Intervention de Jean-Paul Chanteguet

Réunion du 17 décembre 2014 à 9h00
Commission du développement durable et de l'aménagement du territoire

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Paul Chanteguet, rapporteur de la mission d'information :

La question de la situation des grands concessionnaires privés d'autoroutes étant posée devant l'opinion, il était naturel que le Parlement s'en saisisse et puisse en débattre. C'était l'objet de la mission d'information créée au sein de la commission du développement durable, et force est de constater que notre initiative a d'ores et déjà suscité des commentaires et des réactions.

La mission d'information sur l'écotaxe poids lourds créée en novembre 2013 nous avait déjà amenés à réfléchir sur la situation des concessions autoroutières. En effet, selon des études officielles, l'entrée en vigueur de l'écotaxe devait entraîner un report de trafic vers les autoroutes qui aurait généré pour les concessionnaires privés un supplément de recettes de 200 voire de 300 millions d'euros. Rapporteur de cette mission d'information, j'avais proposé, avec l'accord des membres de cette dernière, de partager équitablement cette manne. Il s'agissait d'en affecter au moins la moitié au financement des infrastructures de transports.

Les problématiques de l'écotaxe et de la gestion du réseau autoroutier présentent d'évidentes parentés : elles ont, en tout état de cause, révélé la situation de « disette budgétaire » dont l'État subit les conséquences au travers de l'Agence de financement des infrastructures de transport de France (AFITF).

L'absence des recettes attendues de l'écotaxe ou encore de l'hypothétique péage de transit poids lourds, jamais clairement défini, a mis à mal les perspectives de financement de projets portant urgents de travaux routiers, mais aussi de nombreux projets alternatifs d'infrastructures publiques.

Cette situation est insupportable au regard de la prospérité financière des trois pôles résultant de la privatisation des autoroutes, à savoir ASFESCOTA contrôlé par Vinci, APRRAREA codétenu par Eiffage et le fonds financier australien Macquarie, et SANEFSAPN dont le groupe espagnol Abertis est l'actionnaire majoritaire. Ces trois pôles génèrent un résultat net global supérieur à 2 milliards d'euros par an. Ils ont servi à leurs actionnaires 15 milliards d'euros sur la période 2006-2013.

Je rappelle que les six concessionnaires dits « historiques » contrôlent, si l'on tient compte de Cofiroute qui a toujours été une société privée depuis sa création en 1970, plus de 95 % des péages collectés sur le réseau autoroutier concédé qui porte, au total, sur 9 000 kilomètres. À titre de comparaison, la partie des autoroutes toujours directement gérée par l'État compte 2 600 kilomètres.

La Cour des comptes et l'Autorité de la concurrence ont clairement mis en évidence le déséquilibre financier de l'exploitation de la majeure partie du réseau français. Cette situation joue manifestement en défaveur de l'État et des usagers. La privatisation de 2006 s'est, en effet, révélée lourde de conséquences. Certaines voix avaient, dès l'origine, opportunément dénoncé l'architecture et les mécanismes d'un système qui allait conférer aux concessionnaires des avantages exorbitants du droit commun sur des durées particulièrement longues. Force est de constater que la réalité a confirmé ces craintes.

Il est aujourd'hui possible de souligner l'existence d'une véritable rente autoroutière dans le cadre de monopoles privés constitués sur des bases géographiques. Le vice initial de la privatisation de 2006 réside dans le fait que les cessions se sont fondées sur des contrats de concession et des cahiers des charges insuffisamment réajustés. Ils sont donc demeurés quasiment analogues à ce qu'ils étaient à l'époque où l'État était encore très majoritairement « partie prenante » au système. Sur une telle base, toute aspiration à une nouvelle régulation du secteur s'avérerait illusoire faute de réels changements dans l'architecture de son mode de gestion. Votre rapporteur a d'ailleurs fait le constat de la faiblesse des pouvoirs d'intervention de la tutelle sur l'exécution des contrats de concession. Le verrouillage de ces contrats et de leurs cahiers des charges en est la cause.

Il a résulté du vice initial de la privatisation un effet d'aubaine pour les grands groupes ayant ainsi accédé au contrôle des sociétés concessionnaires. Leur rentabilité exceptionnelle résulte d'abord des mécanismes tarifaires relatifs aux péages qui leur accordent une protection bien supérieure à l'inflation. Mais il convient aussi de souligner l'effet des « surcompensations » et des autres avantages dont bénéficient les concessionnaires lorsque l'État souhaite obtenir la réalisation d'investissements nouveaux. Cette situation privilégiée s'avère « hors normes ». Elle ne correspond d'ailleurs pas à celle d'autres concessionnaires postérieurement chargés de l'exploitation de parties plus limitées du réseau – des liaisons moins matures qui enregistrent de plus faibles trafics. Une plus grande équité entre ces « petits » concessionnaires et les « grands historiques » constituerait aussi un des objectifs louables d'une réforme que nous appelons de nos voeux.

Les actuels titulaires des concessions font généralement valoir qu'ils supportent le « risque trafic » et, qu'en plus, ils ont repris de l'État une dette de quelque 18 milliards d'euros au moment de la privatisation. Le « risque trafic » existe effectivement. Il est plus ou moins sensible selon les liaisons ou portions de liaison. Les autoroutes n'ont en fait connu qu'une seule année de baisse globale du trafic, au plus fort de la crise économique de 2008-2009. La situation s'est rapidement rétablie, et les prévisions les plus prudentes estiment que le trafic autoroutier continuera à croître entre 0,7 % et 1 % par année jusqu'à 2030.

Concernant la dette globale des concessionnaires, une approche objective démontre qu'elle a pu être gérée à bon compte. Les sociétés concessionnaires sont des véhicules d'emprunt appréciés des prêteurs car elles présentent la caractéristique de percevoir de façon récurrente des recettes abondantes et en croissance, au rythme des péages. Cette donnée a été propice à une gestion dynamique de leur endettement par les concessionnaires qui ont pu emprunter aux meilleures conditions pour faire remonter à destination des maisons mères des dividendes exceptionnels à hauteur de 5 milliards d'euros, afin de faire face aux coûts d'acquisition qu'ils avaient à supporter au titre de la privatisation. En fait, à ce jour, la dette globale des six concessionnaires « historiques » ne dépasse pas 18 milliards d'euros, alors qu'ils laissent fréquemment penser que son montant s'établirait bien au-delà. De plus, 6,5 milliards d'euros de dette, toujours gérés par la Caisse nationale des autoroutes, arriveront à échéance au 31 décembre 2018.

Par ailleurs, un flou entretenu à dessein par les concessionnaires ne permet pas de distinguer clairement la part « historique », c'est-à-dire ce qui reste de la dette qu'ils ont reprise de l'État lors de la privatisation, de la part souscrite pour satisfaire en partie aux besoins de leur acquisition de 2006, et de la dette dite « projet » qui correspond à des investissements et travaux réalisés.

Notre mission d'information sur la place des autoroutes dans les infrastructures de transport se devait de réfléchir aux voies et moyens d'un rééquilibrage plus complet encore du système, sans attendre le terme des concessions en cours. Il convenait également d'explorer les possibilités de s'extraire d'une mécanique implacable, notamment en examinant les conséquences d'une dénonciation pour motif d'intérêt général, qui peut être exercée par l'État au titre des clauses existantes dans chacun des contrats de concession en cause.

Dans le cadre actuel d'exécution des concessions, les actionnaires des sociétés concessionnaires ont le sentiment que leur situation leur assure une délégation appelée à devenir quasi perpétuelle. Ce sentiment d'être ainsi en position de force se trouve conforté par le jeu des allongements de la durée des concessions qui leur sont régulièrement consentis au titre de l'enchaînement de contrats de plan quinquennaux et de programmes spécifiques d'investissements comme le Paquet vert de 2010 ou le Plan de relance autoroutier désormais programmé.

La mission d'information n'ignore pas les impacts économiques et sociaux d'un programme de travaux comme celui qui est projeté par le Plan de relance. Elle ne peut toutefois se résoudre à laisser dériver un système qui s'avérera au final extrêmement coûteux pour la collectivité. Il est urgent que les pouvoirs publics prennent une décision. Faut-il admettre par fatalisme que la gestion de la plus grande partie de nos autoroutes reste régie par des dispositions défavorables à l'État et aux usagers ? Ne convient-il pas plutôt de sortir d'une situation jusqu'alors largement subie en récusant l'idée que les conditions d'exploitation du système autoroutier français puissent demeurer pour très longtemps « figées » ?

Votre rapporteur privilégie la voie de la dénonciation des contrats en cours. Il s'agit de la seule voie susceptible de concrétiser une reprise en mains de son patrimoine par l'État. Ce dernier dispose de cette possibilité en vertu de l'article 38 de chaque contrat. Pour que cette voie puisse être ouverte, il conviendrait de notifier aux concessionnaires cette dénonciation avant le 31 décembre de cette année car cette procédure est encadrée dans une durée d'une année pleine. Il faut donc agir très vite si l'on entend établir, au 1er janvier 2016, un nouveau cadre de gestion des autoroutes concédées.

Dès les premiers jours de 2015, l'État doit être en mesure d'explorer les différentes voies qui s'offrent à lui sans exclure, éventuellement, une renégociation intégrale avec les anciens titulaires des concessions. En cas d'échec, l'indemnisation des concessionnaires sera de droit au terme du premier semestre 2015.

L'État pourra remettre en concurrence les concessions sur la base de cahiers des charges refondus donc rééquilibrés. II pourra aussi faire porter le réseau par un établissement public industriel et commercial (EPIC), qu'il reste à créer, et confier l'exploitation à des opérateurs choisis par lui en tant que titulaires de contrats d'opération donnant lieu à une rémunération préétablie, une sorte de régie intéressée. Cette dernière formule est fondamentalement distincte du système de la concession. Le rapport détaille ainsi le panel des options possibles.

Le rachat des concessions aura nécessairement un coût pour l'État. Mais la dette d'acquisition qu'il supportera ne sera pas « maastrichtienne ». Les revenus qu'il percevra des péages et le résultat net d'exploitation lui permettront, à la fois, de s'acquitter des annuités de remboursement et d'engranger des ressources pour financer des infrastructures. L'État peut en effet accéder à de meilleures conditions de marché que celles consenties aux autres emprunteurs, notamment pour des emprunts sur quinze ou vingt ans.

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