La réduction du temps de travail est un sujet important pour nos concitoyens qui, depuis l'importante décision de la fin des années 1990, ne cesse d'animer le débat politique. Cette question a donné lieu à beaucoup de caricatures et de postures, si bien qu'il s'avère difficile de faire entendre des propos nuancés en la matière.
Je défends les 35 heures sans les mettre sur un piédestal. Compte tenu de la réalité économique et du monde tel qu'il va, il convient d'évaluer les 35 heures avec pragmatisme.
Notre histoire économique et sociale est marquée par une réduction progressive du temps de travail, fruit de conquêtes sociales obtenues après des luttes acharnées. Il y a lieu de veiller à ce que les droits pour lesquels nos devanciers se sont battus soient réels et non simplement formels, afin que chacun puisse en bénéficier et non pas seulement les personnes intégrées dans le système. Lorsque l'on considère un progrès social, il faut regarder s'il ne constitue pas un obstacle à d'autres avancées comme la liberté de choisir son temps et, dans une certaine mesure, ses conditions de travail.
Les conquêtes sociales s'avèrent indissociables du développement économique : M. François Mitterrand a institué la semaine des 39 heures à la sortie des Trente glorieuses et le gouvernement de M. Lionel Jospin, grâce à la détermination de Mme Martine Aubry, a réduit la durée légale du temps de travail hebdomadaire dans une période de progression soutenue de l'activité économique. Les avancées sociales s'inscrivent donc dans des contextes économiques profitables ; or nous ne sommes plus dans la situation d'il y a quinze ans, si bien que la discussion sur le bilan des 35 heures s'avère d'autant plus importante.
Le passage de la durée légale du temps de travail à 35 heures a eu un effet bénéfique sur l'emploi, l'activité et la productivité en France. L'impact sur l'emploi fait aujourd'hui l'objet d'un consensus : selon la revue Économie et statistique, le processus de réduction du temps de travail a conduit à un enrichissement de la croissance en emplois de près de 350 000 postes entre 1998 et 2002.
Cette réforme n'a pas induit de grands déséquilibres financiers pour les entreprises, non pas parce que nous aurions « partagé le gâteau » mais parce que les lois élaborées par Mme Aubry ont ménagé un équilibre entre la baisse de la durée du travail, un allègement de charges, des aides publiques, une réorganisation des entreprises, une modération salariale et des gains de productivité.
Les 35 heures ne sont pas responsables de la perte de compétitivité de notre pays. La flexibilisation qui a accompagné le passage à la durée légale du temps de travail à 35 heures a incité les entreprises à revoir et réorganiser en profondeur leur mode de production. Au final, les sociétés françaises ont réalisé d'importants gains de productivité : entre 1998 et 2002, la productivité horaire du travail a augmenté de 2 % à 3 %, et l'on produit désormais autant en travaillant moins. Comme le bilan global s'avère positif, nous devons nous battre contre les fausses idées et les préjugés.
Néanmoins, les 35 heures ont envoyé un message négatif pour les entreprises étrangères souhaitant investir en France, cette réforme ayant été interprétée comme le signe que ce pays ne voulait plus travailler. Cette image ne correspond pourtant pas à la réalité car le travail reste une valeur centrale pour les Français qui en attendent beaucoup ; en effet, le travail est un vecteur d'émancipation individuelle, si bien qu'il représente un élément central de notre politique économique et de celle de justice sociale.
L'écart de la durée effective de travail entre la France et ses partenaires européens n'est d'ailleurs pas aussi important qu'on le dit. Les salariés à temps complet travaillent ainsi 39,5 heures par semaine contre 40,4 dans l'Union européenne (UE) ; cette différence s'avère encore plus réduite avec les temps partiels, car nous y avons moins recours que dans des pays comme l'Allemagne. Le défi actuel consiste à offrir plus d'emplois à temps plein à ceux qui le souhaitent plutôt que de faire travailler plus longtemps ceux qui en disposent déjà.
Le bilan des 35 heures doit prendre en compte la manière dont les salariés et les entreprises ont vécu cette réforme. Les 35 heures ont été acceptées et bien reçues par les Français, et peu de salariés et de chefs d'entreprises demandent leur remise en cause du fait de l'équilibre global de la réforme. Elles apparaissent donc comme un progrès, car elles ont permis à nos concitoyens de se consacrer davantage à leurs familles ou à eux-mêmes.
Les 35 heures sont une durée légale qui ne correspond pas à la durée effective ; dès 2002, la loi a été assouplie par un décret relevant le contingent d'heures supplémentaires de 130 à 180 heures par an et par salarié, ce plafond ayant été porté à 220 heures en 2004. Or un salarié effectuant 180 heures supplémentaires dans l'année travaille en moyenne 39 heures par semaine, ce qui équivaut pratiquement à la durée moyenne des salariés à temps plein dans les années 1990. En outre, les heures supplémentaires comptent parmi les moins chères d'Europe.
Il existe de grandes divergences entre les secteurs, et certains pans de l'économie française ont souffert d'une application trop uniforme des lois Aubry. Les réorganisations se sont parfois avérées difficiles voire impossibles, notamment dans la fonction publique hospitalière (FPH) et dans l'hôtellerie. Nous avons commis des erreurs dans la mise en oeuvre effective des 35 heures, et, pour certains Français – principalement des femmes et des employés du bas de l'échelle, comme les aides-soignantes, les personnels de maintenance, les infirmières et les femmes de chambre –, le travail est devenu plus aliénant après la réforme, alors que ces personnes doivent se trouver au coeur de nos priorités. Cette réforme a pu accentuer les inégalités au travail plutôt que de contribuer à les réduire. Je n'incrimine personne car il est facile de juger quinze ans après la mise en oeuvre d'une telle réforme, mais nous devons chercher à améliorer le dispositif.
Les 35 heures continuent à susciter des débats, et notre responsabilité réside dans l'élaboration de solutions concrètes pour traiter ce rapport au réel. Certains souhaiteraient passer à 32 heures par semaine quand d'autres aimeraient que la durée légale coïncide avec celle de la durée effective. Cette controverse est légitime. Les 35 heures sont nécessaires mais insuffisantes. Elles constituent un progrès qui bénéficie à des millions de Français et est normal de mieux rémunérer les salariés effectuant des heures de travail au-delà de la norme ; pour ces raisons, il me semble opportun de maintenir la durée légale de travail hebdomadaire à 35 heures. Diminuer cette durée n'irait pas dans le sens du moment économique que nous vivons. Cependant, le cadre légal ne suffit pas, car les salariés et les entreprises ont besoin de plus de souplesse. Qui serions-nous pour refuser à quelqu'un voulant travailler davantage de ne pas dépasser 35 heures par semaine ? De même, si un salarié souhaite travailler moins, il doit pouvoir le faire si cela correspond au projet de l'entreprise. Le vrai progrès réside dans la possibilité de donner à chacun la liberté de choix dans un cadre organisé et sécurisé par l'État et par les partenaires sociaux. Les 35 heures représentent parfois une trop grande rigidité pour les entrepreneurs, notamment dans des petites sociétés ; donner plus de souplesse aux entreprises dans l'application des 35 heures ne vise pas à accroître la rentabilité des entreprises du CAC 40, mais à permettre aux petites et aux jeunes entreprises de ce pays de s'adapter à la conjoncture, de faire face à la crise et d'affronter plus facilement les aléas économiques. Si cela correspond au projet de l'entreprise et en accord avec les syndicats, des adaptations durables de l'organisation du temps de travail doivent pouvoir être mises en oeuvre. Ces accords majoritaires, de branche ou d'entreprise, peuvent fournir des cadres plus adaptés à la négociation du temps de travail sans remettre en cause les 35 heures. Cette flexibilité permettra de sauver des emplois et d'éviter des fermetures d'entreprises ; l'Allemagne utilise de tels accords tout en appliquant les 35 heures dans cinq branches, si bien que la durée effective du temps de travail s'adapte facilement à la conjoncture.
Les partenaires sociaux sont investis d'une forte responsabilité dans ce processus de modernisation des 35 heures et se sont saisis de cette question en signant l'accord national interprofessionnel (ANI) sur la sécurisation de l'emploi en janvier 2013, que le Parlement a transposé dans la loi en juin 2013. Ce texte offre davantage de flexibilité aux entreprises en leur permettant d'aménager le temps de travail et les salaires pendant deux ans en cas de graves difficultés. Nous devons poursuivre dans cette voie, et j'espère que les partenaires sociaux puis le législateur aménageront dans les prochains mois l'ANI de 2013. Après plus d'un an de mise en oeuvre, on s'aperçoit que les conditions de mise en oeuvre de la flexibilité offerte aux entreprises s'avèrent trop restrictives. Le projet de loi pour la croissance et l'activité, qui vous sera soumis au début de l'année prochaine, a vocation à intégrer les fruits de la négociation en cours entre les partenaires sociaux sur la modernisation du dialogue social.
La loi ne peut plus prévoir tous les cas particuliers, car chaque entreprise et chaque salarié évoluent dans un contexte spécifique, et nous devons offrir à chacun les armes nécessaires à son développement et à son épanouissement. C'est pourquoi le travail de votre commission d'enquête me paraît salutaire ; il permet de s'affranchir des postures, des caricatures et des solutions simplistes.
Pour conclure, je souhaiterais poser deux questions collectives auxquelles je n'ai pas la réponse : que souhaitent les jeunes Français entrant dans le marché du travail ? Que sera le travail pour cette génération ? Il sera sans doute plus long, mais moins pénible et plus différencié. La France a pensé son travail avec la conviction d'un progrès social constant qui permettrait à la classe moyenne d'être toujours plus nombreuse et elle doit faire face aux contraintes de la mondialisation qui impose une fragmentation des parcours sociaux, certains connaissant une situation précaire quand d'autres s'enrichissent grâce à leur spécialisation. Si on élude ces deux questions, on manque la réflexion plus large sur le temps de travail pour la génération qui arrive, alors que là réside principalement notre responsabilité.