La direction du Budget n'est pas l'instance la plus à même d'apprécier l'impact sociétal, social et économique de la réforme du temps de travail intervenue à la fin des années 1990. Quant aux chiffres dont nous disposons sur son impact financier, je ne suis pas certain qu'ils soient de nature à départager les parlementaires. Les 35 heures ne faisant plus l'objet d'un suivi spécifique depuis 2005, les chiffres que nous pouvons avancer dépendent d'hypothèses, de spéculations, d'approximations, qui aboutissent à un résultat compris entre 10 et 13 milliards d'euros.
La première difficulté, si l'on veut calculer le coût net instantané des 35 heures en 1998, année de leur première mise en place, consiste à apprécier l'effet de cette réforme sur les créations d'emplois. L'économie nationale a créé quelque 2 millions d'emplois entre 1997 et 2001, ce qui représente un contenu en emplois de la croissance supérieur à celui des Trente Glorieuses. À l'époque, ce résultat a surpris les observateurs.
Reste qu'il est extrêmement difficile de faire le départ entre les différents éléments qui ont pu y conduire : s'agissait-il des 35 heures, des allégements de charges mis en place au même moment, de la ristourne Juppé instaurée en 1997 et financée par deux points d'augmentation de la TVA, des divers allégements du coût du travail intervenus après 1997 – bascule des cotisations maladie sur la CSG assortie d'une baisse de taux et d'un élargissement d'assiette, démantèlement de la part salariale de la taxe professionnelle (TP) –, de la politique monétaire très accommodante grâce à laquelle, avant d'entrer dans la zone euro, la France a bénéficié d'une monnaie sous-évaluée, de l'évolution de la croissance mondiale et de la forte progression de la demande adressée à la France, sans parler de phénomènes plus spéculatifs comme la bulle internet, qui s'est dégonflée par la suite. Ces facteurs se sont accumulés, pour stimuler une croissance très forte, que nous n'avions pas connue depuis des années et pour enrichir, au-delà de ce qu'indiquaient les modèles économétriques alors disponibles, le contenu en emplois de la croissance.
De nombreuses évaluations situent les créations d'emploi dans le secteur privé dans une fourchette de 3 % à 7 %, ce qui représente 200 000 à 350 000 emplois. Autant dire que l'incertitude est grande, même quand on se situe au début de la réforme.
Elle l'est encore plus si l'on se positionne de manière dynamique, car, par la suite, l'économie a renoué avec les cycles habituels d'accélération ou de ralentissement. Il est donc difficile d'assurer la traçabilité des créations d'emplois évaluées en 1998 et de chiffrer dans la durée les créations – ou les moindres suppressions – d'emplois imputables à la réforme.
Quand celle-ci a été décidée, plusieurs garanties de ressources ont été définies, qui ont varié en fonction de l'année de bascule des différents secteurs de l'économie dans les 35 heures. De ce fait, à partir de 2000, plusieurs SMIC ont coexisté, qui ont ensuite été alignés, pour des raisons politiques, sur le montant le plus élevé. Doit-on inclure l'augmentation du coût du travail qui en découle, et qui a mécaniquement détruit de l'emploi, dans l'impact des 35 heures, alors même que la modération salariale était, avec la souplesse liée à l'annualisation du temps de travail, un des paramètres de la réforme ?
De plus, entre 1998 et 2015, le dispositif a connu un paramétrage très variable. Il a été tantôt resserré tantôt élargi. Il a été utilisé pour avantager les entreprises de moins de vingt salariés. Récemment, il s'est enrichi de dispositions nouvelles, comme les allégements généraux de charges ou le crédit d'impôt pour la compétitivité et l'emploi (CICE). Créée en 1993, sous Édouard Balladur, la politique d'allégement du coût du travail a été renforcée ensuite par Alain Juppé, puis complétée, à l'occasion de la mise en place des 35 heures, par des allégements complémentaires, dont la traçabilité peut être établie grâce à l'évolution du fonds initialement destiné à financer les allégements de charges, le FOREC (Fonds de financement de la réforme des cotisations patronales de sécurité sociale). L'instabilité du dispositif dans le temps incite à choisir avec prudence les hypothèses qu'on retiendra. Doit-on considérer que l'ajustement d'un paramètre décidé en 2005 ou en 2006 par M. Fillon résulte des 35 heures, ou qu'il s'agit d'une décision sui generis destinée à renforcer, à réduire, en fonction des contraintes budgétaires, les aides abaissant le coût du travail ?
Je dois évoquer, au risque de vous décevoir, un dernier point d'incertitude, d'ordre culturel. La direction du Budget est réticente à calculer les coûts nets. Son rôle consiste, quand on décide une dépense, à en déterminer le coût brut, sans placer de ressources en regard de celle-ci. Nous isolons, comme les textes nous y invitent, les recettes et les dépenses, ce qui fait d'ailleurs l'objet de multiples contrôles. Cette approche juridique explique que, si, dans le temps, le calcul du coût brut des 35 heures est déjà difficile, celui du coût net soit plus délicat encore.
M'en tenant aux coûts bruts, j'ai adressé à votre commission d'enquête des chiffres, avec des développements plus particuliers relatifs à la fonction publique. Ils prennent en compte l'ensemble des allégements de charges à caractère général sur les bas salaires, la ristourne Juppé, l'aide Robien, antérieure à 1997 et très coûteuse pour les finances publiques, les mesures Aubry I et II, et la réduction Fillon. Pour évaluer le coût des allégements directement ou indirectement liés aux 35 heures, nous retenons le même champ que la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES), qui dispose dans ce domaine des informations les plus fiables.
Sur le plan de la méthode, il faut se confronter à deux difficultés.
La première consiste à imaginer un scénario et à le dérouler en supposant que les 35 heures n'aient pas été mises en place, ce qui introduit plusieurs facteurs d'approximation. Comment faire vieillir le coût de la ristourne Juppé sur les bas salaires ? La direction du Budget ne disposant pas, année après année, de la distribution des salaires par niveau de revenu, nous devons élaborer une hypothèse fondée sur l'évolution moyenne de la masse salariale.
La seconde difficulté consiste, pour la période qui suit le passage aux 35 heures, à déterminer exactement l'effet de la réforme. Doit-on lui attribuer l'unification du SMIC par le haut, l'ensemble des ajustements paramétriques opérés par les allégements de charges entre 2003 et 2014, les évolutions de champ ou de mode de calcul, comme l'annualisation des allégements ? Nous posons la question pour préciser les limites méthodologiques des chiffrages, mais nous n'avons pas de réponses à proposer. Nous retenons comme référence le coût des allégements dans les documents budgétaires successifs, sans mettre de côté les allégements qui pourraient légitimement être isolés.
Ces hypothèses nous amènent à un coût de 11 à 13 milliards d'euros. Le dernier chiffrage pour 2013 fait état d'un scénario de référence sans les 35 heures, dont le coût serait de 9,9 milliards, et d'un scénario avec 35 heures, de 22,8 milliards. Le coût brut des allégements de charges spécifiquement lié aux 35 heures s'établit par différence à 12,8 milliards. Le chiffre est cohérent avec celui qu'ont fourni d'autres administrations, notamment la DARES, qui avance celui de 12 milliards.
Ce calcul n'intègre pas la défiscalisation des heures supplémentaires, liée à la loi TEPA de 2007 – soit le non-assujettissement de ces heures à l'impôt sur le revenu et aux cotisations sociales, patronales et salariales –, pour laquelle nous disposons d'indications chiffrées. En 2011, année où il a été le plus élevé, le coût de la défiscalisation s'est établi à 1,5 milliard, et celui de l'exonération salariale à 3,3 milliards, soit un total de 4,8 milliards. Quant à savoir si l'on peut lier l'exonération des heures supplémentaires à la réforme des 35 heures de 1998, c'est un terrain sur lequel je ne m'aventurerai pas.
Les 35 heures se sont appliquées d'abord dans le secteur privé, puis dans le secteur public. Ce n'est qu'à l'automne 2001 qu'elles l'ont été dans le secteur hospitalier, où les principaux textes d'application ont été publiés début 2002. Dans la fonction publique d'État, qui est passée aux 35 heures en 2002, le principe de la neutralité des 35 heures sur les créations d'emplois a été instauré très vite. Le Gouvernement avait supposé que des gains de productivité extérieurs aux 35 heures – imputables aux nouvelles technologies ou à des réorganisations de service – permettraient de ne pas réduire la qualité du service public tout en absorbant un écart de productivité de 11 %.
Toutefois, en 1998, on méconnaissait la durée du travail, voire la réglementation applicable dans les différents services administratifs, ainsi que les extraordinaires disparités, mises en évidence, sur la seule base des durées déclarées, par le rapport de M. Jacques Roché sur le temps de travail dans les trois fonctions publiques. On rencontre dans la fonction publique d'État, comme dans l'ensemble des fonctions publiques, des écarts importants tant de la durée du travail que du régime de rémunération ou d'indemnité, domaines qui demeurent fort peu transparents.
Depuis 1998, la direction du Budget a identifié les demandes budgétaires qui ont été formulées par les ministères afin de créer des emplois, et qui paraissaient liées aux 35 heures. Il n'y en a pas eu récemment, la réforme n'étant plus guère invoquée par les administrations à cette fin. D'ailleurs, sauf dans certains ministères prioritaires, on crée peu d'emplois dans la fonction publique de l'État, où s'applique la règle du non-remplacement d'une fraction des fonctionnaires qui partent à la retraite. Néanmoins, entre 2002 et 2005, nous avons identifié, en dérogation au principe de non-création d'emplois liés aux 35 heures, 4 600 demandes, auxquelles le Gouvernement a fait droit. Elles concernent principalement la police et la justice. D'autres mesures sont liées aux 35 heures, comme le rachat des jours de RTT, l'indemnisation des heures supplémentaires, qui représente une masse globale de 1,5 milliard, et les astreintes.
La fonction publique hospitalière est la seule dont le fonctionnement, compte tenu de l'obligation d'accueillir les patients vingt-quatre heures sur vingt-quatre, ait justifié un plan spécifique de recrutements. Celui-ci a porté sur 45 000 agents, pour un coût global de 1,5 milliard. Un plan de création d'emplois spécifiquement médicaux, portant sur 3 500 emplois a également été mis en place, pour un coût global de 330 millions.
Si la réduction du temps de travail n'a pas eu d'impact sur le traitement des fonctionnaires ou leur régime indemnitaire, le dernier chiffre concernant le coût budgétaire des heures supplémentaires remonte à 2013 et s'établit à 1,485 milliard. Pour 2014, nous attendons un coût comparable. En 2013, le montant se compose de 1,33 milliard pour les d'heures supplémentaires dans l'éducation nationale et de 150 millions hors éducation nationale. C'est le signe que le coût des heures supplémentaires ne résulte pas directement de la loi sur les 35 heures, les enseignants, qui constituent la moitié des fonctionnaires de l'État, n'étant pas concernés par la réduction du temps de travail.
La réglementation n'incitant guère à racheter les jours détenus sur des comptes épargne-temps (CET), les fonctionnaires l'apurent le plus souvent avant de partir à la retraite, ce qui nuit à la fluidité du service public, puisque l'agent ne peut être remplacé avant son départ effectif. Cependant, le rachat des jours du CET représentait en 2013 un montant total de 66,8 millions, en progression de 8 % par rapport à 2012, ce qui équivaut à un montant moyen annuel de 1 253 euros par agent, le montant médian s'établissant à 845 euros.
Les chiffres dont nous disposons pour la fonction publique proviennent en grande partie de la direction générale de l'administration et de la fonction publique (DGAFP). Nous ne possédons pas de données sur la fonction publique territoriale. Dans la fonction publique hospitalière, nous estimons que 16 270 jours ont été rachetés en 2012, pour un montant total de 4,8 millions. Dans la fonction publique de l'État, l'évolution des effectifs, en aval de la mise en place des 35 heures, a répondu à plusieurs préoccupations. Ces effectifs ont fortement baissé depuis 2005, et plus encore depuis 2007, grâce aux gains de productivité résultant notamment de la RGPP.