Monsieur Gorges, lorsque vous affirmez que la rupture entre l'économie de production et de celle de marché impose le développement d'une flexibilité négociée, vous vous trouvez en accord avec mes propos. Sommes-nous condamnés à un tripartisme productif reposant sur des syndicats dont on ne cesse de pointer leur manque de représentativité, des patrons qui seraient par essence mauvais et un législateur qui pourrait décider pour la France entière ? Je ne crois pas. Cela ne signifie pas que nous devions abandonner du jour au lendemain le cadre légal, car la loi fixe un cadre parce qu'elle continue à protéger le plus faible.
Nous devons retrouver les fondamentaux de notre culture et les adapter pour faire réussir la France dans la mondialisation. Quand la loi veut tout faire, régler tous les détails et s'immiscer dans toutes les situations, elle entrave et crée des blocages. Le législateur continue de fixer le cadre en matière de temps de travail, mais il existe des marges de manoeuvre à l'intérieur de celui-ci, comme le montrent les accords signés depuis 2008 et 2013. On doit ménager des flexibilités intelligentes qui soient adaptées aux situations des entreprises ou des branches.
Le problème d'image créé par les 35 heures existe, même si cela ne signifie absolument pas que la France n'est pas attractive ; néanmoins, on ne résoudra pas cette difficulté en supprimant la loi sur les 35 heures. Il convient d'adopter une approche pragmatique qui nous permette de montrer le bon fonctionnement de notre démocratie sociale ; nous devons d'ailleurs continuer d'améliorer cette dernière afin de rendre la loi plus intelligente. Depuis deux ans et demi, nous avons fait le pari de la confiance, et, comme le disait M. Emmanuel Levinas, « la confiance, c'est le problème de l'autre » ; faire confiance nous oblige et je ne crois pas à la défiance généralisée qui conduit à l'infantilisation des partenaires sociaux. Cette politique marche, comme le montrent les nombreux accords qui se signent localement. J'ai assisté à la réouverture d'une ligne de production à Sandouville, produit de la signature d'un accord de compétitivité qui fut même signé par des syndicats qui refusent la négociation à l'échelle confédérale depuis deux ans et demi. Les syndicats sur le terrain font face aux réalités, et, le fonctionnement du dialogue social s'avère un facteur de compétitivité important pour notre pays, puisqu'il repose sur des dirigeants et des représentants des salariés qui partagent une communauté de destin. Voilà ce que nous devons promouvoir !
Dans le cadre de l'ANI de janvier 2013 et de la loi de juin 2013 le transposant, seulement six accords ont été signés, car parvenir à un assentiment majoritaire est rendu difficile par la limitation de deux ans et par le fait que la suspension par l'employeur de l'accord et le déclenchement de licenciements économiques nécessitent une procédure devant la juridiction judiciaire ; cette étape devant le juge judiciaire dissuade les patrons de négocier un accord car elle leur apparaît trop complexe et trop porteuse d'obstacles, notamment en matière de plan de sauvegarde de l'emploi (PSE). Nous avons donc créé des contraintes qui empêchent la bonne utilisation de l'instrument. Les salariés qui acceptent de réaliser des efforts – par exemple, une baisse de salaire – devraient obtenir une compensation de ceux-ci dans le PSE.
S'agissant de la réorganisation hospitalière, on peut toujours se dire qu'en mettant plus de moyens, on résoudra tous les problèmes, mais nous devons réfléchir dans un monde budgétairement contraint afin de ne pas nous affranchir de la réalité. La réduction du temps de travail à l'hôpital a été accompagnée par un important soutien public, mais elle a déstabilisé les secteurs dans lesquels les gains de productivité sont difficiles à opérer. Pour certaines catégories de fonctionnaires au niveau de qualification élevé, il conviendrait d'adopter une pratique plus souple des 35 heures. Le système est tellement contraint par des éléments statutaires, budgétaires et de fonctionnement que les 35 heures ne représentent plus aujourd'hui un problème dans la fonction publique – même si cette réforme a engendré une organisation du travail plus complexe pour les personnels.
Ma question sur la jeunesse n'invitait absolument pas à envisager l'abandon du progrès, mais on ne peut plus décréter le progrès pour les nouvelles générations. Il faut les laisser l'inventer et davantage leur faire confiance ! La pire des choses pour un jeune est de ne pas avoir d'emploi et, donc, de ne pas être en mesure de construire un projet. Notre société est marquée par un taux de chômage de 25 % des jeunes ; en outre, 90 % des jeunes entrent dans l'emploi par un stage, un CDD ou un contrat d'intérim. Cette situation les empêche d'accéder au crédit et à une vie stable et normale. Nous devons redonner des opportunités et rouvrir notre société afin que les jeunes soient en mesure de prendre leur destin en mains. Ce n'est ni le Gouvernement, ni le législateur, ni les partenaires sociaux qui leur diront ce qu'est le progrès, car nous vivons dans un monde de ruptures et c'est à eux d'inventer le progrès.
Je ne peux pas répondre, monsieur Sebaoun, au nom de la commission Attali dont je n'étais qu'un rapporteur. Les allègements de cotisations sociales consentis en contrepartie des 35 heures ont représenté environ 10 milliards d'euros. Il y a lieu de poser cette question des aides là où l'on a instauré de la flexibilité ; il me semble que certaines branches et entreprises y sont prêtes. Nous ne devons pas créer un système encore plus complexe, mais arrêtons de créer des contraintes que l'on compense par de l'argent public. Un accord majoritaire signé par les partenaires sociaux prévoyant une augmentation du temps de travail peut entraîner la conduite d'une réflexion sur la pérennité des aides publiques octroyées lors de la mise en place des 35 heures. Nous créons trop de droit, et les petits patrons se plaignent de l'empilement de la législation et de la taille du code du travail qui nuisent à la compétitivité et à l'emploi. Le manque de stabilité de la norme crée par ailleurs des blocages pour le développement des petites entreprises et de l'anxiété pour les dirigeants de ces structures.
Le débat relatif au transfert des cotisations sociales vers la fiscalité a eu lieu ; le crédit d'impôt compétitivité emploi (CICE) et les allégements de charges sociales du pacte de responsabilité et de solidarité sont financés par une réduction des dépenses publiques et un transfert vers la fiscalité ; ces deux mesures équivalent à faire disparaître les charges employeurs pour les salariés rémunérés au SMIC. Néanmoins, il n'y a pas lieu d'aller plus loin, car la cotisation sociale patronale renvoie à une forme de responsabilité collective dans l'entreprise et assoit la place, importante, des partenaires sociaux. Il convient de renforcer ces derniers, et d'accroître leur représentativité et donc leur légitimité, plutôt que d'abandonner le paritarisme.
L'importance du dialogue social pour la compétitivité illustre bien les rapports réciproques des progrès économique et social. Nous ne pouvons pas renouer avec le fordisme en économie ouverte, mais nous devons insuffler une nouvelle dynamique qui marie ces deux composantes du progrès.
La polyactivité s'est répandue depuis l'instauration des 35 heures, celles-ci ne nous ayant pas entraînés dans la société du loisir ; en effet, beaucoup de Français ont cumulé les activités : ainsi, 50 % des auto-entrepreneurs ont un emploi complémentaire. Le temps partiel a bien entendu favorisé le développement de cette multiplicité d'activités. Ce phénomène est porteur de fragmentation et de déstabilisation sociales, et il convient donc d'y être attentif.
Le temps est fini où les jeunes pouvaient se dire qu'ils passeraient toute leur vie en CDI dans la même entreprise avant de prendre leur retraite à 60 ans. Nous ne pouvons plus élaborer notre politique sur ce fondement et devons adapter nos dispositifs à une vie professionnelle plus longue et se déployant dans un monde plus incertain, afin de réduire les incertitudes du début de la vie professionnelle, qui peuvent durer dix ans. Les femmes soumises au temps fractionné – encore plus dur que le temps partiel – ont bénéficié de la disposition relative au plancher de 24 heures de travail hebdomadaire créé par la loi de juin 2013, même si tous les métiers ne peuvent pas appliquer cette mesure, et que des accords majoritaires de branche peuvent y déroger. Cependant, la loi oblige opportunément les partenaires sociaux qui veulent y déroger à se pencher sur cette question.
Les outils technologiques comme le télétravail permettent d'aménager les conditions de travail à certaines périodes de la vie, comme la grossesse, dans beaucoup de métiers.
Je n'exagère pas l'image négative des 35 heures, mais elle existe ; cela n'empêche pas la France de demeurer un pays attractif : 2 millions de Français travaillent dans des entreprises étrangères, et nous sommes le premier pays en termes d'investissements directs industriels. Les 35 heures n'ont pas brisé l'image de la France, mais elles restent incomprises à l'étranger – notamment parce que nous n'avons pas suffisamment expliqué le mélange de progrès social et de nouvelle organisation du travail induits par cette réforme.
Sans aspirer forcément à devenir l'Allemagne, nous pouvons créer les conditions d'un dialogue social plus constructif grâce aux accords majoritaires que la loi doit valoriser. La norme législative ne doit pas imposer trop de contraintes aux accords et ne doit pas envisager l'absence d'accord pour prétexter la création de protections. Elle doit inciter à négocier et donc faire plus confiance a priori pour, éventuellement, se montrer plus dure a posteriori. Cela ne signifie pas, madame la rapporteure, qu'il n'y ait pas de rapport de forces dans l'entreprise, mais l'accord majoritaire en constitue la meilleure réponse. En l'absence d'accord majoritaire, il doit rester impossible de déroger à la loi. Ces accords, tout comme l'entrée des salariés dans les conseils d'administration, imposent une conception différente de la vie de l'entreprise et permettent de sortir d'une conflictualité reposant sur des postures afin de reconnaître que les patrons des très petites entreprises (TPE) et des entreprises de taille intermédiaire (ETI) partagent le même destin que celui de leurs salariés. Les accords majoritaires traduisent l'intelligence productive des acteurs du terrain, et il convient de donner des marges de manoeuvre à ceux qui s'inscrivent dans cette démarche tout en refusant toute dérogation à la loi à ceux qui n'empruntent pas ce chemin.
Il y a lieu de faire grandir le gâteau plutôt que de le partager. Les accords peuvent prévoir une nouvelle diminution du temps de travail dans certains secteurs afin de conserver des compétences, mais il ne faut pas que la loi le prévoie pour toutes les entreprises car cela créerait les mêmes problèmes que les 35 heures.
Nous avons trouvé un équilibre pour les heures supplémentaires, et nous enverrions un mauvais signal en les plafonnant. Les entreprises utilisent beaucoup les heures supplémentaires car les employeurs craignent d'embaucher ; nous devons donc contribuer à dédramatiser l'embauche en la simplifiant et en donnant plus de visibilité à l'employeur. IL faut laisser les Français qui le souhaitent et le peuvent travailler davantage, mais la rémunération de ces heures doit être majorée et il n'y aucune raison que les finances publiques compensent cet avantage, d'où l'abandon du mécanisme de défiscalisation des heures supplémentaires à l'été 2012.
Monsieur le président, les 35 heures ne constituent pas la raison principale du manque d'attrait pour les métiers de l'industrie. Parmi ces derniers, beaucoup furent dévalorisés alors que leur potentiel était élevé. À chacune de mes visites dans une entreprise aéronautique ou automobile, on me dit qu'il n'y a plus de chaudronniers ; les 35 heures ne sont pas responsables de cette situation. Il s'agit d'un problème collectif, notamment de notre appréhension de l'apprentissage et du manque de valorisation de certains parcours.
Les 35 heures ont apporté de la flexibilité et l'évolution des cadences s'explique par la réorganisation productive opérée dans les années 1990 et 2000 : la valeur ajoutée s'est répartie dans les différents lieux de production, ce qui brutalisa la vie des salariés et des ouvriers. Nous devons anticiper la prochaine étape, celle de la nouvelle industrie – que les Allemands nomment « l'industrie 4.0 » – qui intègre le numérique et les services. L'éclatement du fait productif durcit les cadences et fragmente le temps de travail, y compris dans l'usine, et la séparation entre l'industrie et les services s'efface. Il ne faut pas lutter contre cette transformation productive, mais nous devons la préparer collectivement en investissant pour conserver un tissu productif et d'emplois de service.
Nous devons également réfléchir à l'organisation du temps de travail de demain et former les salariés en conséquence. Les 35 heures n'ont pas été une erreur – qu'on soutienne cette réforme ou que l'on s'y oppose –, car elles ont représenté un progrès qu'il convient d'adapter à l'acceptation par la société de davantage de flexibilité. En revanche, nous n'avons pas suffisamment anticipé les changements productifs, et les évolutions de notre société et de notre économie car nous en avions peur. Nous devons mieux former les jeunes avant que ceux-ci n'entrent sur le marché du travail, mais également tout au long de leur vie. Un jeune chaudronnier sera peut-être responsable de services coordonnant une production éclatée dans l'espace ; il n'exécutera plus les gestes pour lesquels il a été formé et, pour ce faire, il devra être formé, ce qui requiert des investissements. La réforme de la formation professionnelle constitue un premier élément, mais nous devons aller plus loin en réfléchissant aux changements qui viennent.