Nous sommes l'un des rares pays où la durée du travail est une question aussi idéologique, ce qui nous conduit parfois à oublier certaines vérités, au premier rang desquelles le fait que toute l'histoire du développement économique depuis la révolution industrielle se caractérise par une augmentation continue de la productivité du travail conjuguée à une baisse tout aussi continue de la durée annuelle du temps de travail. On produit en une heure de travail vingt fois plus qu'en 1870 et on travaille deux fois moins longtemps, cela dans tous les pays. En Europe, c'est dans les pays les plus développés que la durée du travail est la plus courte.
Il faut aussi renoncer à l'idée que les 35 heures sont une spécificité française : en Allemagne, la durée moyenne de travail hebdomadaire de l'ensemble des salariés est de 35,5 heures, contre 38 en France et 30 heures aux Pays-Bas, où la moitié des salariés travaillent à mi-temps. Une vision complète du temps de travail doit en effet prendre en compte le travail à temps partiel. Et, dès lors que, par le passé, la diminution du temps de travail a été un phénomène continu, il n'y a guère de raison de penser qu'elle ne devrait pas se poursuivre, même si cette baisse peut prendre des formes différentes.
De même, il faut faire un sort à l'idée préconçue selon laquelle un pays qui réduit son temps de travail est un pays qui travaillerait moins. C'est sans doute paradoxal, mais la seule période depuis trente ans où le nombre d'heures travaillées a fortement augmenté en France, c'est entre 1997 et 2002. Car c'est moins la durée de travail individuel que la situation de l'emploi qui détermine la quantité de travail total sur laquelle repose une économie : en créant 2 millions d'emplois entre 1997 et 2002, la France a ainsi pu faire progresser de 8 % le volume d'heures globalement travaillées.
Il se trouve que j'ai été étroitement associé à la politique de réduction du temps de travail et à l'élaboration des lois Aubry, après m'être penché, en tant que directeur à l'OFCE, sur le passage aux 39 heures. Celui-ci, selon moi, ne s'était pas fait dans de bonnes conditions mais, à ma surprise et bien que la durée du travail ait été diminuée brutalement et sans accompagnement, elle s'est malgré tout soldée par des gains de productivité et un nombre limité de créations d'emplois. Nous avons, pour bâtir les lois Aubry, tiré les leçons du dispositif Robien et de la manière dont il permettait de réduire le temps de travail sans en accroître le coût et sans mettre en difficulté les entreprises, afin qu'elles puissent créer des emplois. En d'autres termes, nous avons combiné le dispositif existant avec un abaissement de la durée légale du travail, annoncé suffisamment en avance pour permettre aux entreprises de s'organiser.
Pour fonctionner, l'effet coût induit par la réduction du temps de travail doit être compensé pour un tiers par des gains de productivité, pour un gros tiers par des allègements de cotisations – taux très inférieur à ce que proposait la loi Robien – et pour un tiers par de la modération salariale. C'est cette règle des trois tiers que nous avons voulu inscrire dans la loi Aubry. Le fait est que cela a permis de réduire le temps de travail en préservant le salaire mensuel des salariés, sans augmenter le coût par unité produite pour les entreprises, dont la compétitivité et la profitabilité n'ont pas été affectées.
Reste un paradoxe qui est la perte des parts de marché de la France depuis 2000. L'explication de Michel Didier, le président de l'institut Coe-Rexecode, qui est que cette perte est imputable aux 35 heures, ne résiste pas à l'analyse de la situation allemande, qui se caractérise par un gain de parts de marché, ni à celle de l'Italie ou de l'Espagne, qui voient, comme la France, leurs parts de marché s'effondrer. L'explication est donc à chercher ailleurs. Selon moi, le principal responsable de cette dégradation est la forte appréciation de l'euro, à laquelle ont réagi très différemment des pays dont les structures économiques étaient différentes. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la France a toujours rétabli sa compétitivité par des dévaluations, c'est-à-dire en baissant le coût du travail. Au contraire, l'Allemagne, avant l'euro, a toujours été confrontée à la nécessité de réévaluer sa monnaie et donc à une augmentation du coût du travail. Il lui a fallu se spécialiser dans des produits haut de gamme pour combattre l'appréciation du mark, tandis que la France axait son industrie sur des produits pour lesquels la compétitivité par les prix jouait fortement.
Nous devons nous interroger ici sur l'impact à long terme des politiques de réduction du coût du travail. Alors que l'Allemagne, habituée à composer avec une monnaie forte et qui, de surcroît, avait conduit des politiques de réduction du coût de son travail, a affronté l'appréciation de l'euro comme un phénomène naturel, pour la France, l'Italie ou l'Espagne, cela a été un choc, duquel nous n'avons pas fini de nous remettre. Aujourd'hui, pour restaurer notre compétitivité, nous devons nous appuyer sur des politiques d'innovation et pas uniquement sur la baisse de coût du travail. L'Allemagne sait adapter ses politiques à la conjoncture. C'est ainsi qu'elle a massivement utilisé la réduction du temps de travail et le Kurzarbeit – ou chômage partiel – pour répondre à la crise. Nous devons, nous aussi, nous défaire de l'idéologie et adopter une attitude similaire.
Il nous faut également nous pencher sur cette particularité de notre pays, où le temps de travail est concentré sur une période courte de la vie, de vingt-cinq à cinquante-cinq ans, alors que l'augmentation de l'espérance de vie devrait nous inciter à mieux organiser le travail tout au long du cycle de vie. Nous devons aussi réfléchir au fait que, chez nous, le temps partiel est contraint, alors que, chez nos voisins européens, il est encadré par la négociation sociale et souvent choisi.
Ce sont ces sujets qui doivent retenir notre attention, et je trouve particulièrement intéressant que la rapporteure ait consacré une longue partie de son rapport aux aspects sociétaux liés à la réduction du temps de travail.