et la souffrance des personnes en fin de vie. Cette dimension devrait faire partie intégrante de la médecine et du soin, de sorte que l'on ne ferait appel à un spécialiste ou à un service spécialisé que face à une difficulté particulière.

Il est étrange que, dans ce domaine, les médecins avancent qu'ils ne connaissent pas bien la loi, ce qu'ils ne disent jamais au moment de pratiquer une greffe d'organes, acte pourtant encadré par un nombre considérable de dispositions législatives : dans ce cas, c'est la médecine qu'il s'agit de connaître ; un médecin ne considère pas qu'il a mal fait une greffe par méconnaissance de la loi ! En revanche, pour la majorité des médecins, la fin de vie est d'ordre juridique ; elle n'est pas entrée dans les pratiques médicales. De même, l'étude réalisée par l'ONFV en 2013 montre qu'une partie significative des infirmiers et infirmières à domicile et une part très majoritaire des aides à domicile – les seuls, dans 90 % des cas, à s'occuper des personnes en fin de vie à domicile – ne sont pas formés à la délivrance de soins palliatifs.

En ce qui concerne les directives anticipées, voici ce que nous disons dans le rapport, comme d'ailleurs dans notre avis 121. Auditionné par le Comité, avec Didier Sicard, début 2013, Jean Leonetti se prononçait lui-même en faveur d'une évolution sur certains points de la loi qui porte son nom ; il a d'ailleurs déposé une proposition de loi en ce sens. La loi du 22 avril 2005 a souhaité étendre aux situations de fin de vie la loi du 4 mars 2002 relative aux droits des malades, mais, ayant beaucoup emprunté au code de déontologie de la médecine, elle porte en réalité davantage sur les devoirs des médecins que sur les droits des patients. Ce que le Comité a entendu lors du débat public et que Jean Leonetti a lui-même exprimé, me semble-t-il, c'est qu'en accordant une plus grande attention à la volonté de la personne, on inscrirait véritablement la loi du 22 avril 2005 dans la continuité de celle du 4 mars 2002. « Nous voudrions que, lorsque nous demandons quelque chose, on nous écoute au lieu de nous dire “on va voir” » : tels sont les premiers mots que l'on entend à ce sujet, dans tout le pays.

Une directive s'impose. La loi définit la directive anticipée comme un souhait dont le médecin doit tenir compte. Si le patient a formulé une demande, le médecin doit la satisfaire – à condition, naturellement, que la situation le permette, faute de quoi le médecin expliquera pour quelle raison la directive ne peut s'appliquer.

Celle-ci doit-elle s'imposer dans tous les cas, ou seulement lorsque la personne l'a rédigée alors qu'elle était malade et pouvait donc se faire une idée de ce que serait sa fin de vie ? Cette question fait débat, et nous en rendons compte dans le rapport. L'affaire Vincent Lambert a conduit certains à penser, y compris au sein du Comité, qu'il serait plus facile de disposer de directives anticipées rédigées par une personne en bonne santé que de spéculer sur ce que pouvait alors être sa volonté. D'une manière générale, si l'on souhaite que les directives soient contraignantes, c'est dans le but de tenir compte de la volonté de la personne.

Une seconde demande de droit s'est exprimée, de manière assez partagée, à propos de la sédation. De manière très paradoxale, lorsque la personne est hors d'état d'exprimer sa volonté, comme Vincent Lambert, la loi Leonetti oblige le médecin à procéder à une sédation profonde si elle est en fin de vie ou si l'on arrête les traitements ou l'alimentation, car on ne peut être sûr qu'elle ne souffre pas ; en revanche, lorsque la personne est consciente, l'indication d'une sédation profonde à sa demande dépend du médecin. Il arrive même dans certains services que le médecin endorme le patient, puis le réveille quatre heures plus tard pour s'assurer qu'il veut continuer à dormir ! Il est donc proposé que toute demande d'endormissement jusqu'à la fin soit obligatoirement respectée au lieu d'être suspendue à une décision médicale.

Le consensus porte sur le droit de pouvoir être endormi. Mais la sédation doit-elle éventuellement, à la demande de la personne, abréger la période qui la sépare du décès ou ne devrait-elle entraîner qu'un endormissement jusqu'au décès ? Cette question fait débat au sein de la commission Sicard et dans bien des secteurs de la société. Selon le rapport de la commission Sicard, un geste létal en toute fin de vie peut être considéré comme une application de la sédation profonde prévue par la loi Leonetti. Les interprétations divergent donc. Selon nous, la demande de sédation, au sens de l'endormissement, devrait pour le moins être satisfaite ; c'est ce qui ressort de ce que nous avons entendu dans le pays.

J'en viens au débat sur la collégialité, moins abouti. Lorsque la personne est hors d'état de s'exprimer, qu'elle n'a pas désigné de personne de confiance ni rédigé de directives anticipées, à l'instar de Vincent Lambert, n'appartient-il pas à l'ensemble des proches, aux soignants et au médecin, comme en Allemagne, par exemple, de tenter d'établir non pas ce qu'elles feraient à sa place – ainsi qu'on l'a fait dans le cas de Vincent Lambert –, mais ce qu'elles ont entendu de sa volonté ?

Nous citons à ce sujet dans le rapport une enquête très intéressante réalisée en 2011 par Steven Laureys, directeur du Coma Science Group de l'université de Liège, l'un des plus grands centres mondiaux d'étude des personnes en situation de conscience minimale ou en état pauci-relationnel, et où Vincent Lambert a été examiné. 2 500 soignants de tous les pays du Conseil de l'Europe se sont prononcés à 70 % pour le maintien de l'hydratation et de la nutrition artificielles lorsque le patient est en état de conscience minimale depuis plus d'un an. À la même question posée à leur propre sujet, dans l'hypothèse où ils se trouveraient eux-mêmes dans cette situation, ils étaient 70 % à préférer l'option contraire. Et l'introduction de Steven Laureys à son étude soulignait ce paradoxe : le médecin ne tente pas de se penser « soi-même comme un autre », pour reprendre les mots de Paul Ricoeur.

Ce n'est pas rendre service au médecin que de lui demander de décider seul, dans un domaine qui ne relève pas, selon nous, de l'expertise médicale. De cette dernière dépendent le diagnostic et le pronostic : la gravité de l'état du patient, l'existence d'un espoir. La décision d'arrêt des traitements, de l'alimentation et de l'hydratation est quant à elle une décision humaine. Rappelons qu'il y a en France 1 500 personnes dans la même situation que Vincent Lambert.

Telles sont les trois demandes que nous sentons venir de la société et qui tendent à tenir compte de la volonté de la personne, que celle-ci soit ou non capable de l'exprimer.

Revenons à l'avis 121 du CCNE. Dans un pays où 80 % des personnes qui en ont besoin n'ont pas accès aux soins visant à soulager leur douleur et leur souffrance et à les accompagner, l'assistance au suicide ou l'euthanasie aurait une forte probabilité d'apparaître comme une solution alternative. A contrario, dans tous les pays qui l'ont instituée, il s'agit non d'une solution alternative mais d'une exception, dès lors que l'accompagnement existe. Ainsi, dans l'Oregon ou dans l'État de Washington, la loi subordonne la délivrance d'une autorisation d'assistance au suicide – qui concernera 0,5 % des patients, ce qui signifie que 99,5 % terminent leur vie en bénéficiant d'un accompagnement – au fait d'avoir eu la possibilité d'accéder à un service de soins palliatifs. En Suisse, dans le canton de Vaud, il y a eu dans un service de soins palliatifs deux demandes de suicide assisté en dix ans. Dans ces situations, la chambre du patient est considérée comme son domicile personnel, dont les médecins se retirent afin de lui laisser faire ce qu'il veut. Bref, le suicide assisté n'est pas proposé à la place de l'accompagnement mais en sus. Une évolution qui affecterait nos pratiques en la matière sans offrir cet accompagnement risquerait ainsi de créer une situation bien différente de celle qui a cours dans ces États ainsi qu'en Belgique ou aux Pays-Bas. Le problème principal est donc l'accompagnement, sans condescendance, dans le respect de la volonté exprimée. Il s'agit là non de mon opinion personnelle mais de ce qui ressort de notre analyse de la situation.

En ce qui concerne l'évolution de la loi relative à la bioéthique, l'approche adoptée par le législateur en 2011 me paraît fournir les indications nécessaires. Au lieu d'une révision systématique, il est prévu que le Comité initie l'organisation d'un débat public lorsqu'un projet de loi est envisagé. À mes yeux, il ne doit pas le faire seul, sauf à changer de vocation : il devrait animer la réflexion en en créant les conditions, en proposant un questionnement et des critères d'objectivité, à charge pour divers opérateurs dont c'est la fonction d'organiser concrètement le débat proprement dit. Tel est selon moi le sens de l'« initiative » que la loi confie au CCNE.

Il est bon que la loi soit révisable, mais toute loi l'est, par définition. L'idée d'un rendez-vous régulier n'a plus guère de sens : mieux vaut réfléchir lorsqu'un problème se pose que, par principe, tous les cinq ou dix ans. En revanche, si aucun problème ne s'est posé, une réflexion publique sur l'ensemble des questions de bioéthique est bienvenue. Mon seul souci est le suivant : que la société ne considère pas que le CCNE a pour rôle d'animer la réflexion publique en amont du dépôt d'un projet de loi. La réflexion en amont est d'autant plus intéressante qu'elle se déroule dans un climat serein. Lorsque la société sait qu'un projet de loi va être déposé, les enjeux sont plus cristallisés. Par conséquent, s'il convient que le Comité favorise l'élaboration d'une réflexion publique lorsqu'un projet existe, il est également opportun qu'il puisse étudier les sujets qui lui paraissent importants indépendamment de tout projet ; si, par la suite, on envisage une réforme, la réflexion aura eu lieu, dans la sérénité.

Nous sommes un comité consultatif ; nous tentons d'éclairer des enjeux complexes, parfois contradictoires, de mettre en avant ceux qui nous semblent importants, mais nous ne devons pas nous substituer à la société, encore moins au législateur. Vous souhaitez, dites-vous, nous solliciter ; tout ce qui peut nourrir les échanges entre le Comité et le législateur est utile et plus cette démarche s'émancipe de l'urgence, plus notre contribution sera intéressante.

Le CCNE joue en quelque sorte auprès de la société le rôle du médecin qui offre au patient la possibilité d'un « choix libre et informé » – ce que l'on appelait auparavant le consentement libre et éclairé. À une personne qui n'est pas elle-même médecin, le médecin doit donner suffisamment d'éléments pour qu'elle puisse, avec son aide, décider de ce qu'elle souhaite faire. De même, nous proposons à la société une information, un éclairage, un questionnement qui lui permettront de décider, sans préjuger de cette décision.

Faut-il un vote consensuel sur les questions de bioéthique ? Nous le disons dans notre rapport sur la fin de vie, il est des questions qui nous semblent faire consensus dans le pays, d'autres non ; notre rôle est d'identifier les unes et les autres, sans préjuger en rien, là non plus, de la décision du législateur.

J'en viens au don d'organes. Dans ce domaine comme dans d'autres, nous payons en quelque sorte la crainte que nous inspire l'expression de la volonté des personnes.

D'abord, il est étrange de parler de don quand cette volonté n'a jamais été exprimée : il s'agit alors d'un prélèvement, auquel la famille a donné son accord compte tenu de ce que pensait, de son vivant, la personne sur le corps de laquelle un organe est prélevé. De deux choses l'une : soit la personne a fait don de ses organes par anticipation, auquel cas il s'agit d'un don par-delà la mort, soit elle n'a jamais rien dit, de sorte que l'on ne peut parler de don mais seulement d'un prélèvement licite.

Dans bien des pays, il existe à la fois un registre du « non », comme chez nous, et un registre du « oui ». En France, on a longtemps évité de solliciter le consentement des personnes de crainte d'induire un refus, sans réaliser qu'il existe toujours trois réponses possibles : soit on dit « non », soit on dit « oui », soit on ne dit rien. Si on dit « oui », inutile de demander à la famille ; si on dit « non », inutile de demander à la famille ; si on a préféré, ce qui est tout à fait envisageable, ne dire ni « oui » ni « non », la décision appartiendra à la famille, dans un moment douloureux – juste après un accident très grave, quand la personne est perdue – qui complique toujours les choix, ce qui explique la fréquence des refus.

La peur de solliciter le consentement produit ainsi cette situation paradoxale où l'on parle de don, mais où l'on ne demanderait même pas l'avis de la famille. Encourageons plutôt l'expression de la volonté ; celui ou celle qui préfère ne pas songer à ce qui se passera lors de son décès confie ainsi à ses proches la lourde tâche de dire, le moment venu, ce qu'ils croient qu'elle en pensait.

Lors des états généraux organisés par Jean Leonetti avant la révision de la loi relative à la bioéthique, trois conférences de citoyens ont eu lieu : l'une sur l'embryon, la deuxième sur l'AMP, la troisième sur les greffes. Dans ce dernier cadre, les participants ont demandé la création d'un registre du « oui ».

L'alternative est la suivante : soit demander de moins en moins, au point de ne plus solliciter l'avis de la famille ; soit, au contraire, demander de plus en plus aux membres de la société de s'engager, en pariant sur leur générosité – le registre du « non » est d'ailleurs très réduit. La méfiance a priori vis-à-vis des réponses potentielles nuit au lien social ; au contraire, la confiance encourage l'adhésion. Les familles sont d'autant plus fondées à se demander pourquoi on leur tombe dessus au moment où un proche est en train de mourir qu'on ne lui a jamais demandé son avis auparavant. Les cartes de donneur n'ont d'ailleurs aucune valeur légale, parce que le « oui » lui-même est aujourd'hui sans valeur, contrairement au « non ».

S'agissant de l'exclusion du don du sang, la lenteur du processus, que je regrette moi aussi, est à la mesure de la complexité de la question posée au CCNE. Il s'agit en effet de concilier deux impératifs essentiels : d'une part, la protection d'autrui, qui impose la sécurisation maximale du don du sang ; d'autre part, le respect de la personne, qui interdit ce qui, dans le questionnaire adressé aux candidats au don et dans son mode de traitement, peut apparaître comme une discrimination. Par ailleurs, notre mobilisation sur la fin de vie a pu repousser à la périphérie d'autres problèmes que nous avions à traiter, dont celui-ci. J'espère que nous rendrons notre avis sous peu.

En ce qui concerne l'AMP, le Président de la République n'a pas saisi le Comité ; il en avait l'intention, mais y a renoncé en apprenant que celui-ci s'était autosaisi de ces questions. Nous avons procédé à cette auto-saisine car nous n'avions pas reçu de message clair selon lequel un projet de loi était envisagé, sans quoi nous aurions organisé des états généraux et une conférence de citoyens – ce que nous nous efforcerions de faire si un texte s'annonçait.

En la matière, sous couvert de la Cour européenne des droits de l'homme et la Cour de justice de l'Union européenne s'appliquent à la fois le principe de libre circulation des personnes en Europe et des législations divergentes que ces cours jugent également compatibles avec le respect des droits fondamentaux. C'est ce qui distingue la situation européenne de celle d'autres pays où ces droits fondamentaux ne sont pas garantis. En d'autres termes, l'existence d'une mère porteuse en Thaïlande, en Irlande ou en Grande-Bretagne ne comporte pas les mêmes implications du point de vue du respect des droits fondamentaux de la personne.

Chacun des pays peut avoir sa propre interprétation de cette base commune. Nous devons penser cette contradiction. Chaque fois que nous y sommes confrontés, elle nous choque : comment pouvons-nous interdire ce qu'il suffit de traverser la frontière pour faire ? Tel est le sens de la réflexion que nous avons entamée avec nos collègues allemands et anglais : comment penser, du point de vue éthique, cette libre circulation et cette disparité des législations ? Cette dernière est-elle source de richesse, à la manière de la diversité culturelle ? Différentes manières d'appliquer les mêmes principes peuvent-elles coexister, ou faut-il une uniformisation ?

L'un des risques de la seconde option, que le CCNE connaît depuis longtemps, est le suivant : si l'on peut faire ailleurs ce qui n'est pas possible chez nous, on pourrait considérer que tous les États européens devraient s'aligner sur celui qui permet le plus. Selon cette logique, la réflexion éthique n'a plus lieu d'être puisqu'un droit créé dans un État donné devrait immédiatement être valable dans tous les autres.

Prenons l'exemple de la GPA. Nous sommes en train d'y retravailler, mais le CCNE a publié en 2010 un avis recommandant de ne pas lever l'interdiction pour une raison fondamentale : le risque d'instrumentalisation des mères porteuses. Si l'on considère que l'interdiction de la GPA en France protège les femmes de ce risque, le fait que l'on puisse y recourir dans d'autres pays d'Europe, qui estiment qu'il ne s'agit pas d'une instrumentalisation, empêche-t-il les citoyennes françaises d'être protégées ?

Comment penser ces questions en étant à l'écoute de ce qu'en pensent nos voisins ? Ceux-ci se préoccupent-ils également de nous permettre de respecter ces principes de la manière que nous estimons la meilleure, ou considèrent-ils que si nous interdisons ce qu'ils ont autorisé, c'est que nous n'avons rien compris ?

On a toujours intérêt à tenter de comprendre ce qui conduit à privilégier telle ou telle approche, même si cela peut entraîner des changements. Le problème n'est pas de savoir s'il est bien ou mal d'autoriser une pratique, mais d'en saisir les raisons du point de vue de la protection des droits fondamentaux de la personne.

Un problème d'articulation entre conduites peut également se poser lorsque l'on envisage de faire évoluer une conduite donnée. En France, le don du sang est gratuit ; il ne l'est pas dans d'autres pays européens, non plus que le don d'ovocytes. Quand on fonde un système de santé sur la gratuité, certaines conduites envisageables dans des pays qui, à tort ou à raison, n'ont pas fait de même sont plus difficiles à modifier.

D'où l'intérêt d'une réflexion de dimension internationale. Lors des conférences de citoyens, parmi les différentes personnes que nous avons proposé aux participants d'entendre, pendant une heure et demie chacune – non pour les former, ce qui reviendrait pour moi à les déformer, mais pour leur permettre de s'informer –, il y avait deux présidents de comités d'éthique venus l'un du Portugal, où la législation est la même que la nôtre, l'autre de Belgique, où la loi est très différente. Souvent, en France, on parle de ce que font les autres, mais sans leur demander de venir nous expliquer pourquoi ils agissent ainsi.

Au demeurant, le comité d'éthique d'un pays donné n'est pas nécessairement en phase avec la législation nationale. Cela a d'ailleurs pu arriver au CCNE au cours de ses trente ans d'existence. Les comités d'éthique sont des comités de réflexion qui questionnent les pratiques et les lois.

J'ai été interrogé sur le renouvellement des membres du Comité. Tous les membres sont nommés pour un mandat de quatre ans renouvelable une fois, et le Comité est renouvelé par moitié tous les deux ans. Il conserve ainsi une mémoire tout en évoluant progressivement. Le renouvellement intégral qui a cours dans d'autres comités d'éthique européens ne garantit pas la même continuité.

Depuis trente et un ans, les mêmes institutions nomment les membres. Le Président de la République nomme cinq personnalités en raison de leur appartenance aux « principales familles philosophiques et spirituelles » : il s'agit depuis l'origine, sans que cela ne figure dans les textes, d'un ou d'une philosophe et de quatre personnes appartenant aux familles de pensée catholique, protestante, musulmane et juive. Le ministère de la santé, le ministère de la justice, l'Institut national de la santé et de la recherche médicale (INSERM), le Centre national de la recherche scientifique (CNRS), le Collège de France, l'Académie de médecine, l'Académie des sciences, l'Assemblée nationale, le Sénat, le Conseil d'État, etc., une quinzaine d'institutions au total, nomment chacune un à trois membres. Leur grande diversité a pour but de favoriser celle des membres, de leur profil, de leur parcours.

En effet, un comité consultatif d'éthique appelé à examiner des questions ayant trait à la biologie ou à la médecine ne saurait être composé uniquement de médecins et de biologistes, sauf à être jugé illégitime dans le monde entier. Car il ne s'agit pas là d'expertise médicale – sur le dosage d'un antibiotique, sur la voie d'abord d'une intervention chirurgicale –, mais de veiller à ce que les progrès de la biologie et de la médecine bénéficient au mieux à la personne et respectent ses droits. Voilà pourquoi il est nécessaire d'inclure des juristes, des philosophes, des sociologues, des anthropologues.

Lorsque nous avons à préparer un avis, notre premier mouvement consiste d'ailleurs à élaborer un langage commun. Un problème de biologie ou de médecine très sophistiqué n'a rien de familier pour un juriste, un philosophe ou une sociologue. Une question de droit très pointue paraît extrêmement complexe à un biologiste, à un médecin ou à un philosophe. Comment les appréhender de manière à réfléchir ensemble en parlant de la même chose et en nous comprenant ?

La diversité de point de vue, d'origine, de formation des participants devrait être considérée comme une richesse, utile au débat public. Or cette conception fait défaut dans notre pays. Les médecins ont l'habitude de réfléchir entre eux, les philosophes également, etc. Pourtant, un peu comme dans la recherche transdisciplinaire, on peut, en croisant les regards, élaborer une réflexion dont aucun des participants n'aurait été capable seul. Le moment le plus fécond n'est pas celui où l'on débat ensemble, où l'on oppose des points de vue contraires, mais celui où l'on part de ces points de vue pour construire une réflexion nouvelle. Quelque forme que doive prendre la réflexion collective – conférence de citoyens, comité consultatif, etc. –, elle enrichira le débat public si elle s'appuie ainsi sur la diversité des participants.

Lors de la conférence de citoyens que nous avons organisée, j'ai d'ailleurs été très frappé de voir combien dix-huit personnes ne se connaissant absolument pas, extraordinairement diverses, peuvent prendre au sérieux leur mission, s'informer, dialoguer, se poser des questions qui ne recoupent pas nécessairement celles du Comité – c'est d'ailleurs tout l'intérêt et le but d'une telle conférence. En répondant à une enquête d'opinion, on dit ce que l'on pense, mais en réfléchissant avec d'autres après s'être informé, on finit par ne plus nécessairement penser la même chose.

Cette dimension créative, émergente, est bien plus développée dans les pays d'Europe du Nord. Les conférences de citoyens sont nées au Danemark au début des années 1980 ; aujourd'hui, elles y précèdent obligatoirement toute décision importante du Parlement.

Précisons que cette réflexion collective n'a à mon sens d'intérêt que si elle est consultative. Lorsque nous avons organisé la conférence de citoyens, certains journaux ont parlé de « jurys citoyens ». Mais un jury prend une décision, alors que la conférence faisait partie des instances consultatives mobilisées au cours du débat. C'est au législateur qu'il appartient de décider.

Revenons à l'AMP. En ce qui concerne la question de la « gestation pour soi », je ne souhaite pas m'étendre sur le problème de la cryopréservation des ovocytes en vue d'une utilisation ultérieure puisque le CCNE est en train d'y travailler. Je crois toutefois que la question ne se pose pas en termes d'équivalence. L'égalité n'est pas l'identité, ni la ressemblance : c'est l'égalité des droits indépendamment des différences. Que la part prise par les femmes à l'enfantement devienne plus semblable à celle qui incombe aux hommes n'est donc pas un gage d'égalité. Si l'égalité est complexe à penser, c'est justement qu'elle s'exerce dans la différence.

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