L'Autorité de la concurrence étant une instance collégiale, je ne puis présenter en son nom que les positions connues qu'elle exprime dans ses avis. Je serai donc amené à m'exprimer à titre personnel pour répondre à certaines de vos questions. Je vais essayer de répondre à toutes vos questions en commençant par les avis.
À la demande du Gouvernement, nous avons rendu il y a quelques semaines des avis favorables sur deux projets de décret, l'un concernant le calcul de l'ARENH, l'autre, le calcul des tarifs réglementés, en formulant des remarques dont plusieurs ont été prises en compte.
Le changement de formule de calcul des tarifs réglementés suscite toujours de nombreuses questions. La plupart des opérateurs de marché et des commentateurs considéraient depuis plusieurs années que ces tarifs étaient trop bas pour que les concurrents puissent présenter des offres rentables et persuader les consommateurs de changer de fournisseur. Cela a amené le Gouvernement à choisir une méthode, inspirée du droit de la concurrence, dite « par empilement de coûts », revenant à ce que le tarif mime celui que doivent fixer les alternatifs en prenant en compte le prix du transport, le prix de l'électricité de base – celui de l'ARENH – et de pointe, ou les coûts de la commercialisation. Grâce à ce système, quel que soit le niveau de l'ARENH, les tarifs bleus peuvent toujours être concurrencés par un tarif de marché. Aucun acteur ne peut alors plus prétendre que le tarif empêche une compétition loyale, qu'il soit bien calculé ou non.
Toutefois, si les tarifs doivent permettre la compétition, ils doivent aussi, pour ce qui est d'EDF, couvrir les coûts d'un parc de production qui exige de très lourds investissements, qu'il s'agisse de le prolonger, de le renouveler, ou de le remplacer par d'autres moyens de production. Le Gouvernement doit notamment se préoccuper de savoir si les tarifs permettent à EDF d'assurer sa mission et de réagir à l'horizon 2025 – qui correspond à l'échéance de la longévité moyenne de quarante ans du parc notionnel nucléaire français si on choisit 1985 comme une date conventionnelle de mise en service. Il ne s'agit alors plus d'un problème de marché, et l'Autorité de la concurrence n'a pas grand-chose à dire sur une question qui relève davantage du rapport entre EDF et l'État actionnaire. Il revient à la CRE de savoir si le prix de l'ARENH est au bon niveau.
Concernant le nouveau calcul de l'ARENH, nous avons considéré que, tout en étant acceptable, la méthode utilisée posait un problème de principe en faisant de 2025 une échéance absolue. En effet, l'amortissement du parc nucléaire historique est en quelque sorte « financé à marche forcée » sur une courte période pour respecter ce délai. Or il n'est guère réaliste d'imaginer que la plupart des réacteurs historiques s'arrêteront subitement en 2025 – nous ne sommes même pas sûrs qu'un seul d'entre eux sera définitivement à l'arrêt à cette date. La méthode du parc nucléaire notionnel n'a pas de sens comptable clair : toutes les tranches de centrales n'ont pas été ouvertes en 1985, et leur durée de vie de quarante ans ne s'achèvera pas à la même date. La méthode utilisée nous trouble un peu même si elle n'a pas d'impact direct en termes de concurrence grâce à la neutralisation de l'ARENH dans les tarifs.
Il reste que l'ARENH est un dispositif très dérogatoire par rapport au droit de la concurrence. En 2010, la loi portant organisation du marché de l'électricité, dite loi NOME, prévoyait d'ailleurs que son application serait limitée dans le temps et que le dispositif ARENH n'aurait plus lieu d'être après 2025. Nous avions également considéré, à l'époque, que ce caractère provisoire devait conduire à prévoir des modalités de sortie. Nous le répétons cette année car, depuis cinq ans, il ne s'est rien passé pour préparer la fin de l'ARENH, et rien ne montre que les opérateurs alternatifs, qui n'investissent pas assez, pourront s'en passer après 2025. Dans ces conditions, nous risquons de nous installer dans une situation inextricable marquée par une dépendance complète du marché par rapport à l'ARENH qui est un système de prix administré.
Je rappelle que sur 1 euro d'électricité payé par le consommateur, on peut très grossièrement dire qu'un tiers environ correspond aux taxes et à la contribution au service public de l'électricité (CSPE), environ 30 % à la distribution au tarif d'utilisation des réseaux publics d'électricité (TURPE) – c'est-à-dire à un tarif réglementé –, et 36 % à la fourniture dont 75 % relèvent de l'ARENH réglementé. Sur le complément de fourniture hors nucléaire, on note que les prix des énergies renouvelables, éolien et photovoltaïques, sont eux aussi réglementés. Vous constatez qu'il ne reste plus que quelques centimes non réglementés : à y regarder de près, il n'y a plus de marché ! Maintenir l'ARENH revient à maintenir cette situation, et à donner au marché un mauvais signal témoignant d'une dépendance à l'égard d'EDF.
Nos relations avec la CRE ne sont pas différentes de celles que nous entretenons avec les autres régulateurs sectoriels comme l'Autorité de régulation des activités ferroviaires (ARAF), l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP), ou le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). La loi prévoit des consultations croisées et, pour les contentieux relatifs au secteur de l'énergie, elle nous oblige à consulter la CRE dont l'avis technique est versé au dossier. Lorsque la CRE est sollicitée par le Gouvernement sur un texte réglementaire dont nous sommes également saisis, elle nous transmet également son avis. Ces relations fluides n'appellent pas de critiques ou de commentaires particuliers.
Il est extrêmement difficile de porter un jugement sur les pratiques commerciales sur le marché de détail. Les premiers concernés par les offres de marché sont évidemment les industriels qui bénéficient de tarifs de gré à gré. Nous n'avons pas de renseignements sur ces contrats. Pour les particuliers, en résumé, l'on trouve deux types d'offres dans les tarifs libres : celles qui sont calées sur les tarifs réglementés avec éventuellement un rabais, et celles qui proposent des offres à prix fixes pour deux ou trois ans – avec en général un prix de départ légèrement supérieur au tarif réglementé ou un montant d'abonnement différent. Les offres qui trouvent preneurs sont donc assez simples : nous n'avons pas rencontré de propositions très complexes avec des prix variables ou alors elles n'intéressent pas les consommateurs.
Vous m'interrogez sur les réformes souhaitables. Je ne peux évidemment vous répondre qu'à titre strictement personnel, l'Autorité ne s'étant pas prononcé sur le sujet.
La question qui préoccupe nos concitoyens est celle de la hausse des prix réglementés. Cela nous amène à poser deux questions. Peut-on enrayer la hausse de la CSPE ? L'ARENH est-il maîtrisé ? En effet, il s'agit des deux sources de hausse des tarifs. La CSPE augmente, notamment au titre de la solidarité nationale avec les zones non interconnectées (ZNI) d'outre-mer, tandis qu'une forte incertitude liée aux coûts du nucléaire pèse sur l'ARENH – la CRE elle-même relève des marges d'erreur sur les coûts. Cela dit, si ces incertitudes se chiffrent en milliards d'euros, ce n'est qu'à très long terme, ce qui permet un lissage des ajustements de tarifs dans le temps. Il reste qu'à court terme, nous ne savons pas si nous disposons du bon prix du nucléaire pour fabriquer les bons tarifs bleus. Quant à la question de savoir si l'on accepte une augmentation rapide et immédiate du tarif bleu, ou si l'incertitude permet de ne programmer aujourd'hui que des hausses modérées, elle relève de la décision politique.
Certains, comme le professeur Thomas-Olivier Léautier de l'université de Toulouse I, considèrent que nous n'avons plus besoin des tarifs réglementés puisqu'il n'existe plus de monopole. Je ne partage pas vraiment cet avis. Il suffit en effet de regarder le marché pour constater qu'il existe bien une situation de monopole de production de l'énergie nucléaire, principale énergie en base. On nous dit il y a une concurrence des producteurs européens. Mais s'il existait un marché européen de la fourniture, cela se saurait ! Et l'Autorité de la concurrence et la Commission européenne cesseraient de considérer qu'il existe un marché français sur lequel EDF est dominant. Sur le marché de la production, nous ne nous trouvons pas dans une situation de marché ordinaire – c'est d'ailleurs tout le sens de la loi NOME. La réglementation des prix de gros est donc logique et celle des prix de détail, qui sont liés aux premiers, ne l'est pas moins.
Si l'on voulait libéraliser les prix de gros et supprimer les tarifs bleus d'EDF, nous rencontrerions un problème car, en partant de l'hypothèse que le nucléaire historique est moins cher que les autres moyens de production, EDF bénéficierait sur ce marché libre d'une « rente de rareté ». Cette notion, doit être distinguée de la rente de monopole. Le vendeur d'eau minérale sur une plage isolée fait payer très cher ses bouteilles jusqu'à ce que les gens arrêtent d'acheter et amènent des glacières avec de l'eau fraîche sur la plage. C'est une rente de monopole, car il est le seul vendeur. Par contre, sur le marché mondial du pétrole, les États du Golfe qui produisent du brut à peu de frais bénéficient d'une rente de rareté car le marché s'équilibre à des prix beaucoup plus élevés que leurs coûts de production. Ce prix de marché doit en effet permettre de rentabiliser les forages extrêmement onéreux effectués en mer du Nord ou ailleurs. Si le marché s'équilibre avec du pétrole cher, celui qui a du pétrole peu coûteux et qui le vend au prix du marché bénéficie d'une rente de rareté. Sur un marché libre que ferait EDF de cette rente qui correspondrait à la différence entre le prix de marché auquel elle vendrait, par exemple 60 ou 70 € du MWh à moyen terme, et l'ARENH qui se situe à un niveau inférieur et qui reflète ses coûts ? Aujourd'hui, ce surplus est capté au profit des consommateurs grâce aux tarifs réglementés. Elle pourrait être aussi captée sous forme de dividendes, par l'État. Quel choix fera l'actionnaire si EDF devait engranger des milliards d'euros de bénéfices du fait de la suppression des tarifs réglementés ?
Nous sommes confrontés à un marché atypique et complexe sur lequel les prix ne se forment pas de manière simple. Il est difficile de savoir comment les prix s'établiraient pour le consommateur final sans le signal des tarifs réglementés. Ainsi, le choix de les maintenir ou pas est évidemment politique. Pour les marchés, l'impact de leur suppression serait plutôt psychologique, mais, en France, cela poserait un véritable problème de tarification pour le nucléaire historique d'EDF.
Votre commission d'enquête a entendu des intervenants évoquer la multiplication des politiques de l'énergie qui ne relèvent pas de la concurrence. M. Philippe de Ladoucette, le président de la CRE, a par exemple rappelé que coexistent une politique européenne d'ouverture du marché et une politique européenne climatique visant à limiter les émissions de carbone et à favoriser les énergies intermittentes. Cette politique climatique perturbe le marché parce que les énergies favorisées sont subventionnées par la collectivité – en France, par l'intermédiaire de la CSPE. De plus elles sont intermittentes et en modifiant l'ordre de priorité, elles font sortir du marché les centrales à gaz, candidats naturels à la production de l'énergie de pointe, ce qui pose un problème industriel. Ceux qui risquent d'être évincés préfèrent vendre à des prix négatifs plutôt que d'arrêter de produire, ce qui crée des perturbations. J'ai récemment lu que, l'année dernière, le marché allemand avait connu de prix négatifs plusieurs heures pendant plusieurs jours en raison de la production éolienne. Comme le disait M. de Ladoucette lors d'une autre commission d'enquête à MM. François Brottes et Denis Baupin, et même s'il est revenu sur ses propos devant vous : le marché ne fonctionne pas. Pour ma part, je ne vois aucune solution au problème.
Certains évoquent la possibilité de ramener les énergies intermittentes dans le marché en compensant leur handicap de prix par une taxe carbone. Mais ce n'est qu'une petite partie du problème et nous buterions à nouveau sur la question du nucléaire. Je ne suis d'ailleurs pas loin de penser qu'il serait sans doute plus simple de sortir le nucléaire du marché, que ce soit pour le gros ou le détail, et de libérer les prix de toutes les autres énergies qui pourraient alors se faire une concurrence saine, à condition toutefois qu'il existe un marché du CO2 efficace. Ce dernier permettrait de pénaliser les énergies thermiques traditionnelles et de rééquilibrer un marché sur lequel le prix des énergies renouvelables serait libre. Malheureusement, ce marché correcteur ne fonctionne pas non plus. Quant au marché de capacité censé permettre de faire face à la pointe et d'éviter que les centrales à gaz ne soient placées « sous cocon », il fait l'objet de critiques et il n'est toujours pas en place.
Comme vous le constatez, le marché principal ne fonctionne pas et les marchés correcteurs destinés à lui permettre de fonctionner normalement ne fonctionnent pas non plus.
J'insiste sur cette question du fonctionnement normal. Un marché doit produire des prix efficaces en termes de couverture des coûts et de signaux pour l'investissement, sinon il ne fonctionne pas. l'Autorité de la concurrence s'occupe de très nombreux marchés – téléphonie, transports aériens, grande distribution, taxis, médicaments… –, et je peux vous dire qu'il n'y a pas d'équivalent sur un autre marché à ce que nous observons sur celui de l'électricité.