En théorie, le meilleur moyen d'obtenir, non pas une baisse des prix, mais des prix efficaces, c'est la concurrence sur un marché qui fonctionne. Lors de l'ouverture du marché de l'électricité en France, la commissaire européenne à la concurrence de la première Commission Baroso, Mme Neelie Kroes, à qui l'on reprochait d'avoir promis que la concurrence ferait baisser les prix alors qu'ils augmentaient de 20 % répondait : « Je n'ai jamais promis que la concurrence ferait baisser les prix ; j'ai dit qu'elle donnerait les bons prix. » Autrement dit, madame la rapporteure, si, compte tenu des besoins d'EDF pour renouveler son parc nucléaire, le bon prix devait être supérieur à celui pratiqué aujourd'hui, la concurrence ne vous serait pas d'une grande utilité pour les faire baisser !
Il est très difficile de construire un prix. L'Autorité de la concurrence ne s'y risque jamais. En France, nous avons, avec le nucléaire d'EDF, une sorte de boîte noire tarifaire qui contient des incertitudes. On a d'ailleurs les mêmes au-delà du territoire national. M. David Cameron, Premier ministre du Royaume-Uni, a commandé à EDF deux EPR pour son pays. D'après ce que j'ai cru comprendre, EDF ne lui demande pas les 42 euros du prix de l'ARENH mais 90 ou 95 livres, soit 120 euros du mégawatheure, garantis pendant trente-cinq ans. Nous sommes bien en dehors du marché, et la Commission européenne a estimé que cette garantie, qui pouvait être considérée comme une aide d'État, était toutefois acceptable compte tenu des incertitudes pesant sur le nucléaire et son coût. Sans cette garantie de l'Etat britannique, aucun opérateur privé rationnel n'investirait jamais plusieurs milliards dans le secteur. Croyez-moi, il s'agit de la part de la Commission, toujours très pointilleuse en matière d'aide d'État, d'un discours très nouveau. Cette évolution montre combien le nucléaire déstabilise les raisonnements de concurrence. Ses coûts sont difficilement mesurables d'autant que nous parlons de projets de très long terme. La décision de construire l'EPR de Flamanville remonte au début des années 2000 et sa construction a commencé en 2007. Sa mise en service est prévue pour 2017 avec une durée de vie théorique de 60 ans, même si la centrale n'est pas « prolongée » on est déjà en 2080, son démantèlement, qui durera vingt à trente ans, ne sera pas terminé au début du siècle prochain. Qui aujourd'hui sait gérer un tel projet sur un siècle et donner le bon coup ? Dans ce type de situation, il est impossible de dire comment fonctionne la concurrence et comment elle peut faire baisser les prix. Le nucléaire est un autre monde qui altère le raisonnement classique. C'est bien pourquoi je vous ai indiqué qu'une concurrence saine ne pourrait véritablement s'installer que si l'on sortait le nucléaire du marché.
Pour continuer à faire du mauvais esprit, j'ajoute que le nucléaire ne fait plus partie du projet européen. Il n'a échappé à personne que l'Allemagne avait décidé d'y renoncer et nous venons de voir que la Commission considérait que ce secteur était hors marché du point de vue des aides d'État. I serait donc possible de lui appliquer le principe de subsidiarité, en laissant les États libres de construire leur marché peut sans lui.
La concurrence ne vous donnera de bons prix que si le marché fonctionne. Or il ne peut fonctionner normalement avec un secteur nucléaire important.
En tant qu'ancien physicien, et à titre personnel, je souligne que, même indépendamment de la question du nucléaire, le marché de l'électricité est totalement atypique car il n'est pas gouverné par des lois économiques mais par des lois physiques. Le producteur d'électricité n'a qu'un seul acheteur : le réseau. Or l'équilibre du réseau est un équilibre physique et non économique. M. Marcel Boiteux, président d'honneur d'EDF, que vous avez reçu le 5 novembre dernier, vous a bien expliqué ce phénomène propre à l'électricité, « produit spécifique de qualité rigide rigoureusement non stockable ». Le réseau doit être équilibré et surveillé en permanence, et cet équilibre prime tout – au point que certains pays ont envisagé de mettre le marché de gros ou le marché de capacité entre les mains de leur RTE national. Le producteur, qui ne connaît pas le comportement de ses clients, ne peut pas équilibrer le réseau à lui seul : il n'est pas autonome sur le marché. Il doit tenir compte des demandes du réseau. Ce fonctionnement n'a pas d'équivalent sur d'autres marchés.
Au début des années 1990, on a assisté à une tentative de « caler » un marché économique de l'électricité sur ce phénomène physique. La première réforme britannique datant de cette époque, fondée sur les pools et des prix spot, visait à mimer économiquement par une bourse de l'électricité obligatoire, le phénomène physique de l'unicité du réseau et de la priorité absolue donnée à son équilibre. Ce système qui pouvait trop facilement être instrumentalisé par les producteurs a été abandonné par la Grande-Bretagne en 1998. Les États américains qui l'avaient mis en place ont connu de grandes pannes. Je rappelle le destin d'Enron, entreprise emblématique d'un système fondé sur le trading de l'électricité et qui a disparu lorsqu'on s'est aperçu qu'elle n'était une escroquerie financière avec des pertes cachées dans des paradis fiscaux. Bien qu'il continue d'écrire de magnifiques tribunes dans les pages économiques des journaux, un économiste, dont je tairai le nom, nous expliquait à l'époque qu'EDF était un dinosaure appelé à disparaître, submergé par la nouvelle économie de l'électricité et le nouveau champion Enron. Aujourd'hui, EDF est toujours là, et partout dans le monde n'ont survécu que les producteurs. L'électricité est un problème de production, pas de trading.
De la même façon, durant des années la Commission a plaidé pour une désintégration verticale du secteur alors que ne survivent aujourd'hui que des entreprises intégrées. Ceux qui ont des turbines sans les clients finissent par sortir du marché. Les « commercialisateurs » qui achètent de l'électricité à EDF pour la revendre ne feront pas l'équilibre du marché.
Nous sommes donc confrontés à une situation inédite et à un marché qui ne fonctionne pas avec des signaux de prix classiques.
Je referme cette parenthèse hétérodoxe et je remets ma casquette Autorité de la concurrence, pour vous dire que, bien évidemment, la concurrence fait baisser les prix. (Sourires.)