Intervention de Michel Sapin

Réunion du 3 décembre 2014 à 17h15
Commission des affaires européennes

Michel Sapin, ministre des finances et des comptes publics :

L'Eurogroupe et le Conseil des ministres de l'économie et des finances de l'Union européenne, qui doivent respectivement avoir lieu lundi et mardi prochain, vont constituer des rendez-vous extrêmement importants, ce qui justifie que j'aie eu à coeur de répondre à votre invitation. D'une part, la situation économique de la zone euro nécessite d'être analysée en vue de lui apporter les corrections nécessaires pour pouvoir bénéficier d'une croissance plus porteuse qu'aujourd'hui, notamment en termes d'emplois. D'autre part, l'installation de la nouvelle Commission constitue un bon moment pour modifier certains angles d'analyse et formuler de nouvelles propositions – je pense notamment au plan Juncker, sur lequel il faut porter un jugement à la fois réaliste et positif.

Je commencerai par rappeler que l'Europe constitue la première zone économique du monde. L'Union européenne a traversé plusieurs crises depuis 2007, à commencer par une crise financière qui n'est pas encore totalement derrière nous, ce qui justifie que nous continuions à travailler sur la régulation des systèmes bancaires. Sur ce point, nous avons déjà bien avancé, avec la mise en oeuvre de l'union bancaire. Je me souviens que les banques centrales de tous les pays affirmaient que leurs banques se portaient bien, jusqu'à ce que tout explose en 2008 et qu'elles viennent alors demander l'aide de leurs gouvernements respectifs. Cela ne devrait plus arriver avec la mise en place d'un système de surveillance unique, doté d'un superviseur qui portera un jugement sur l'ensemble des banques européennes ; par ailleurs, avec le Fonds de résolution, les banques se garantiront elles-mêmes contre les aléas de la conjoncture, sans avoir à se tourner vers le budget de leurs États.

La crise financière proprement dite a eu des conséquences économiques et sociales, mais aussi une répercussion sur les déficits publics, qui ont augmenté de façon considérable dans tous les pays : en 2008-2009, la solution – que je ne critique pas, car il n'y en avait sans doute pas d'autre – a consisté à ouvrir les vannes de l'endettement. C'est ce que l'on a appelé la crise de la zone euro, qui a fait craindre à certains pays se trouvant dans une situation particulièrement inquiétante du fait de leur niveau d'endettement et du déséquilibre de leur budget d'être obligés de sortir de la zone euro. Je pense notamment à la Grèce et au Portugal. Ce n'était pas seulement une menace pour eux, mais pour l'Europe tout entière, car dans une zone monétaire, la périphérie n'est jamais éloignée du coeur. Il fallait réagir promptement à cette crise, et c'est ce qui a été fait avec la mise en place d'une discipline budgétaire définie dans le Pacte de stabilité, certes contraignante dans ses mécanismes, mais validée par les différents gouvernements et parlements, notamment en France.

Aujourd'hui, il est permis de se demander si l'application de ces règles dans des conditions inchangées répond de manière satisfaisante à la situation économique, caractérisée notamment par une croissance et une inflation trop faibles, ce qui peut, à la longue, avoir des effets désastreux. Certes, les économies de l'Espagne et du Portugal paraissent aujourd'hui rebondir après être tombées très bas, mais d'autres, notamment celle de l'Italie, continuent de s'enfoncer mois après mois dans la récession. La France se situe exactement dans la moyenne de la zone euro, avec une très faible croissance, de 0,4 %, et une très faible inflation, de 0,3 %, ce à quoi personne ne s'attendait – à la fin de 2013, début de 2014, on tablait sur une inflation un peu supérieure à 1 % – et qui ne constitue pas une bonne nouvelle. Contrairement à une idée assez répandue, si tous les acteurs économiques, qu'il s'agisse des ménages ou des entreprises, anticipent une baisse des prix, cela risque de conduire à un blocage de l'économie.

Ma conviction en tant que ministre des Finances et des comptes publics, mais aussi en tant qu'acteur au sein d'un certain nombre d'organismes européens, et par ailleurs européen convaincu, est que cette crise caractérisée par une faible croissance et une faible inflation ne vient pas de nous tomber dessus de façon inopinée, comme cela avait été le cas en 2008 : il s'agit, en fait, d'un phénomène que la Banque centrale européenne analyse avec une grande pertinence depuis mai dernier, et au sujet duquel elle a déjà pris des décisions adaptées et bienvenues, notamment en ce qui concerne le niveau de l'euro – je dois cependant veiller à ne pas dire trop de bien de la BCE, afin de ne pas risquer de porter atteinte à son indépendance. Toutefois, pour utile qu'elle soit, la politique monétaire ne suffit pas, et nous devons nous interroger sur le rythme de consolidation budgétaire à partir d'une analyse de la situation européenne. Procéder ainsi peut paraître aller de soi, mais ce n'est pas le cas. Si les nécessaires mécanismes de discipline budgétaire issus de la crise de la dette publique ont donné lieu à l'établissement d'un calendrier très strict – que certains voudraient voir assorti de sanctions pour les pays qui ne le respecteraient pas à la lettre –, la réflexion qu'il convient de mener au sujet de la situation économique ne se fait pas spontanément : il faut avoir la volonté de l'imposer. Selon moi, la logique veut que l'on procède à une analyse du plan budgétaire au vu du besoin global de la zone euro, et non pays par pays, car dans une zone monétaire commune, les décisions prises par un pays influent forcément sur ses voisins. C'est sans doute l'un des enjeux les plus importants des réunions de la semaine prochaine.

Cela me conduit tout naturellement à la question de l'investissement en Europe, seule question qui vaille si l'on veut éviter un débat totalement vain entre les partisans de l'offre et ceux de la demande. L'investissement, c'est la stimulation immédiate mais aussi la modernisation en profondeur des économies. Ainsi, l'investissement au profit de la transition écologique représente à la fois du travail sur l'ensemble du territoire – ne serait-ce qu'en matière d'isolation thermique – et l'opportunité de profondes transformations structurelles, grâce à la création de nouvelles filières économiques porteuses d'activité. Il permet d'agir non seulement sur le court terme, mais aussi sur le moyen et le long terme, ce qui justifie que nous accueillions favorablement le plan d'investissement de M. Juncker. Il faut s'engager résolument sur cette voie, en ayant en tête l'urgence de la situation de la zone euro, qui oblige à prendre des décisions produisant leurs effets en termes de croissance et d'emploi dès 2015, et non à l'horizon de 2017.

Néanmoins, si ce plan va dans la bonne direction, il doit, à mon sens, être vu comme une base de travail ayant vocation à être améliorée. D'abord sur le plan quantitatif : je ne pense pas tant aux 315 milliards d'euros – il ne s'agit en réalité que de 21 milliards d'euros, dont on attend un effet multiplicateur – qu'au coeur du dispositif, c'est-à-dire à l'argent frais apporté au départ. Ce n'est pas un sujet simple et, pour faire référence au débat que vous avez évoqué il y a quelques instants, madame la présidente, je souhaite que le Sud l'emporte dans la discussion portant sur le montant de l'argent public – qu'il provienne de la Commission, des États ou de la BEI – ayant vocation à être apporté dans le cadre du plan d'investissement : s'il ne s'agit que de fonds recyclés, c'est-à-dire de sommes déjà potentiellement disponibles mais pas encore utilisées, cela n'aura pas beaucoup d'effet.

Nous devons également nous interroger sur les moyens de susciter une moindre aversion au risque de la part de la Banque européenne d'investissement : ne pourrait-elle s'engager sur des projets un peu plus risqués ? S'il ne s'agit que de financer des projets qui l'auraient été de toute façon, car suffisamment rentables, nous n'aurons rien gagné. Sur ce point, il faut que la BEI montre l'exemple aux investissements privés. Un deuxième sujet de réflexion est de déterminer les bons outils pour porter ces investissements. Un troisième, peut-être le plus décisif, est de trouver les moyens permettant de repérer les bons projets – les vrais nouveaux projets, pas ceux qui sont recyclés après avoir précédemment échoué à trouver un financement. Comment faire pour que la Banque publique d'investissement (BPI) et la Caisse des dépôts et consignations chez nous, comme les organismes jouant un rôle équivalent dans les autres pays européens, soient en mesure de repérer non seulement les grands projets, mais aussi les projets plus modestes que recèle le réseau de PME-PMI et d'entreprises de taille intermédiaire (ETI) sur l'ensemble du territoire ? Nous avons demandé à ce que la BEI soit dotée d'une force de frappe, sous la forme d'une équipe projets chargée de repérer le plus rapidement possible, en lien avec les réseaux publics, les meilleurs projets.

Il est prévu, dans le cadre des dispositifs Two-Pack et Six-Pack, d'effectuer un examen de la situation fin 2014, afin de procéder à d'éventuelles modifications courant 2015. Si les mesures relevant d'une stricte discipline budgétaire sont justifiées en leur principe, leur mécanique trop bureaucratique et automatique peine à s'adapter à l'évolution de la situation économique. Il faut lui en donner la capacité, non pas en remplaçant le logiciel d'origine, mais simplement en l'adaptant. Il faut savoir qu'aujourd'hui, c'est à partir de l'évaluation de la croissance potentielle de tel ou tel pays, pratiquée par des gens certainement très compétents, qu'est calculé le déficit structurel. Cette notion est certes intelligente, mais si sa base de calcul est erronée, comment peut-elle donner un résultat juste ? C'est pourtant le critère fondamental retenu par la Commission pour juger de l'évolution des budgets. On voit là que la technicisation des indices rend nécessaire une évolution des règles.

Sur le plan fiscal, comme l'Allemand Wolfgang Schäuble et l'Italien Pier Carlo Padoan, avec qui nous avons rendu publique une lettre écrite conjointement, je souhaite que nous allions plus loin dans la lutte contre l'optimisation fiscale. Il s'agirait en particulier de lutter contre l'optimisation fiscale pratiquée par certaines grandes entreprises décrites comme virtuelles du fait qu'elles exercent leur activité par le biais d'Internet, mais bien réelles quant à leurs bénéfices, qui s'organisent en tirant profit de l'absence de fiscalité dans certains États pour ne plus payer d'impôt du tout. Pendant longtemps, les États-Unis ne se sont pas alarmés de la situation : dans la mesure où les entreprises en question gardaient un pied sur le sol américain, elles continuaient à y être imposées. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas : les entreprises concernées ont établi leur domiciliation sur une île des Caraïbes exempte d'impôt sur les sociétés et elles y font remonter les bénéfices de leurs filiales disséminées partout. Du coup, mon homologue américain est aujourd'hui le premier à plaider en faveur d'une harmonisation permettant de lutter contre l'optimisation fiscale. De ce point de vue, le projet BEPS (Base erosion and profit shifting ou érosion de la base d'imposition et transfert de bénéfices), destiné à lutter contre l'érosion des bases fiscales des grandes entreprises, est absolument décisif. Il y a une vraie volonté de progresser dans ce domaine, et je souhaite, pour ma part, que nous adoptions, dans le courant 2015, les principes définis dans ce domaine par l'OCDE à la demande unanime des membres du G20, et ayant vocation à être prochainement complétés par d'autres dispositifs. Nous disposons des bons outils, il ne nous reste plus qu'à passer à l'action, en l'occurrence à l'harmonisation fiscale au sein des pays de l'Union ou, à défaut, de la zone euro.

La question de la taxe sur les transactions financières constitue un sujet très difficile. Si nous sommes nombreux à souhaiter la création de cette taxe, nous le sommes tout autant à considérer que sa mise en oeuvre soulèvera de nombreuses difficultés d'ordre pratique. Deux questions se posent : d'une part, cette taxe constitue-t-elle une avancée suffisamment significative pour justifier son adoption ? D'autre part, n'est-il pas dangereux d'adopter une mesure représentant une trop faible avancée ? Pour ma part, je considère qu'une petite avancée est toujours bonne à prendre. Or, depuis des années, sinon des dizaines d'années, certains repoussent le principe d'une telle taxe – autrefois connue sous le nom de taxe Tobin – au motif qu'elle n'a de sens que si elle est mise en oeuvre par tous les pays. Évidemment, avec une telle attitude, on repousse indéfiniment l'adoption de la TFF. Dans ce domaine comme dans d'autres, c'est le premier pas qui compte. Je suis donc tout à fait favorable à la mise en place de cette taxe, quitte à ce que cela se fasse progressivement. Ainsi pourrions-nous commencer par une harmonisation de la taxe sur les actions qui existe dans tous les pays, et en particulier du fléchage de son produit vers le soutien au développement des pays les plus pauvres de la planète ou à la transition énergétique. Je me bats pour que, d'ici à la fin de l'année, la Commission nous fasse une proposition, même modeste, qui nous permettrait d'avancer sur la question des actions.

Dans ce domaine, il existe encore certains produits dérivés financiers qui me paraissent extrêmement dangereux : je pense notamment aux CDS (Credit default swap), qui ne sont rien d'autre que des paris sur l'échec d'une entreprise – voire d'un pays –, donnant lieu à une spéculation pouvant avoir pour conséquence la faillite de certaines entreprises pourtant bien portantes. Nous ne devons pas perdre de vue qu'à l'origine, la taxe sur les transactions financières n'avait pas pour objet de rapporter de l'argent mais, en renchérissant le coût de certaines opérations, d'introduire un grain de sable dans des mécanismes financiers à caractère dangereux, afin d'en dissuader le recours. Je pense à des transactions répétées à de multiples reprises au cours d'une même semaine, voire d'une même journée, et pouvant mettre en péril la stabilité financière d'une entreprise ou d'un État. Cependant, il ne faut pas trop renchérir le coût des transactions, certains produits dérivés garantis étant absolument indispensables : ainsi, le fait de se garantir contre l'évolution de la valeur de la monnaie dans laquelle s'effectue une transaction est-il une bonne chose, de même que le fait pour un agriculteur de se garantir contre l'évolution erratique des prix agricoles. Ce n'est que lorsque ce produit dérivé est mis en oeuvre à des fins de spéculation, perdant ainsi sa fonction première de sécurisation des marchés et des acteurs économiques, que son utilisation doit faire l'objet d'une régulation. En résumé, je souhaite que tout soit fait pour que la taxe sur les transactions financières puisse entrer en application, même de façon modeste, dès le 1er janvier 2016. Tel est l'engagement pris par onze pays, dont la France. À cet égard, je voudrais rappeler que c'est la première fois que l'on assiste à une coopération renforcée dans le domaine de l'harmonisation fiscale – un domaine souffrant de la règle d'unanimité inscrite dans les traités.

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