Intervention de Laurent Lesnard

Réunion du 27 novembre 2014 à 8h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Laurent Lesnard :

Non, un horaire décalé le matin implique de commencer encore plus tôt que ne le font habituellement ces personnels.

La même étude montre que, lorsque les horaires sont déterminés par les salariés – ce qui est essentiellement réservé aux cadres –, les horaires sont moins souvent standard et beaucoup moins souvent décalés, mais les horaires longs sont plus fréquents. Cela montre que les horaires atypiques – généralement courts – sont le plus souvent subis, et non choisis.

À l'échelle des couples, une étude réalisée en 1999, juste avant la mise en oeuvre des 35 heures, montre qu'il y a plus de journées de travail conjugales atypiques que de journées de travail conjugales standard. Par « journée de travail conjugale », il faut entendre le cumul des journées de travail effectuées par chacun des deux conjoints : il suffit que l'une des deux soit atypique pour que la journée conjugale le soit également – c'est le cas, par exemple, quand l'un des deux conjoints travaille de jour et l'autre de nuit, ce qui est rare, ou quand l'un travaille très tôt le matin et l'autre tard le soir, ce qui est déjà plus fréquent. Seuls 12 % des couples de salariés déclarent avoir une maîtrise totale de leur emploi du temps ; la plupart du temps, les horaires de travail sont imposés aux deux conjoints – dans 51 % des cas – ou à l'un des deux – dans 27 % des cas.

Quand les deux conjoints peuvent choisir leurs horaires, ils optent à 80 % pour des journées standard ; à l'inverse, quand c'est l'entreprise qui décide pour les deux conjoints, on a deux fois moins de journées standard. Comme on le voit, les personnes qui le peuvent choisissent de préférence des journées standard – ou parfois longues –, la journée décalée étant majoritairement une contrainte imposée aux salariés. Il y a de ce point de vue une forte inégalité : deux tiers des journées sont standard pour les cadres, contre un tiers seulement pour les ouvriers ; à l'inverse, la journée conjugale décalée ne concerne que très peu de cadres, mais près de 30 % des ouvriers.

Les horaires atypiques sont très répandus en France. En cela, notre pays se différencie de nombre de ses voisins européens : il y a plus d'horaires atypiques en France qu'en Grande-Bretagne et beaucoup plus qu'en Finlande – ce qui montre que la croissance économique d'un pays n'est pas forcément corrélée à la libéralisation des horaires de travail.

J'en viens aux conséquences des horaires atypiques sur la famille. Le lien familial a beaucoup changé depuis les années 1960 : nous sommes passés d'une famille où les rôles des conjoints étaient asymétriques – schématiquement, les hommes travaillaient à l'extérieur et les femmes à la maison – à une famille largement plus symétrique – sans pouvoir parler d'égalité entre les hommes et les femmes, on constate un meilleur équilibre entre les deux. Le lien familial s'est trouvé modifié par cette évolution, dans le sens où il repose désormais davantage sur les relations interpersonnelles que sur le partage des tâches. La relation interpersonnelle – l'« être ensemble » – nécessitant du temps, elle entre en contradiction avec la désynchronisation des horaires de travail. Le temps passé en famille – je parle ici des couples avec au moins un enfant – augmente depuis les années 1980, étant toutefois précisé qu'il a plus augmenté entre les années 1980 et les années 2000 qu'entre les années 2000 et la décennie actuelle. Dans la mesure où toute désynchronisation implique mécaniquement une diminution du temps passé en famille, il apparaît que la désynchronisation a un coût social, en particulier un coût familial.

Dans ce contexte, la réduction du temps de travail a eu des conséquences différentes selon qu'elle a concerné les cadres ou d'autres catégories de personnels ne choisissant pas leurs horaires de travail. Alors que les cadres bénéficient de journées de RTT, une bonne partie des autres salariés voient la réduction de leur temps de travail se traduire par une augmentation de leur temps non travaillé à des moments où ce temps n'est pas utile – c'est le cas des horaires fragmentés, impliquant que les salariés ne puissent s'éloigner de leur lieu de travail, compte tenu de leur obligation d'y retourner dans un bref délai. Les travaux que j'ai menés concluent à une influence positive de la réduction du temps de travail sur le lien familial – c'est particulièrement vrai pour les familles monoparentales, auxquelles la réduction du temps de travail permet de se synchroniser plus facilement avec les horaires scolaires de leurs enfants.

Cette influence dépend toutefois du degré de maîtrise des salariés concernés sur leurs horaires. De ce point de vue, il existe des inégalités sociales extrêmement fortes : la réduction du temps de travail a été très profitable à certains et pas du tout à d'autres. Aux Pays-Bas, jusqu'à une période récente, les salariés avaient la possibilité de modifier leurs horaires de travail tous les deux ans, en passant à temps partiel – ce qui explique que le temps partiel soit si répandu dans ce pays, y compris chez les hommes – ou en apportant toute autre modification dans leurs horaires, en termes de volume ou de répartition sur la journée.

Je vais maintenant répondre à certaines des questions que vous m'avez adressées par mail, à commencer par celle de l'impact de la réduction du temps de travail sur la société. On a constaté qu'entre 1999 et 2010, le temps de travail rémunéré avait diminué, de même que le temps de sommeil et le travail domestique, tandis que le temps de loisir et celui des transports augmentaient. Globalement, l'objectif poursuivi semble avoir été atteint, même si l'augmentation du temps de loisir est relativement faible par rapport à la réduction du temps de travail.

Il m'a également été demandé si le passage aux 35 heures avait donné lieu à un sentiment d'amélioration des conditions de vie hors travail. Je répondrai d'abord que tout dépend des salariés et de leurs possibilités de choisir leurs horaires de travail. Cela dit, la dernière enquête « Emploi du temps » réalisée à ce jour – il s'agit d'une enquête associant un questionnaire classique et un carnet d'activités dans lequel les personnes interrogées consignent leurs occupations tout au long de la journée –, qui comportait une rubrique permettant d'indiquer le niveau de bien-être ressenti à chaque moment de la journée, en fonction de l'activité pratiquée à ce moment, a mis en évidence le fait que les moments de la journée ressentis comme étant les plus agréables sont ceux associés au temps libre – c'est-à-dire aux loisirs –, les moins agréables étant ceux associés au travail et aux études – le temps consacré à ces dernières étant perçu comme le moins agréable de tous. Toute réduction du temps de travail se traduit donc par une amélioration du bien-être, puisque le travail se trouve principalement transféré sur le loisir, perçu comme l'occupation la plus agréable.

La mise en oeuvre des 35 heures s'est également traduite par une diminution des inégalités professionnelles entre les femmes et les hommes, comme l'ont montré deux économistes dans une étude de 2006. D'une part, il y a une convergence des durées de travail entre les femmes et les hommes travaillant à temps complet – l'inégalité qui subsiste résidant dans le fait que 30% des femmes travaillent à temps partiel, contre seulement 10 % d'hommes ; d'autre part, les inégalités salariales entre les hommes et les femmes ont été réduites de 2,5 points sous l'effet des 35 heures.

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