Intervention de Pierre Sellal

Réunion du 2 décembre 2014 à 17h30
Commission des affaires européennes

Pierre Sellal, ambassadeur, représentant permanent de la France auprès de l'Union européenne :

C'est pour moi un grand privilège que de vous retrouver.

Je commencerai en évoquant les propos du souverain pontife devant le Parlement européen. Le pape a exprimé sa déception vis-à-vis de l'Europe – cette grand-mère fatiguée et absente –, mais aussi une attente et un besoin d'Europe, qui sont ressentis ailleurs dans le monde.

La déception est d'abord liée à la situation économique. Comme l'a indiqué l'été dernier le Fonds monétaire international, l'Europe se distingue aujourd'hui au regard des autres régions du monde par une faible croissance et de fortes difficultés économiques, au point qu'elle est devenue un sujet d'inquiétude pour l'économie mondiale. Elle se voit en outre reprocher son manque de projection et d'action sur les grands enjeux.

La présence du pape devant les nouvelles institutions – Parlement et Commission – est toutefois la marque de l'intérêt qu'il leur porte. Elle témoigne aussi de ce que le système institutionnel est en place. Ce constat est important, car, au printemps, l'état de l'Europe et les dissensions entre États faisaient douter de la capacité à assurer le renouvellement des institutions selon le calendrier prévu par les traités. Or les institutions – président de la Commission, président du Conseil européen, Commission, Parlement européen – ont été installées à la date prévue, ce qui avait rarement été le cas par le passé.

Après quelques semaines de fonctionnement de la nouvelle Commission, il est incontestable que l'architecture dessinée par Jean-Claude Juncker est intéressante. Jusqu'à présent, la Commission s'était heurtée à deux problèmes : d'une part, les vingt-huit commissaires étaient placés sur un pied d'égalité alors que la Commission ne comptait pas autant de portefeuilles de substance et de compétences ; la gageure consistait donc à concilier l'égalité prévue par le traité et la réalité des missions de la Commission. D'autre part – la commission Barroso en a été la parfaite illustration –, la Commission avait tendance à fonctionner de manière excessivement verticale, favorisant une insuffisance de coordination et un manque de cohérence globale. L'organisation de la nouvelle commission, avec un petit nombre de vice-présidents, témoigne d'un effort pour surmonter la verticalité, améliorer la coordination et la cohérence, mais aussi mettre en avant les priorités de l'agenda stratégique arrêté en juin par le Conseil européen.

Comment la Commission fonctionnera-t-elle en pratique ? Cela dépendra des relations personnelles entre les vice-présidents et les commissaires, les premiers étant chargés de coordonner l'action des seconds, sans aucun lien hiérarchique. Cela dépendra aussi de la volonté de Jean-Claude Juncker de déléguer certaines de ses compétences aux vice-présidents. Cela a rarement été le cas par le passé, mais M. Juncker semble désireux de s'y essayer au profit du premier vice-président. M. Timmermans est appelé à jouer un rôle important pour assurer la sélectivité des actions de la Commission et la mise en oeuvre de l'agenda de simplification destiné à répondre aux critiques que l'opinion adresse à l'Union européenne.

Autre question essentielle pour l'avenir de l'Union européenne, sommes-nous capables à vingt-huit, compte tenu des divisions et des conflits d'intérêts qui peuvent exister, de décider sur des sujets importants ? Il nous faut le démontrer.

Cela vient d'être le cas avec le paquet énergie-climat ; l'accord obtenu au Conseil européen d'octobre n'a pas été suffisamment souligné, car il a été éclipsé par d'autres sujets d'actualité. Pourtant, le résultat est très remarquable. Face aux difficultés économiques que traverse l'Europe, beaucoup doutaient de la volonté des Européens de s'engager sur un agenda aussi ambitieux en matière de lutte contre le changement climatique et de la possibilité d'arracher un accord à l'unanimité un an et demi avant la conférence de Paris. Nous y sommes parvenus.

Cet accord est remarquable à un triple titre : par son niveau d'ambition, par le consensus qui l'a porté, et par les leçons qu'il tire des difficultés dans la mise en oeuvre du précédent paquet énergie-climat.

Ces ratés relatifs, qui n'hypothèquent toutefois pas les chances d'atteindre les objectifs fixés pour 2020, sont imputables à l'équilibre imparfait entre les enjeux fondamentaux que sont le climat, la sécurité d'approvisionnement et la compétitivité, cette dernière en ayant fait les frais au détriment de l'économie européenne et des entreprises.

En outre, les trois objectifs, les fameux « trois fois vingt » pour 2020, étaient placés sur un pied d'égalité. Or leur mise en oeuvre réclame nécessairement une hiérarchisation qui place au premier rang la réduction des émissions, les deux autres, l'efficacité énergétique et la part des énergies renouvelables, étant des moyens pour y parvenir. L'accord obtenu en tire les conséquences en établissant une différenciation entre les objectifs.

Enfin, le dernier paquet énergie-climat a souffert d'un déficit dans son exécution. Celle-ci s'est heurtée à la contradiction, inhérente à toute politique commune de l'énergie et du climat – qui devra être dépassée dans le projet d'Union européenne de l'énergie –, entre le besoin évident d'une stratégie européenne intégrée et la souveraineté de chaque État membre dans la définition de son mix énergétique.

Cet accord est à marquer d'une pierre blanche, car il représente une tentative de surmonter les difficultés passées pour mener une politique plus cohérente. Reste maintenant à le mettre en oeuvre. Il faut en premier lieu convaincre nos grands partenaires de nous suivre. À cet égard, la décision de l'Union européenne n'est sans doute pas étrangère à l'accord intervenu entre les États-Unis et la Chine.

Ensuite, il faut entretenir la dynamique engagée en mettant en oeuvre rapidement les décisions entérinées. Dans cette perspective, la Commission doit présenter des propositions législatives à partir du premier semestre. Il convient, enfin, de placer cette politique énergétique et climatique plus ambitieuse au coeur de l'action extérieure. La Haute Représentante de l'Union européenne pour les affaires étrangères et la politique de sécurité semble décidée à mettre davantage en avant cette priorité et à en faire un objectif de politique étrangère.

Plus que jamais, l'Union européenne doit avoir comme priorité le retour de la croissance et la création d'emplois, mais il lui faut en même temps éviter la dispersion de ses initiatives, tendance naturelle tant les sollicitations de la part des États membres sont multiples. Le Conseil européen de juin a mis l'accent sur ces préoccupations qu'il nous faut à présent traduire en actes.

Depuis l'été, l'Union européenne peut s'appuyer sur un diagnostic partagé : la situation économique, particulièrement dans la zone euro, n'est pas satisfaisante et appelle une action résolue. Ce diagnostic n'avait rien d'évident jusqu'au printemps dernier. Certains de nos partenaires considéraient en effet que le rétablissement de l'économie était en cours et que l'aveu du caractère préoccupant de la situation aurait un effet anxiogène.

Un autre consensus émerge sur la définition d'une politique économique caractérisée par un meilleur équilibre entre quatre principes : une consolidation budgétaire à un rythme et dans des conditions compatibles avec la priorité donnée à la croissance ; une politique monétaire poursuivant l'élan que lui a imprimé Mario Draghi ; une action de soutien de la demande et, en particulier, de l'investissement, point qui était très loin de faire l'unanimité ; la poursuite des réformes structurelles pour renforcer le potentiel de croissance et améliorer l'emploi. Il s'agit d'arrêter le policy mix économique européen prenant en compte ces quatre facteurs avec la pondération la plus efficace.

La France souhaite faire de l'emploi en Europe le coeur des politiques européennes. Ce discours n'est plus inaudible à Bruxelles. Il peut paraître banal. Mais, pendant longtemps, l'Europe a privilégié un autre paradigme, celui du consommateur à qui elle se devait d'apporter une liberté de choix, au moindre coût possible, parfois au détriment de l'emploi. Aujourd'hui, nous sommes en train de rebâtir un paradigme centré sur l'emploi.

Le plan Juncker constitue la première expression de la volonté d'agir en faveur de la croissance et de l'emploi. Il est aussi la conséquence du consensus sur le soutien de la demande et le besoin d'investissement pour remédier à la gravité de la situation économique en Europe, en particulier dans la zone euro. L'investissement a chuté dans la zone euro de 15 % depuis 2007 alors que le PIB est presque revenu à son niveau d'alors.

Le plan Juncker est le premier acte de la nouvelle Commission, ainsi que le souhaitait son président. Sa présentation intervient dans un délai remarquable, trois semaines seulement après la prise de fonction des commissaires.

Son volume représente 315 milliards d'euros d'investissements additionnels. Il ne s'agit pas nécessairement de ressources, mais bien d'investissements supplémentaires. Je ne m'étends pas sur les techniques d'ingénierie financière qui permettent de passer d'une contribution du budget européen et de la BCE de 21 milliards à une capacité d'investissements additionnels de 315 milliards. . Sans doute peut-on revoir à la marge certains raisonnements et certains chiffres, mais l'objectif est là.

Comment échapper aux défauts qui ont conduit certains plans précédents à rester lettre morte ? L'objectif premier de ce plan est de surmonter le déficit de confiance qui mine l'investissement en Europe. Les projets et les liquidités existent, mais l'aboulie en matière d'investissement est provoquée par ce déficit. La Commission cherche donc à restaurer un climat de confiance pour relancer l'investissement et produire un effet d'entraînement. Le manque de confiance est la principale explication avancée par les analystes à la faiblesse chronique de l'investissement en Europe.

Comment éviter les travers du passé ? Les faiblesses des plans précédents résident, d'une part, dans une répartition rigide par enveloppes sectorielles et, d'autre part, dans l'obsession du juste retour qui se traduit par la définition d'enveloppes nationales. Le plan Juncker essaie d'y remédier en s'appuyant sur les secteurs prioritaires définis par le Conseil européen de juin dernier sans pour autant déterminer des enveloppes sectorielles pré-identifiées. Il prévoit une pondération des modalités de financement à hauteur de trois quarts pour le prêt et d'un quart pour l'equity, autrement dit l'apport de capitaux propres aux entreprises, proportion que nous estimons au demeurant souhaitable d'élargir.. Ensuite, le plan prend soin de ne pas fixer d'enveloppes nationales afin d'éviter des négociations à vingt-huit pour se répartir la manne.

Cette nouvelle méthode devrait permettre d'alléger le travail législatif nécessaire pour mettre en place le fonds. On peut donc espérer un démarrage aussi rapide que possible, au début de l'année prochaine. La Commission prévoit que les premiers projets seront financés à partir de juillet prochain.

Les projets sont soumis à une task force réunissant États membres, Commission et Banque européenne d'investissement. D'après les dernières indications, 2 000 projets ont déjà été recensés. Il est difficile à ce stade de savoir s'il s'agit de projets additionnels et si ces projets auraient été réalisés sans le plan.

Peut-on faire davantage ? Certains considèrent que le montant de 315 milliards est faible au regard du PIB européen et insuffisant pour enclencher la dynamique souhaitée.

Outre l'effet psychologique, tout ce qui pourra être mis au pot, en subvention ou en garantie, augmentera l'effet de levier et accroîtra donc la capacité d'investissement. D'où peuvent provenir ces ressources additionnelles ? Des États membres, mais ces derniers sont soumis à la contrainte budgétaire – le plan a précisément été mis en place pour pallier l'insuffisance de capacité budgétaire des États à financer de l'investissement. Je précise que la Commission ne prévoit pas explicitement, à ce stade au moins, d'exonérer les contributions additionnelles dans le calcul du déficit ; elle s'est engagée à réserver un traitement favorable à ces dépenses, ce qui revient à une forme d'incitation. Le budget européen pourrait également être une source de financements additionnels, mais les marges sont très limitées. L'utilisation d'une partie des crédits consacrés à la recherche ou aux fonds de cohésion suscite une réticence de la part de certaines délégations, notamment pour ceux de ces crédits qui faisaient l'objet d'une répartition nationale, car elle est contraire à l'esprit du plan Juncker qui est de s'extraire des logiques nationales. La France plaidera pour que ce fonds puisse, à partir de ce point de départ, progresser en volume d'interventions au cours des années à venir.

En matière de politique extérieure, la Haute Représentante insiste beaucoup, ce qui n'était pas le cas de son prédécesseur, sur son rôle de vice-présidente de la Commission. La France s'en réjouit, car cela correspond à la conception de ce poste qu'elle défendait lorsque celui-ci a été créé à son initiative. L'objectif n'est pas tant, ou pas seulement, de bâtir une politique étrangère européenne que de faire en sorte d'améliorer la cohérence, l'efficacité et la coordination des politiques européennes qui revêtent une dimension extérieure – ce qui est le cas pour la plupart d'entre elles. Jusqu'à présent, cette coordination a été insuffisante ; l'impact global de ces politiques n'a pas été à la hauteur de ce que représente l'Union européenne dans le monde en matière de capacité normative, de capacité financière ou de puissance commerciale.

Mme Mogherini est très attachée à cette fonction de mise en cohérence de la dimension extérieure des politiques européennes. Ainsi, elle réunit tous les commissaires dotés d'une compétence « relations extérieures », et elle accorde une grande importance à la lutte contre le changement climatique, dont elle entend faire l'un des axes de son action. Elle manifeste également un intérêt marqué pour les affaires de sécurité et de défense, et a présidé le premier conseil de défense. Nous avons salué ce changement. Fidèle à sa philosophie du poste, elle a également participé à la réunion des ministres du commerce extérieur.

Sa définition de la politique étrangère de l'Union européenne correspond bien aux besoins et aux réalités du moment. Celle-ci doit être un plus pour les politiques étrangères des États membres. Cette conception – qui pourrait a pparaître à première vue réductrice – est en réalité à la fois très sage, très réaliste et très ambitieuse. La définition d'une stratégie européenne vis-à-vis de la Russie sera la première occasion de mettre cette conception à l'épreuve.

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