Tout d'abord, je n'ai pas assimilé la situation française à l'ancien monde. La France a des atouts considérables. Ainsi son parc nucléaire et son parc hydraulique constituent une protection contre l'effondrement des prix de l'électricité, dans la mesure où leurs coûts marginaux de production sont inférieurs aux prix de marché. Bien entendu, le tarif constitue la protection pour l'opérateur national. Par ailleurs, les mesures de la loi de transition énergétique relatives à l'efficacité énergétique, au biogaz, à la chaleur renouvelable, aux territoires à énergie positive ou aux contrats de performance énergétique traduisent un mouvement qui est en marche et qui viendra s'ajouter et cohabiter avec le modèle ancien, lequel, contrairement au reste du système énergétique européen, est protégé, je le répète, par ses coûts de production marginaux très bas.
S'agissant de la concurrence, la France est, dans le secteur de l'électricité, le pays où la concurrence est la moins ouverte. On constate cependant une augmentation des coûts. Très longtemps, les consommateurs français ont bénéficié des coûts très bas du nucléaire, mais la Cour des comptes et le régulateur ont constaté qu'en cinq ans, ces derniers avaient fortement augmenté de 35 %. Il y a là un problème qui doit être étudié de près ; nous avons le sentiment que, dans d'autres pays, notamment en Belgique, ces coûts n'ont pas augmenté dans de telles proportions. Quant à nous, nous sommes favorables à ce que la concurrence sur le marché français de l'électricité, puisse s'accroître quand cela est possible, dans l'intérêt du consommateur, dont la palette de choix sera plus étendue, et dans l'intérêt du pays.
Y a-t-il une façon différente de calculer les tarifs ? Ces derniers doivent refléter les coûts. Nous avons indiqué que le principe de fixation des tarifs défini dans la loi et le décret nous convenaient, sauf en ce qui concerne le double amortissement d'une partie des investissements et la prise en compte de la modulation. Nous ne sommes pas révolutionnaires en la matière. Les principes sont bons, il faut simplement les appliquer correctement. Or, dans le projet de décret, ce n'est pas le cas sur ces deux points.
En ce qui concerne les électro-intensifs, il est vrai que leur compétitivité est moindre en Europe qu'aux États-Unis. Ceux-ci sont en effet en train de se doter d'un avantage compétitif spectaculaire grâce au gaz de schiste, qui a permis aux Américains de produire du gaz en grande quantité. D'où un prix bas du gaz naturel, qui se situe aujourd'hui aux alentours de 4 dollars aux États-Unis, contre plus du double en Europe. Le prix de l'électricité y est également bas, puisqu'elle est produite marginalement par des centrales à gaz. Ces dernières remplacent donc les centrales à charbon, ce qui a pour effet de faire baisser les émissions de CO2 aux États-Unis, qui ont diminué de 7 % à 8 % l'année dernière. Mais, conséquence malheureuse de cette évolution, le charbon américain, qui n'est plus utilisé dans les centrales électriques, est exporté vers l'Europe où il est vendu à des prix bas. Le charbon étant au même prix en Europe et aux États-Unis mais le gaz y étant 2,5 fois plus cher, c'est le charbon qui élimine le gaz en Europe. C'est ainsi qu'en Allemagne, en Italie, au Danemark et au Royaume-Uni, les centrales à charbon ont supplanté les centrales à gaz. Le prix de l'électricité est en effet si bas que chaque fois qu'une telle centrale fonctionne, la marge variable est négative.
Le groupe Magritte, qui rassemble à mon initiative les grands patrons de l'électricité européens, a dressé un diagnostic, très sévère, de la situation du marché européen de l'électricité et il a fait des propositions sur le marché du carbone, les émissions de CO2, le régime de soutien aux énergies renouvelables et les marchés de capacité. Les membres de ce groupe, au nombre d'une dizaine, dont E.ON, RWE, ENDESA et IBERDROLA – EDF ne nous a pas rejoints mais, sait-on jamais, cela peut changer –, ont estimé que le total des centrales thermiques fermées ou mises sous cocon par les membres du groupe au début de l'année dernière s'élevait à un total de 50 gigawatts, soit l'équivalent de 50 centrales nucléaires. Nous avons ajusté ce chiffre cet automne, avant le sommet européen : il est aujourd'hui de 70 gigawatts. Ces centrales sont fermées définitivement pour les plus anciennes et mises sous cocon pour les plus récentes. Je rappelais à Jean-Marc Ayrault, que j'ai croisé tout à l'heure, que nous avons inauguré, il y a trois ou quatre ans, une centrale à gaz sur le site de Montoir-de-Bretagne. Eh bien, cette centrale, qui a coûté 350 millions d'euros et dont la capacité est de 400 mégawatts, ne tourne plus ! En sachant que nous avons fermé, en Europe, des centrales représentant une capacité de 70 gigawatts, vous mesurez le gâchis industriel que cela représente.
Pour les gros consommateurs, le coût énergétique est donc bien plus élevé en Europe qu'aux États-Unis. Je précise qu'en Asie, qui bénéficie d'autres avantages compétitifs, notamment le coût de sa main-d'oeuvre, l'énergie est également relativement chère. On assiste donc à des transferts du Moyen-Orient, d'Europe, d'Asie et même d'Amérique latine vers les États-Unis, notamment le Texas, dont le développement s'apparente à celui des pays émergents. Pour les électro-intensifs, il n'existe pas actuellement de réglementation européenne : chacun fait un peu ce qu'il veut. Ainsi l'Allemagne soutient-elle son industrie, comme l'a rappelé le président Brottes, en faisant payer le coût des énergies renouvelables par les consommateurs plutôt que par les industriels, en exonérant ces derniers du transport et en mettant en oeuvre des dispositifs d'effacement très astucieux et appropriés. La question doit se poser en France, où l'on fait davantage payer les industriels que les ménages. C'est un choix politique.
J'en viens aux questions du président Brottes, à qui nous pourrons d'ailleurs fournir ultérieurement des éléments plus précis. GDF Suez a toujours essayé d'être une force de réflexion. C'est pourquoi je trouve M. Brottes sévère lorsqu'il dit qu'il attendait davantage de nous. Qu'avons-nous fait ? Nous avons réuni, à mon initiative, les patrons des plus grands électriciens d'Europe, puis nous avons établi, au début de l'année 2013, un diagnostic sur le fondement duquel nous avons bâti des propositions collectives. Ce n'était pas facile, car nous sommes dans des situations différentes. Le groupe rassemble en effet à la fois RWE, qui est le plus gros émetteur de CO2 au monde, et les leaders mondiaux du renouvelable. Nous avons pourtant réussi à présenter un paquet de propositions très audacieuses. Nous sommes ainsi les premiers à avoir plaidé pour une réduction de 40 % des émissions de CO2 à l'horizon 2030, alors que nous sommes parmi les plus gros émetteurs au monde. Il nous a semblé en effet que la situation européenne – marquée par un triple échec sur le plan du climat, de la compétitivité et de la sécurité d'approvisionnement – était tellement mauvaise qu'il nous fallait absolument faire des propositions de nature à remettre le système énergétique européen sur les rails.
Pour atteindre cet objectif, certes ambitieux mais réaliste, nous avons proposé de mettre en place un marché du CO2 et de faire du prix du carbone le paramètre essentiel de la lutte contre le réchauffement climatique et donc du développement du renouvelable et de l'efficacité énergétique. Pour éviter que ce marché ne fluctue trop, nous avons proposé de créer une sorte de banque centrale de régulation, qui s'appelle aujourd'hui Market stability reserve, que nous souhaiterions voir entrer en vigueur immédiatement, plutôt qu'à partir de 2020 comme c'est prévu. Nous avons également fait des propositions concernant l'adaptation des mécanismes applicables aux énergies renouvelables et les marchés de capacité.
Nous avons beaucoup travaillé avec la Commission européenne et nous avons rencontré les différents chefs d'État. Nous avons ainsi passé deux heures et demie avec Mme Merkel, M. Gabriel et Mme Hendricks, dont trois quarts d'heure sur les marchés de capacité. Nous avons en effet du mal à bien faire comprendre à nos interlocuteurs le lien entre marché de capacité et sécurité d'approvisionnement. Nous ne demandons pas de subventions pour les centrales que nous avons arrêtées. Nous expliquons que, dans un marché ouvert, plus personne ne voudra investir dans des équipements de pointe qui ne fonctionnent que quelques centaines d'heures par an : les prix devraient être astronomiques pour couvrir les charges de capital. En revanche – et c'est une réponse au président Brottes –, nous sommes tout à fait ouverts à la solution consistant à tenir disponibles les centrales mises sous cocon. Pour ce faire, nous avons besoin de couvrir les coûts variables liés au maintien en activité – les charges de capital, nous avons tiré un trait dessus. Si maintenir des centrales disponibles en attendant qu'elles fonctionnent est un cash drain, la logique économique impose qu'on les ferme. Si le système énergétique, qui a besoin de disposer de ces capacités pour faire face aux pointes de consommation, rémunère les coûts variables, la logique économique impose de les maintenir ouvertes. Au reste, la Bavière, qui s'est aperçue que la disponibilité de certaines centrales lui serait nécessaire pour passer l'hiver, a négocié directement avec quelques opérateurs, notamment E.ON, pour leur garantir une rémunération compensant les coûts du maintien en activité de ces centrales. Ce système est relativement simple, et nous y serions ouverts.
L'arrêt du projet South Stream n'est pas une tragédie pour la sécurité d'approvisionnement de l'Europe. Au demeurant, je ne suis pas certain que ce projet aurait pu aller à son terme. Il représentait en effet un investissement extrêmement coûteux sans être absolument indispensable, compte tenu de l'existence de North Stream et des futurs gazoducs transanatolien, qui devrait acheminer du gaz de l'Azerbaïdjan vers l'Europe via la Turquie, et transadriatique (TAP). Qui plus est, la consommation de gaz diminue en Europe. Certes, les productions européennes baissant un peu plus vite, notamment en Mer du Nord, les besoins en importation augmentent, mais ils augmentent lentement. À ces nouveaux canaux d'approvisionnement, il faut ajouter le gaz naturel liquéfié et le biogaz, qui renforce la sécurité d'approvisionnement de notre pays, surtout s'il peut représenter 10 % en France à l'horizon 2030.
Par ailleurs, je rappelle que c'est le marché qui a indexé le prix du gaz sur celui du pétrole, suivant en cela une vieille tradition. Ainsi les contrats d'approvisionnement, dont je rappelle qu'ils sont signés pour vingt ans, conclus avec l'Algérie, la Norvège et la Russie, qui représentent la plus grande part de l'approvisionnement de la France – et de l'Europe, du reste – étaient tous indexés sur le pétrole. La situation est donc devenue très grave pour nous lorsque, après la crise de 2008-2009, les prix du gaz ont considérablement baissé sur les marchés européens alors que le prix du pétrole restait élevé, aux alentours de 100 dollars le baril – il l'était encore il y a trois mois. GDF Suez, E. ON ou ENI payaient leur gaz très cher à ces grands producteurs, alors que certains consommateurs pouvaient s'approvisionner directement sur le marché européen à un prix nettement moins élevé. Dès lors, soit nous nous alignions et nos marges devenaient négatives, soit nous ne vendions pas et nous perdions des parts de marché. Nous avons donc durement négocié avec Gazprom, de sorte qu'aujourd'hui, l'indexation sur le prix du pétrole a été réduite de moitié. Dans nos contrats de gaz de long terme, les prix sont désormais indexés pour moitié sur le marché du gaz en Europe et pour moitié sur le prix du pétrole. C'est pourquoi, actuellement, le prix du gaz baisse : de 7 % à 8 % l'an dernier et de 2,8 % cette année. Cette pression à la baisse va d'ailleurs se poursuivre, compte tenu de la diminution accélérée du prix du pétrole. L'indexation sur le prix du pétrole constituait la pratique dans le monde entier. Loin de l'avoir décrétée, nous avons fait tout notre possible pour que cette indexation soit progressivement ramenée à 90 % puis à 70 %, pour arriver à 50 % aujourd'hui.
Enfin, M. Brottes disait que nous préférions toucher la CSPE plutôt que la payer. Je rappelle que ce n'est pas nous qui la paierions, mais les clients consommateurs de gaz et de fioul. Quant à ce qui est de la toucher, non seulement les énergies renouvelables représentent 60 % de la CSPE, mais le solaire, qui est produit surtout par EDF Énergies nouvelles, coûte plus cher que l'éolien, qui est plutôt notre spécialité.