Sur les 35 heures, beaucoup a été dit mais on finit par perdre de vue l'idée de départ de cette réforme. Celle-ci a d'abord eu comme but de créer de l'emploi, non pas en le partageant comme s'il était un gâteau fixé pour l'éternité, mais en insufflant une dynamique créatrice d'emplois par la négociation et la réflexion sur l'organisation du travail et l'efficacité de l'entreprise. Ensuite, il s'agissait d'accompagner les évolutions de la société et de l'économie en repensant les temps de vie, et là réside sans doute l'apport le plus durable des 35 heures. En effet, la productivité ne cesse de progresser sur le long terme, ce qui permet d'organiser différemment l'économie. Au terme d'un cycle de gains de productivité et de transformation sociale, les 35 heures ont permis de faire coïncider le cadre réglementaire avec les façons de travailler en donnant aux entreprises de quoi s'adapter en modulant le temps de travail et en offrant aux salariés de quoi individualiser leur temps de travail dans un cadre protecteur. La loi permet aujourd'hui de s'ajuster, par la négociation, à des situations hétérogènes vécues par des entreprises elles-mêmes diverses qui font face à des attentes nouvelles des salariés. Et l'on voit à travers de multiples exemples que le temps de travail évolue et se discute dans les entreprises, où il est le deuxième sujet de discussion.
Les 35 heures ont satisfait ces deux demandes sociales que sont l'emploi et l'évolution des manières de travailler et elles ont ouvert un vrai espace de discussion. S'agissant de l'emploi, même si les évaluations divergent, on s'accorde généralement à estimer à 6 ou 7 % l'augmentation du nombre d'emplois induite par les 35 heures ; concernant l'évolution des organisations du travail, la vivacité des négociations parle aussi en chiffres : ainsi, en près de deux ans – entre 1998 et 2000 –, 26 000 accords d'entreprise, concernant 2,9 millions de salariés, ont été signés sur la gestion des temps, mais aussi l'organisation même du travail.
La réforme des 35 heures se situe dans une tendance historique et elle est aujourd'hui profondément ancrée dans la société. Le mouvement qui les a fait naître dépasse largement celui d'une loi et s'inscrit dans la tendance séculaire de la diminution du temps de travail : la journée des 8 heures, puis la semaine de 40, de 39, et enfin de 35 heures.
Le temps n'est pas venu d'une nouvelle étape, mais il n'est pas non plus celui d'un retour en arrière. Les 35 heures sont entrées dans les moeurs des entreprises et des salariés, et elles constituent aujourd'hui la référence incontournable à partir de laquelle on négocie les temps de travail, on déclenche les heures supplémentaires et on définit les organisations. La remise en cause des 35 heures est un propos de tribune qui se situe très loin du vécu de tous. Et je tiens à redire, après le Premier ministre, qu'il n'y aura pas de remise en cause par le Gouvernement des 35 heures comme référence légale du temps de travail.
C'est dans le registre de l'appropriation qu'il y a encore des progrès à faire pour que les entreprises et les individus saisissent toutes les opportunités offertes par les 35 heures.
On a pu dire que les 35 heures introduisaient de la rigidité ; je crois au contraire qu'elles ont créé des opportunités pour de nouvelles formes d'organisation du travail. La possibilité d'organiser le travail de manière non uniforme vient des lois Auroux de 1982 qui ont instauré un dispositif de modulation permettant de s'affranchir du cadre hebdomadaire de calcul des heures supplémentaires. De plus, les lois de 1982 ont offert aux entreprises la capacité de disposer, sans autorisation de l'administration, d'un volume d'heures supplémentaires dont la quotité est fixée par la négociation. Le mécanisme est original, puisqu'il autorise les partenaires sociaux à déterminer un seuil par un accord collectif et leur laisse ainsi une grande autonomie. Les lois Aubry s'inscrivent dans la continuité des lois Auroux : elles poursuivent le dépassement du cadre hebdomadaire de la durée du travail en mettant en place un décompte pluriannuel ou annuel, à partir non de l'heure mais de la journée de travail. Elles créent un nouveau cadre de référence et elles accompagnent le besoin de « sur mesure » dans l'organisation du travail, même si celui-ci n'est pas l'anarchie. D'ailleurs, personne n'a jugé opportun de revenir sur ce socle : la loi de 2008 maintient le seuil de déclenchement des heures supplémentaires à 35 heures, parce qu'il est bon pour le pouvoir d'achat des salariés, et qu'il correspond à la réalité de leur vie et au fonctionnement des entreprises. Le mouvement dépasse, contrairement à ce que l'on peut entendre, les grandes et les moyennes entreprises puisque dans les petites entreprises, qui sont dépourvues de délégués syndicaux, les lois Aubry ont permis la négociation d'accords relatifs à la durée et à l'aménagement du temps avec des salariés mandatés par les syndicats. Là encore, la possibilité de choisir et la réactivité ont été favorisées.
Les 35 heures définissent en réalité un temps de travail annuel de 1 600 heures dans le cadre duquel des formules de forfait ou de modulation annualisée sont permises et largement utilisées. D'ailleurs, la réalité moyenne du temps de travail s'élève à 39 heures, même si cette moyenne cache une grande diversité de formules.
Les 35 heures s'avèrent donc à la fois protectrices et souples ; elles sont favorables aux entreprises qui ont su se réorganiser pour affronter les fluctuations de l'activité, et aux salariés qui ont profité du temps gagné ou redéployé pour organiser leur vie.
Ce faisant, la souplesse se retrouve sur le fond de l'organisation du travail, mais également dans la méthode. Les 35 heures ont contribué à étendre le dialogue social à de nouveaux sujets : l'organisation du travail, le vivre ensemble dans l'entreprise, la conciliation de la vie personnelle et professionnelle. En flux annuel, on constate une augmentation de 10 000 à 30 000 du nombre d'accords d'entreprise depuis l'entrée en vigueur des lois Aubry.
Au total, les 35 heures ont constitué un temps fort de l'histoire du dialogue social, où la négociation à tous les niveaux, notamment en entreprise, a trouvé une nouvelle vigueur et s'est emparée de sujets parfois délaissés, comme l'organisation du travail et, derrière celle-ci, l'articulation des temps de vie dans le travail.
Contrairement à l'idée véhiculée par certains, les 35 heures n'ont pas modifié l'engagement des Français dans leur travail ; c'est même le constat inverse que nous pouvons dresser. Les salariés français sont particulièrement productifs, et l'ensemble des études conduites sur le sujet montrent que la majorité d'entre eux se déclare satisfaite de cette réforme. Il n'y a donc pas de décrochage de ce côté-là, pas plus que sur l'attractivité de notre pays pour les entreprises et les investisseurs étrangers : ainsi, par rapport à la richesse nationale, la France attire deux fois plus d'investissements étrangers que l'Allemagne, l'Italie et même l'Irlande.
Les 35 heures ont été l'occasion d'augmenter l'intensité du travail : il ne faut pas le cacher, mais il convient de sortir d'une vision manichéenne de ce phénomène. Les 35 heures ont en effet davantage accompagné que suscité la hausse de la productivité et l'amélioration de la compétitivité de nos entreprises. J'y vois la conséquence de l'efficacité des nouvelles organisations de travail mises en place, de manière négociée, dans les entreprises. Les études montrent qu'à la suite des 35 heures, les salariés ont bénéficié d'une meilleure définition de leurs tâches et d'une meilleure anticipation de leur charge de travail, et ils ont – paradoxalement, diront certains – moins souffert de l'accélération des rythmes de travail.
Plutôt que de ressasser un vieux débat tranché par la réalité économique et sociale, je propose que nous nous intéressions aux conditions de la qualité de vie au travail et, plus particulièrement, aux attentes des personnes en matière de réalisation personnelle, d'organisation collective du travail et d'articulation des vies professionnelle et personnelle, ainsi qu'aux risques inhérents au travail. Là se trouve le sujet d'aujourd'hui et de demain.
La question de société que nous devons collectivement traiter touche à ce que l'on fait et à la façon dont on vit au travail ou, pour le dire autrement, à la qualité de vie au travail. On le sait, les temps de travail et de la vie personnelle se sont imbriqués : on travaille pendant ses études, on se forme pendant son travail, on étudie ou on reprend une activité à la retraite. La question du temps de travail se déplace du seul moment de l'emploi à toute la trajectoire de la vie professionnelle et personnelle. En outre, il y a lieu de prendre en compte le numérique, qui brouille les frontières de l'entreprise et de la vie privée.
Les questions sont ainsi reformulées : celle de l'autonomie, qui se joue de moins en moins entre un temps de travail supposé contraint et un temps de repos supposé libéré, et celle des transitions, thème sur lequel un colloque était organisé ce matin. Il faudra se pencher sur ce qui régit le contrat de travail – comme sa durée légale –, mais également sur ce qui permet de passer d'un emploi à un autre – et on touche là aux droits portables et aux transitions. À ce titre, le compte personnel de formation et celui de prévention de la pénibilité représentent deux véritables avancées qui montrent que le rapport au temps de travail se construit sur une vie entière.
Voilà les enjeux du présent dont nous devrions discuter. Sincèrement, poser la question des 35 heures, c'est penser de manière trop étroite le temps de travail et le travail dans son entier. Mon engagement, dans une organisation du travail qui sait se donner des marges et des souplesses, c'est de porter la qualité de vie au travail, et, plus exactement, la qualité du travail – ce thème fait d'ailleurs souvent l'objet d'échanges avec mes homologues européens. Après avoir construit le cadre, il faut maintenant entrer dans la réalité du dialogue avec les partenaires sociaux.