J'ai, ce qui est normal, quelques divergences avec les conclusions de notre Commission d'enquête, dont je regrette qu'elle ne s'attache pas davantage aux conséquences sociétales de la réduction du temps de travail. Si l'image qu'en a retirée la France est sans doute négative, les Français ont su apprendre à vivre autrement, ce qui est sans doute positif.
Je regrette également que la Commission d'enquête se soit focalisée sur la période courant de 1998 à 2002, alors que c'est l'avenir qui devrait nous intéresser au premier chef. On nous dit que les données manquent au-delà de cette période, ce qui n'est pas tout à fait exact : je le sais pour avoir participé, avec Jean Mallot, à l'évaluation de l'article 1er de la loi TEPA (loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat).
Il résulte des travaux de la Commission que, sur les 2 millions d'emplois créés entre 1998 et 2002, 250 000 à 300 000 sont imputables aux 35 heures, mais il s'agit d'un effet mécanique lié à la réorganisation des entreprises, et j'insiste sur le fait qu'il ne s'agit pas de la totalité des emplois créés. Il aurait fallu se pencher davantage sur les effets à long terme des 35 heures, et notamment sur l'annualisation dont les grandes entreprises ont su user pour leur plus grand profit.
Aujourd'hui, la réduction du temps de travail est devenue un cheval de bataille politique, totem pour la gauche et tabou maléfique pour la droite, ultime acquis social pour la première, obstacle symbolique à la modernisation de l'économie française pour la seconde. Ce débat théologique n'a plus lieu d'être et nous devons parvenir à le dépasser, grâce à nos propositions.
Que reste-t-il des 35 heures ? Depuis la loi d'août 2008, elles n'existent plus ! Seul demeure dans la loi le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires.
An plan économique, il faut distinguer entre les grandes et les petites entreprises. Les premières y ont gagné, grâce à l'annualisation du temps de travail, qui leur a permis de mieux s'organiser, réorganisation aujourd'hui parfaitement digérée. Elles y ont gagné aussi des compensations financières, évaluées globalement à 12,8 milliards d'euros chaque année, l'exonération des charges sociales constituant pour elles un bonus de plus en plus difficile à justifier au fur et à mesure que les armées passent.
Mais la conséquence la plus visible des 35 heures a été de couper en deux le monde de l'entreprise et du travail. L'évaluation de la loi TEPA a montré que 9,4 millions de personnes continuaient de travailler 39 heures par semaine, ces quatre heures supplémentaires représentant un coût considérable, du fait de la gratification salariale, et de l'avantage fiscal qui y était attaché jusqu'en 2012. Si donc cette mesure était pertinente en période de croissance, elle a perdu tout son sens avec la survenue de la crise en 2008, face à laquelle nous aurions eu besoin de davantage de flexibilité.
Aujourd'hui, les 35 heures sont moins une question de temps de travail que de coût du travail. Elles ont donné lieu à la création de cinq SMIC différents, qu'il nous a fallu uniformiser, ce qui s'est naturellement fait par le haut, entraînant une augmentation du coût du travail et contribuant à diminuer notre compétitivité.
Le voyage que nous avons fait en Allemagne m'a éclairé et m'a conduit à vous faire une proposition. Les Allemands ont inscrit dans leur loi fondamentale que le dimanche était sacré – ce qui explique sans doute pourquoi ils sont champions du monde de football, puisqu'ils ont le loisir de s'entraîner. En revanche, ils ont laissé aux entreprises l'initiative de s'organiser branche par branche, ou entreprise par entreprise. En France, la loi Fillon permet, me semble-t-il, aux branches ou aux entreprises de s'affranchir légalement de la limitation du temps de travail, dans le cadre juridique défini par l'Europe.
Reste le problème du coût du travail. Il faut inverser nos raisonnements pour tenir compte de cette priorité. Afin de ne pas déclencher de guerre de religion, laissons en place le dispositif actuel des 35 heures, seuil au-delà duquel sont calculées les heures supplémentaires, la durée hebdomadaire de travail restant limitée à 48 heures. Cette règle néanmoins ne devrait fonctionner que par exception, comme une contrainte imposée à la branche ou à l'entreprise qui auraient échoué à mettre en place d'autres dispositions plus souples via le dialogue social et les conventions collectives. Les aides de l'État devraient, comme cela se fait en Allemagne, être conditionnées à cette mise en place préalable. Enfin, il serait nécessaire que les grandes entreprises renoncent progressivement aux exonérations de charges sociales qui leur ont été accordées en contrepartie de l'instauration des 35 heures.
Il faut également rétablir l'égalité entre les salariés. Pour les inciter à regarder d'un oeil favorable la flexibilité, il faut créer un système gagnant-gagnant, grâce à l'instauration pour chaque salarié d'un compte temps universel, qui prendra en compte l'ensemble des données de sa vie active : périodes travaillées mais également périodes de chômage technique, congés de maternité, périodes de formation, financement de la retraite en jours ou en argent, par capitalisation en quelque sorte. Ce dispositif global est le seul capable de répondre à la problématique d'ensemble que nous devons résoudre.
Le rôle de l'État est d'apporter son soutien à une telle évolution, en réservant ses aides aux entreprises vertueuses. L'État employeur a ici une occasion unique de donner l'exemple en résolvant le problème social et financier posé par les millions d'heures non financées et stockées sur les comptes épargne-temps des fonctionnaires hospitaliers. Ces heures pourraient à bon escient être affectées à la formation ou à la retraite. Qui osera contester la valeur du discours de celui qui aura réussi à désamorcer une telle bombe à retardement ?
Aujourd'hui, la France rassemble 1 % de la population mondiale, pour 4 % du PIB mondial et 15 % des dépenses sociales mondiales. Le défi que nous avons à relever n'est pas économique au premier chef. Il ne porte pas sur les salaires, et ce n'est pas en baissant ces derniers que l'on règlera le problème, mais en nous attaquant au coût de notre modèle social. Entre l'Allemagne, qui a misé sur la flexibilité et les accords de branche, et la France, l'écart en la matière s'élève à dix points de PIB.