Intervention de Barbara Romagnan

Réunion du 9 décembre 2014 à 9h00
Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaBarbara Romagnan, rapporteure :

Je voudrais d'abord vous faire part de l'émotion et de la joie que je ressens en vous présentant ce rapport. Je remercie tous ceux qui y ont participé de façon assidue et, d'une façon générale, tous ceux avec qui j'ai eu des échanges.

Cette commission d'enquête a été créée à l'initiative de l'UDI et adoptée à l'unanimité des groupes. Elle s'est tenue dans un esprit constructif, avec la volonté de dégager des données objectives mais aussi la conscience que des divergences pouvaient s'exprimer compte tenu de nos positions respectives sur l'échiquier politique. Le temps nous a manqué. Un mois de plus aurait sans doute été nécessaire pour que nous puissions avoir davantage d'échanges sur le rapport.

Le choix des visites que nous avons effectuées s'est porté sur un hôpital, car la question de l'hôpital avait été identifiée comme requérant une attention particulière, et sur un pays voisin, car il est parfois utile d'avoir un regard vers l'extérieur. Nous avons retenu l'Allemagne pour sa proximité géographique, mais aussi parce que c'est un pays auquel nous nous comparons très souvent. C'est aussi le premier à avoir mis en place une forme de réduction du temps de travail (RTT).

Les auditions auxquelles nous avons procédé ont toutes été utiles à notre réflexion, les points sur lesquels nous étions en désaccord revenant régulièrement dans les échanges. Je pense notamment au niveau pertinent de la négociation : tout le monde était d'accord pour dire que la loi ne peut pas décider de tout, mais les opinions étaient divergentes sur l'entreprise ou la branche comme niveau de la négociation. Il en a été de même pour l'opportunité de compter ou non le temps partiel dans le temps de travail ainsi que pour l'évaluation des coûts, nets ou bruts, des 35 heures.

Permettez-moi un petit rappel historique.

Depuis le siècle dernier, le temps de travail a connu une forte baisse : alors que l'on travaillait près de 2 900 heures par an en 1870, cent vingt ans plus tard, le temps de travail a été quasiment divisé par deux, à environ 1 600 heures. Cette réduction a d'abord bénéficié aux femmes et aux enfants, au titre de la santé et de leur minorité, d'abord en Angleterre, avec la révolution industrielle, puis dans les autres pays, notamment en France.

Dès 1919, l'Organisation internationale du travail (OIT) a prévu une journée de huit heures et des semaines limitées à quarante-huit heures, d'abord dans l'industrie et les mines, puis, au début des années 30, dans les commerces et les bureaux. Cela ne veut pas dire que le dispositif ait été appliqué partout. Aujourd'hui encore, ces normes sont mieux respectées dans les pays industrialisés que dans les pays en développement. En Asie-Pacifique, par exemple, les semaines peuvent excéder 60 heures.

Lorsque l'on parle de réduction du temps de travail, il faut toujours indiquer s'il s'agit de la durée légale, effective, annuelle ou collective, même si les limites dues aux définitions n'invalident pas les comparaisons internationales : la comptabilisation des heures ne se fait pas toujours de la même façon.

La question de la part du temps partiel est aussi très importante. En France, 18 % de salariés travaillent à temps partiel, ce qui est bien au-dessous de la moyenne européenne, laquelle se situe aux alentours de 26 %. Le temps partiel est, par ailleurs, inégalement réparti entre les hommes et les femmes. En France, 6 à 7 % des hommes travaillent à temps partiel, contre une femme sur trois. Autre spécificité française, la durée hebdomadaire du temps partiel est plus élevée que dans les autres pays d'Europe, soit en moyenne 23 à 24 heures.

À l'exception notable de la loi Robien en 1996, la mise en place, en France, de la réduction du temps de travail sans baisse des salaires a été surtout le fait de majorités de gauche. Les lois Aubry ont accompagné la réduction du temps de travail avec une compensation financière par l'État. Le passage à 1 600 heures s'est fait en deux lois, la première incitant les partenaires sociaux à négocier, la seconde fixant plus précisément les modalités de la RTT. La fonction publique a fait l'objet d'efforts spécifiques. La politique de réduction du temps de travail a été interrompue à partir de 2002, au profit d'une incitation à recourir aux heures supplémentaires.

Nous disposons de données sur le coût du travail et sur la compétitivité, mais il ne faut pas oublier la difficulté de mesurer le temps de travail, les données incomplètes et le fait, très important, qu'après 2002, il n'y a plus eu d'évaluation des lois Aubry.

La Commission d'enquête nous a permis de nous mettre d'accord sur un certain nombre de points, et d'abord sur le nombre de créations d'emplois, sans précédent, évalué à 350 000, sachant qu'entre 1997 et 2002, 2 millions d'emplois ont été créés, à mettre en regard des 3 millions créés au cours du siècle précédent. Certes, c'était une période de croissance forte, ce qui contribue à expliquer la diminution du chômage. Néanmoins, avant et après la mise en place des 35 heures, la croissance dans la zone euro était sensiblement la même, soit 2,2 %. Elle atteignait 2,5 % pendant la période des 35 heures, et la croissance mondiale était beaucoup plus importante avant et après la mise en oeuvre des 35 heures. Sur la période, la population active a augmenté de plus d'un million, passant de 25,5 millions à 26,6 millions. Les créations d'emplois ont été telles qu'elles ont pu à la fois absorber l'augmentation de la population active et faire baisser le chômage.

Cette commission d'enquête a donné lieu à plusieurs controverses.

S'agissant du coût du travail, nombre d'entre nous étaient d'accord pour reconnaître les créations d'emplois, mais considéraient qu'elles avaient eu un impact trop important en termes de coût du travail ou de compétitivité. C'est surtout sur ce point qu'ont porté nos désaccords.

L'augmentation du coût du travail dont est accusée la RTT n'est absolument pas vérifiée. Elle a été évitée notamment à cause du gel relatif des salaires pendant dix-huit mois en moyenne et par l'annualisation et la réorganisation du travail rendues possibles, l'annualisation permettant de limiter fortement le recours aux heures supplémentaires. Des réorganisations ont pu être utilement opérées, notamment dans l'industrie, où le matériel a pu être davantage utilisé sans avoir à investir un euro supplémentaire. Le taux d'utilisation des machines, en moyenne de 50 heures par semaine, est passé à 55 heures, soit une augmentation de 10 %.

La perte de compétitivité est un des arguments principaux des opposants aux 35 heures, qui s'appuient sur la dégradation du solde extérieur de la France, constatée à partir de 2003. Cette critique repose avant tout sur une simple concomitance qui ne suffit pas à expliquer les causes de cette dégradation, car la compétitivité ne repose pas exclusivement sur le coût. La compétitivité de l'Allemagne, pendant très longtemps, ne reposait pas d'abord sur le coût, mais sur la qualité puisque ses produits étaient chers. On peut aussi estimer que c'est au moment où les 35 heures ont été détricotées que notre solde extérieur s'est dégradé.

En 2011, les organisations syndicales et patronales ont fait un diagnostic partagé de cette perte de compétitivité et ont considéré qu'il n'y avait qu'un lien très faible avec la réduction du temps de travail. Le coût horaire du travail ne suffit pas à juger de la compétitivité, qui dépend aussi de la productivité. Le coût du travail en soi n'a pas de sens, il n'en a que s'il est mis en balance avec la valeur créée. Un travail qui coûte cher mais qui crée beaucoup de valeur ne fait pas baisser la compétitivité. À l'inverse, un travail qui n'a qu'un faible coût et qui crée peu de valeur peut la faire baisser.

S'agissant toujours de la compétitivité, entre 1998 et 2002, on a constaté une baisse des coûts salariaux unitaires. Le coût du travail a plus baissé en Allemagne qu'en France au cours des quinze dernières années, mais c'est quasiment le seul pays en Europe ; malgré les 35 heures, le coût du travail a moins augmenté en France que dans les autres pays de l'Union. Par ailleurs, les 35 heures n'ont pas entraîné de changement dans le partage de la valeur ajoutée et notamment le taux de marge des entreprises.

Les comptes des entreprises n'ont pas été dégradés. Les taux de marge sont restés stables de 1998 à 2003, alors qu'ils ont baissé en Allemagne jusqu'en 2001, avant de remonter. Le coût salarial global pour les entreprises, à hauteur de 12 milliards d'euros environ, a été largement compensé par 10,5 milliards d'aides de l'État, sans oublier la flexibilité et l'annualisation.

Les gains de productivité n'ont en revanche pas pu compenser la forte appréciation de l'euro à partir de 2002. L'économie italienne, qui n'a pas mis en place de réduction du temps de travail, a subi la même évolution. Un euro valait 0,9 dollar en 2000, contre 1,6 dollar en 2008, induisant un énorme choc de compétitivité dont ont pâti tous les pays européens, sauf l'Allemagne. Cela étant, c'est l'Allemagne qui est l'exception, pas la France à cause des 35 heures. Cette exception peut s'expliquer par le fait que l'Allemagne a abaissé son coût du travail avec les lois Hartz dès 2004, ce qui lui a donné un avantage comparatif par rapport aux autres pays.

On peut néanmoins s'interroger sur la responsabilité des autres pays. Si tous les pays avaient procédé ainsi, l'avantage comparatif de l'Allemagne aurait été moindre mais c'est une lourde responsabilité, car ce sont des pays où le PIB par habitant est beaucoup plus faible, et les conséquences sociales auraient pu être graves. En outre, depuis la guerre, l'Allemagne a été habituée à réévaluer le mark, donc à être compétitive sur d'autres aspects que le coût, même si, en l'occurrence, elle a cumulé les deux formes d'effort de compétitivité, coûts et hors coûts.

La réduction du temps de travail a eu un coût modéré pour les finances publiques. Si l'on tient compte des effets induits, le coût net des lois Aubry ne s'élève qu'à 2,5 milliards d'euros. C'est là un autre débat que nous avons eu. Faut-il tenir seulement compte des montants des cotisations qui n'ont pas été perçues du fait des baisses de cotisations ou de charges ? Ou bien faut-il compter avec le retour sur investissement ? Certes, il y a des cotisations sociales et des rentrées fiscales en moins, mais c'était la contrepartie de la réduction du temps de travail, avec l'annualisation. En retour, il y a eu des rentrées supplémentaires grâce aux cotisations plus importantes liées à l'arrivée de nouveaux cotisants, à la hausse de l'activité des entreprises, à la hausse de la consommation des ménages et à la diminution des indemnités de chômage qui n'avaient plus lieu d'être versées.

Le temps de travail et les effectifs dans les fonctions publiques ont été peu modifiés. Dans la fonction publique d'État, notamment, la RTT a été l'occasion d'une remise en ordre des heures supplémentaires et des autorisations d'absence, d'une mise en conformité avec la législation européenne. Elle a ouvert la possibilité d'homogénéiser les règles entre les différents salariés. Le coût des 35 heures n'y a été estimé à 2,5 milliards d'euros, dont 1,8 milliard pour la fonction publique hospitalière.

Dans la fonction publique territoriale, la réduction du temps de travail a été pratiquée avant que le cadre général de mise en oeuvre des 35 heures dans la fonction publique soit stabilisé. Elle a pu aller jusqu'à 32 heures, mais nous manquons de données sur les collectivités territoriales.

À l'hôpital, elle a été difficile. Le Premier ministre Lionel Jospin nous a rappelé qu'elle n'était pas prévue initialement, mais qu'il y avait eu une forte revendication de la part des représentants du personnel et qu'il avait paru légitime qu'ils puissent aussi bénéficier de la réduction du temps de travail. Or les difficultés dans l'hôpital étaient déjà importantes avant les 35 heures, en termes d'organisation et de manque de personnel. Lionel Jospin a dit ne pas regretter de les avoir étendues à l'hôpital, mais qu'il aurait fallu attendre un peu plus longtemps, au moins le temps de former des infirmières et des médecins. D'autres décisions ont contribué à complexifier la vie à l'hôpital après les 35 heures. Malgré tout, elles ont permis de recruter près de 45 000 personnels.

Dans la fonction publique d'État, 4 643 postes ont été créés, pour un coût de 600 millions d'euros.

Quant aux entreprises publiques, nombre d'entre elles pratiquaient déjà les 35 heures. Elles se sont adaptées aux lois Aubry, avec un coût limité. Nous avons entendu la SNCF sur cette question. Elles ont pu faire des économies grâce à la modération salariale et au non-paiement d'heures supplémentaires grâce à l'annualisation. Sur ce dernier point, toutefois, nous n'avons pas pu obtenir de chiffres précis.

Les 35 heures ont imprimé une dynamique très forte sur la négociation collective. Si la négociation était une obligation, il n'en reste pas moins qu'elle a eu des effets positifs. D'après ce que nous ont dit les représentants des salariés et des organisations patronales, la négociation a permis un échange de points de vue qui a été positif dans la vie de l'entreprise. Pour autant, ils ont manifesté le souhait de ne pas y procéder trop souvent, compte tenu du côté extrêmement prenant de l'exercice.

La réduction du temps de travail a également été un facteur de progrès social, en permettant une amélioration des conditions de vie en dehors du travail et au travail.

Initialement, la réduction du temps de travail avait été motivée d'abord par des considérations économiques, même s'il existait des attentes en termes de qualité de vie. En revanche, dans la loi Aubry II, la nécessité de prendre en compte la conciliation entre vie personnelle et vie professionnelle ainsi que l'égalité entre les hommes et les femmes était explicitée.

On peut constater d'abord un sentiment général d'amélioration, sans remise en cause de la valeur travail. Il ressort d'enquêtes européennes sur le sujet que les salariés français demeurent parmi ceux qui accordent le plus d'importance à leur travail, contrairement à l'idée reçue selon laquelle la RTT aurait contribué à diminuer la valeur du travail. Dans les pays scandinaves, l'Angleterre ou l'Allemagne, par exemple, les gens accordent d'ailleurs une moindre importance à leur travail. Cela signifie simplement que, pour eux, il n'y a pas que le travail qui compte dans leur vie. Parmi les plus jeunes générations et lors de nos visites, en France comme en Allemagne, nous avons ainsi pu constater que le rapport au travail avait changé. Ceux qui, auparavant, faisaient des heures supplémentaires sans compter, revendiquent aujourd'hui des limites, pas parce qu'ils n'aiment pas leur travail, mais parce qu'ils ont une famille et qu'ils veulent pouvoir lui consacrer du temps. La réduction du temps de travail a participé à entretenir cette évolution.

Il ressort des enquêtes menées sur la qualité de vie hors travail que 60 % des gens considèrent que la réduction du temps de travail a globalement amélioré leurs conditions de vie. Pour 13 % d'entre eux, cependant, elle a entraîné une dégradation. Il s'agit en l'occurrence de personnes dont le temps de travail a été réduit dans le cadre d'accords Robien défensifs visant à limiter les licenciements.

Globalement, les femmes sont plus satisfaites que les hommes, surtout les femmes cadres et les professions intermédiaires. La différence n'est pas tant entre les hommes et les femmes ou les cadres et les personnes peu qualifiées – la satisfaction est globalement importante et au-delà de 50 % pour tous. C'est surtout pour les femmes peu qualifiées sans enfant que la dégradation a été importante, celles qui ont eu des enfants ayant arrêté de travailler parce que leur travail n'était pas compatible avec le fait d'élever des enfants. On constate, en effet, que 28 % des femmes ayant un enfant sont passées à temps partiel et que cette proportion augmente pour atteindre près de 45 % pour les femmes ayant trois enfants.

La réduction du temps de travail n'a pas transformé la structure de l'occupation du temps libre ; elle a surtout contribué à l'épanouir. Les gens ont consacré plus de temps à la pratique de loisirs qu'ils avaient déjà avant. Pour beaucoup, surtout pour les femmes, elle a donné un peu plus de temps pour les tâches familiales, mais cela n'est pas propre qu'aux femmes. Il y a eu une vraie révolution chez les hommes, surtout chez les pères de jeunes enfants, qui, par choix ou contraints, ont pu s'occuper davantage de leurs enfants.

Les femmes constituent plus de 82 % des travailleurs à temps partiel ; 30 % des femmes travaillent à temps partiel, contre 6 % des hommes. Cela s'explique aussi par le fait que ce sont toujours elles qui prennent en charge la vie familiale et domestique. Il y a eu des progrès en ce qui concerne la vie familiale, mais le temps gagné ne l'a pas été de la même façon pour les hommes et pour les femmes. Les femmes ont plutôt raccourci les journées pour avoir la possibilité d'emmener ou d'aller chercher les enfants à l'école. Les hommes, eux, ont plutôt gagné des demi-journées ou des journées.

En revanche, on n'a pas constaté de changements sur la prise en charge du travail domestique. Pour les hommes, rien n'a changé. Pour les femmes, le changement est intervenu en grande partie grâce au progrès technique.

La satisfaction à l'égard des améliorations sociétales permises par la RTT dépend très largement des conditions de mise en oeuvre. Dans les entreprises où les temps de pause ont été réduits pour gagner de l'argent, le gain en termes de RTT a été moindre et l'intensification du travail plus importante.

Les jeunes générations se montrent beaucoup plus sensibles à l'incidence des 35 heures sur leurs conditions de vie, y compris dans les professions médicales et à l'hôpital, du fait de la féminisation de la profession, entre autres. Les femmes veulent passer plus de temps avec leur famille, mais il y a également des répercussions sur les hommes, qui ont sans doute, eux aussi, envie de passer davantage de temps en dehors de leur travail, quelle que soit la passion qu'ils aient pour leur métier.

Les salariés qui avaient des enfants de moins de douze ans attendaient beaucoup des 35 heures. Leurs attentes ont été satisfaites puisque cette mesure leur a permis de consacrer davantage de temps à leur famille.

Ceux qui ont pu bénéficier des forfaits jours ont un jugement ambivalent sur les 35 heures. S'ils sont contents d'être davantage maîtres de leur temps, ils doivent faire preuve, en retour, d'une disponibilité quasi-permanente. Certes, cette disponibilité n'est pas liée exclusivement aux 35 heures, car notre société a connu de nombreuses évolutions, notamment avec le développement des nouvelles technologies. Pouvoir travailler chez soi a des avantages, notamment pour ceux qui veulent s'occuper de leurs enfants – les femmes le plus souvent. Cela leur permet de partir plus tôt de leur travail pour aller chercher les enfants à l'école et de se remettre au travail plus tard, à la maison, lorsqu'ils dorment. Mais cela veut dire aussi que l'on est joignable tout le temps et que l'on peut travailler en permanence. L'autre inconvénient, c'est la relative destruction des collectifs de travail et la perte des avantages qu'ils comportent en termes de sociabilité et de mobilisation des salariés. Mais, je le répète, cela n'est pas dû exclusivement à la mise en place des 35 heures.

Ce que je viens de vous dire s'appuie sur les auditions que nous avons menées et sur les documents que nous avons pu lire. J'en viens maintenant à une analyse plus personnelle.

La tendance séculaire à la réduction du temps de travail doit être poursuivie, non sans tirer les leçons des effets et des limites observés lors de sa mise en oeuvre. D'ores et déjà, on ne peut pas oublier qu'une grande partie des salariés français est restée en dehors de ce mouvement. D'abord, ceux qui travaillent dans des entreprises de moins de vingt salariés, où la mise en oeuvre des 35 heures aurait sans nul doute présenté des difficultés – mais elle aurait pu produire aussi des effets positifs. Ensuite, les salariés les moins qualifiés ont davantage souffert du développement de la flexibilité, que la loi sur les 35 heures n'a pas rendue obligatoire mais possible. Dans les petites entreprises, ils ont souffert également du développement de la polyvalence, car le travail d'un salarié absent pour cause de RTT doit être assumé par les autres dont ce n'est pas la compétence habituelle, ce qui n'est pas le cas dans une entreprise de 500 salariés par exemple. J'ai aussi dit que les femmes non qualifiées et sans enfant n'ont pas tiré de bénéfice de la réduction du temps de travail, et que l'accroissement de la flexibilité n'a pas permis aux femmes avec enfant de continuer à travailler. Enfin, dans l'hôpital, les recrutements insuffisants et tardifs, dans une situation qui était déjà difficile, ont accru les difficultés.

Compte tenu du bilan que l'on peut en dresser, je ne vois aucune raison pour ne pas poursuivre la réduction du temps de travail : le chômage a baissé comme jamais auparavant et la création d'emplois a été d'une ampleur jamais connue sans que les comptes des entreprises ni les comptes publics aient été dégradés. Il me semble que ce sont là toujours nos objectifs, même si le contexte est bien différent, notamment au regard de la croissance et du poids de l'endettement public.

La réduction du temps de travail a contribué à protéger l'emploi existant de deux façons : d'une part, la flexibilité qui l'a accompagnée a permis plus de souplesse dans la gestion de l'emploi ; d'autre part, on a constaté une limitation du recours au temps partiel, contrairement à ce qui s'est passé dans les autres pays. En France, les personnes à temps partiel se sont vu proposer de passer à temps plein, et les nouveaux recrutements étaient faits le plus souvent à temps plein. On a donc assisté à un infléchissement de la part du temps partiel dans les emplois globaux.

Il faut clarifier les rôles respectifs de la loi et de la négociation dans la définition des normes sociales. Nous étions tous d'accord pour dire qu'il fallait respecter un ordre public social défini par la loi. Par contre, nous étions en désaccord sur la place de la négociation de branche par rapport à la négociation d'entreprise.

La réduction du temps de travail a permis d'améliorer les conditions de vie d'une grande majorité de salariés et de trouver un meilleur équilibre entre temps de travail, qualité de vie et vie familiale. Les femmes ont pu travailler un peu moins à temps partiel qu'elles ne le faisaient et les hommes se sont vu reconnaître une plus grande place dans la vie familiale. Néanmoins, un déséquilibre important perdure entre les femmes et les hommes du point de vue à la fois du temps partiel et du partage des tâches. Les gens les plus satisfaits de la mise en place de la RTT sont globalement ceux qui ont pu gagner des demi-journées ou des journées plutôt que quelques minutes chaque jour.

La réduction du temps de travail est un outil qui permet d'améliorer les conditions de vie des salariés et qui participe sans doute aussi à améliorer notre compétitivité. Aujourd'hui, les salariés les plus jeunes le savent bien, on ne reste plus toute sa vie dans le même emploi, encore moins dans la même entreprise, et on a besoin de se former régulièrement. La France tient là vraiment un outil de compétitivité par rapport aux autres pays. Ceux qui ne voient que la difficulté à poursuivre la réduction du temps de travail doivent garder en tête que ne pas le faire, c'est continuer à vivre avec beaucoup de chômeurs, c'est-à-dire des personnes dont on n'utilise pas la capacité de travail, et que c'est extrêmement coûteux en allocations de chômage pour le pays. Sans compter le coût social : comment faire tenir une société riche avec autant d'inégalités, autant de personnes qui ne peuvent pas subvenir à leurs besoins et à ceux de leur famille par leur travail ?

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