En Libye, la situation n'est pas maîtrisée – et c'est peu dire. Le diagnostic est partagé, Monsieur Pueyo : l'enjeu fondamental est de constituer un État qui n'existe plus. C'est d'autant plus difficile que toute action sur place se heurte à des problèmes de sécurité qui font douter les États européens les plus déterminés de l'opportunité d'envoyer des personnels, ne serait-ce que pour former les forces de l'ordre. L'hypothèse d'une opération militaire européenne, un moment évoquée, n'a jamais prospéré ; il n'y a certainement pas de consensus à ce sujet entre les États membres et, compte tenu des diverses sensibilités qui existent en Libye et à sa périphérie, une telle opération serait difficile à mettre en oeuvre aujourd'hui.
La première nécessité est donc que tous ceux qui sont déterminés à tenter de consolider la situation de ce pays en voie de déréliction veillent à agir dans le même sens et à coordonner leurs actions. C'est dire l'importance, tout autre que rhétorique, d'assurer cette coordination sous l'égide de l'Organisation des Nations unies ; nous nous y employons.
Nous devons aussi mener des actions ponctuelles ou sectorielles pour faire face aux risques auxquels nous expose la situation en Libye. Le trafic d'et l'immigration illégale sont les domaines qui appellent l'action la plus résolue, la mieux coordonnée et la plus efficace. C'est largement sur une initiative franco-allemande que les ministres de l'intérieur de l'Union ont défini un plan destiné à assurer un contrôle plus efficace des frontières extérieures de l'Europe. Nous apprécierons cette semaine, lors de la réunion du conseil des ministres de l'intérieur, l'état d'avancement de ce mécanisme que l'incapacité de la Libye à assurer quelque contrôle que ce soit des flux migratoires vers l'Europe a rendu indispensable.
M. Destot a évoqué l'angle commercial de la politique extérieure européenne et particulièrement le Partenariat transatlantique de commerce et d'investissement. Cette négociation sera sans doute plus longue qu'on ne l'envisageait à l'origine. Du côté européen, l'essentiel est de faire preuve de la plus grande détermination et d'éviter d'évaluer a priori les bénéfices attendus d'un accord dont on ignore quels seront les termes. Le moins que l'on puisse dire est que, en l'état, les offres ou les réponses américaines sont insuffisantes au regard de ce que les Européens sont disposés à envisager. À ce stade, nous avons une exigence de principe, celle d'une réciprocité réelle dans les offres et les engagements des deux parties ; dès lors que, du côté américain, on ne s'engagerait pas pour les entités fédérées, les États et les entités autonomes, cet équilibre n'existerait pas.
Ensuite, pour permettre aux gouvernements et aux parlements européens de suivre le déroulement de cette négociation, il faut renforcer la transparence, sur deux plans. D'une part, il serait normal que les États membres aient un accès plus large aux actes et aux documents de la négociation ; comme ce n'est pas encore tout à fait le cas, c'est ce que nous demandons à la Commission européenne et c'est ce que nous obtiendrons. D'autre part, une affaire qui soulève tant de préventions, de préjugés, voire d'inquiétudes, rend indispensable d'expliquer, de rassurer et surtout de justifier nos positions en montrant que, aussi importante soit la négociation, il n'est pas question que nous bradions nos intérêts essentiels.
Je vous ai dit les ambitions de Federica Mogherini en matière de politique commerciale. La négociation d'accords de libre-échange avec deux grands partenaires se poursuit. L'accord avec le Canada est intéressant et considéré comme plutôt positif par les milieux économiques français. Nous devons nous attacher à ce que l'accord avec le Japon, dont la discussion est engagée, repose sur les mêmes principes ; nous n'en sommes pas encore tout à fait à ce point.
Dans le même temps, l'accord intervenu il y a quelques jours entre l'Inde et les États-Unis a permis de débloquer un chapitre important de la négociation engagée dans le cadre du cycle de Doha. Peut-être y a-t-il là matière à espérer une revitalisation du multilatéralisme, mais, pour l'instant, l'actualité est encore faite des grands accords régionaux. Plus que jamais, nous devons être attachés au principe de la réciprocité, tout en sachant que le constat, encore fait lors du dernier conseil des ministres du commerce, est que l'Union européenne est en excédent commercial vis-à-vis du reste du monde.
Comme vous l'avez souligné, madame Fourneyron, le vote intervenu à l'Assemblée nationale française à propos de la Palestine est très important, mais il n'est pas singulier ; il y a une tendance en ce sens en Europe, et certains États membres, surtout parmi les nouveaux, avaient reconnu la Palestine depuis très longtemps. Sur ce dossier, une conviction partagée se double de consternation. La conviction, c'est que nous connaissons tous la solution – la coexistence de deux États – et les paramètres nécessaires à sa mise en oeuvre. La consternation vient de ce qu'il est impossible de nouer la négociation qui permettrait d'aboutir. Il en résulte l'idée que le statu quo qui se prolonge ne sert pas ces objectifs partagés. Comment susciter une dynamique ? Ce qui a été voté par votre Assemblée et qui est envisagé ailleurs peut contribuer à relancer une négociation susceptible d'aboutir. Il est plus difficile d'imaginer une démarche équivalente au niveau européen, car les sensibilités diffèrent. J'ignore quel serait le résultat d'un vote au Parlement européen si la question lui était posée dans les termes où elle a été soumise à votre Assemblée. Je sais en revanche que c'est un sujet à propos duquel le consensus ne sera pas aisément trouvé, sinon pour dire que l'Europe devrait probablement contribuer plus effectivement à la recherche de la solution dont les principes sont connus, tant il est clair que, laissés à eux-mêmes, les protagonistes en sont incapables et que la seule action des États-Unis s'est révélée impuissante.
Le plan Juncker est une base de travail, et même un peu mieux que cela : parvenir à proposer un tel plan en trois semaines est une performance remarquable. Et, puisque ce plan découle d'une idée, d'une initiative et d'un projet français, ne faisons pas la fine bouche et considérons que c'est la reconnaissance d'une priorité : le besoin d'investissement et celui de surmonter le déficit de confiance qui explique la situation économique, la faiblesse de la croissance et celle de l'investissement. Ensuite, tout ce qui pourra enrichir ce plan sera bienvenu, et nous allons y travailler.
Pour ce qui est de la sélection des projets, nous devons être capables de rassembler tout ce qui est susceptible d'une réalisation rapide, notamment au niveau régional ; c'est l'exercice qui a été mené. Ensuite, il y aura une compétition : puisqu'il n'y a pas de répartition a priori en enveloppes nationales ou par secteur, la formule utilisée par la Commission est celle d'un « pipeline » de projets qui sera alimenté en permanence par un dispositif d'ingénierie financière destiné à évaluer les projets susceptibles de démarrer au plus vite pour apporter un regain d'activité à l'Europe. Seules notre organisation et la qualité de la présentation de nos projets nous permettront d'être parmi les premiers à bénéficier de ce qui se met en place. Ce que propose la Commission sur les plans juridique et financier devrait garantir, si les décisions sont prises dans trois semaines par le Conseil européen, un démarrage effectif avant l'été prochain.
J'en viens à la présence française au sein des institutions européennes et aux changements que j'ai constatés depuis mon retour à Bruxelles. Je n'ai pas connu l'Europe des Six, mais j'ai connu celle des Neuf, juste avant l'adhésion de la Grèce. Si l'on cherche à apprécier l'évolution de l'influence de la France au fil des décennies, il est évident que sa place différait dans l'Europe des Six de ce qu'elle est dans l'Europe des Vingt-Huit ; mais la France représente cependant plus qu'un vingt-huitième de l'Union européenne, et certaines choses doivent être relativisées.
Pour vous répondre plus précisément, Monsieur Herbillon, trois principaux changements m'ont frappé, et en premier lieu l'ambiance générale. On ressent, dans le fonctionnement des institutions et dans l'attitude des délégations, le poids d'une double réalité. D'abord, la situation économique pèse sur l'ensemble des activités ; il est très différent d'être le concepteur et le gestionnaire d'une politique européenne dans une phase de prospérité et d'expansion, et de l'être dans la situation actuelle. J'ai également ressenti le sentiment de défiance, de désintérêt et parfois de rejet exprimé par beaucoup d'Européens, comme cela s'est manifesté aux élections européennes. Un autre changement tient à ce que, si je puis dire, nous sommes vraiment vingt-huit. Lorsque j'ai présidé le Comité des représentants permanents (Coreper) pour la dernière fois, en 2008, une assez nette différence de comportement et de priorités était perceptible entre les anciens et les nouveaux États membres. Cette distinction s'est vraiment estompée, et le fait que le président du Conseil européen soit, depuis hier, l'ancien président du Conseil des ministres de Pologne consacre cette évolution. Le troisième changement perceptible, c'est le renforcement des compétences et des pouvoirs du Parlement européen. Cela s'est manifesté avec beaucoup d'éclat lors de la composition de la nouvelle Commission et des auditions des commissaires pressentis.
Pour en revenir à la place de la France au sein de l'Union européenne, il serait vain de nier que la situation économique a un lien avec l'influence. M. Laurent Fabius l'a souvent dit, et je souscris à ses propos : sans rétablissement d'une situation économique solide, il n'est pas de rayonnement international possible. L'influence d'un pays reste corrélée moins à la puissance qu'à la performance économique.
Dans le même temps, la France demeure dans une position singulière dans le système européen, en raison de sa centralité géographique, politique et économique, et aussi parce que nous sommes le seul des grands États membres à participer à chacune des politiques européennes. D'autres font l'impasse sur telle politique ou sur telle autre, ou s'abstiennent d'y participer – je pense évidemment au Royaume-Uni pour ce qui est de l'espace Schengen ou de la zone euro. La France a également gardé le goût de faire des propositions et de prendre des initiatives : ainsi du plan Juncker, issu pour une part d'idées françaises, ou encore de la priorité conférée au plan énergie-climat, qui procède également d'une volonté française.
De manière plus quotidienne, il y a aussi cette propension et cette capacité françaises à avancer des idées qui correspondent à ses intérêts propres, mais qui, aussi, agrègent autour d'elles des consensus et des majorités. C'est encore plus efficace dans une configuration franco-allemande : quand un accord franco-allemand se fait, les deux tiers du travail collectif sont réalisés ; à l'inverse, quand ce n'est pas le cas, les choses sont beaucoup plus difficiles. Ce fait demeure et n'a été remis en cause ni par l'élargissement ni par l'évolution relative de l'Allemagne et de la France.
La présence française dans les cabinets des commissaires européens n'est pas aussi médiocre que cela a pu être dit. Selon mon dernier pointage, il y aura vingt-huit ou vingt-neuf Français dans les cabinets de commissaires, soit au moins autant que lors des collèges précédents, et même un petit peu plus. Il n'y a donc pas d'effondrement. De plus, la présence française est très diversifiée. Notre objectif était que des Français soient présents dans le plus grand nombre de cabinets possibles ; ce sera le cas, puisque l'on en comptera dans vingt et un ou vingt-deux cabinets.
Mais il faut toutefois constater une faiblesse qualitative : la nouvelle Commission compte très peu de chefs de cabinet ou de chefs de cabinet adjoints français, à la différence de ce qui vaut pour les Allemands, qui sont un peu moins nombreux que les Français mais qui occupent des positions plus fortes. À cela, l'explication est assez simple : c'est le Parlement européen. Étant donné ce qu'il représente et la manière dont se déroulent les auditions, il était compréhensible que chaque futur commissaire se prépare à répondre aux questions qui lui seraient posées par le groupe national le plus important numériquement et le mieux organisé – la représentation allemande. Pour un commissaire qui doit veiller à entretenir la relation la plus fluide et la plus efficace avec le Parlement européen, un chef de cabinet ou un chef de cabinet adjoint allemand facilite le contact avec le Parlement européen. Si, donc, il y a un handicap, que je ne cherche pas à nier, c'est dans notre situation actuelle au Parlement européen, qui n'est pas la plus favorable.
Pour ce qui est de l'usage de la langue française, nous ne sommes plus dans la situation qui était la nôtre lorsque l'Union européenne comptait six membres. Le moment le plus difficile pour la place et la pratique du français dans les institutions européennes fut celui de l'élargissement à Quinze – davantage que lors de l'élargissement à Vingt-cinq. Certes, il y a eu une érosion de la pratique du français, mais la cause n'est en rien désespérée. J'observe que, après quelque temps à Bruxelles, ville francophone, et dans un système européen profondément imprégné de francité, les nouveaux membres se mettent au français. Il ne faut donc pas renoncer. Pour ma part, je veille scrupuleusement à intervenir dans notre langue, et à encourager la pratique du français. À cette fin, nous devons pouvoir offrir aux fonctionnaires des nouveaux États membres et aux commissaires eux-mêmes des formations au français ; c'est ce que nous mettons en place à Bruxelles. Je suis profondément attaché à cette cause, et je crois à son avenir.