Intervention de Giuseppe Di Martino

Réunion du 3 juillet 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Giuseppe Di Martino :

Nous avons, s'agissant de l'article 6, toujours les mêmes craintes sur la possibilité d'un filtrage sans intervention du juge qui conduirait à quelques débordements. Il n'est pas sûr qu'une autorité administrative soit capable de faire le travail avec toute la transparence exigée dans le traitement des requêtes administratives. Le filtrage sans intervention du juge judiciaire, c'est un pied dans la porte sur des sujets hautement cruciaux, aujourd'hui la lutte contre la pédopornographie et le terrorisme mais demain, peut-être au profit de certains lobbies, notamment de l'industrie culturelle.

Sur la quinzaine de questions sur lesquelles vous m'avez interrogé, deux points ont paru essentiels à l'ASIC qui, rappelons-le, regroupe aussi bien les géants américains de l'internet que de modestes champions européens et des start-ups françaises qui se sont réunis pour mieux se défendre, notamment sur le régime de responsabilité des acteurs communautaires.

Ce régime est-il satisfaisant ? Rappeler sa genèse permettra de comprendre pourquoi il nous paraît l'être. Internet est une invention américaine sur laquelle les acteurs américains ont exercé une véritable hégémonie dès la fin des années 1990. À cette époque, le législateur européen s'est demandé comment inciter les acteurs économiques européens à franchir le Rubicon et à exister dans le monde de l'internet. Pour ce faire, il a mis en place une directive non pas sur les libertés publiques ou le droit d'auteur mais relative au commerce électronique. En droit français, cette directive a été transposée en 2004 par la loi pour la confiance dans l'économie numérique, et ces mots ont une importance. Directive et loi ont mis en place une responsabilité a posteriori des acteurs pour éviter une responsabilité a priori sur les contenus apparaissant sur internet. C'est ce régime de responsabilité qui a permis à des acteurs français d'exister.

Mais cette responsabilité a posteriori est lourde et fortement encadrée : elle nous oblige à mettre en place des outils de signalement pour les utilisateurs et les tiers et à avoir des équipes disponibles 24h24 et 7j7 pour réagir promptement aux demandes de retrait. Comment savoir quelle aurait été la réaction de nos modestes sociétés qui ne savent pas le droit si la directive et la loi avaient été différentes ? Comment trancher et savoir qui a raison a priori lorsque deux auteurs se déchirent par rapport à un contenu ou sur des propos, pour l'un diffamants et pour l'autre mettant en avant de simples vérités ?

Aujourd'hui, nos sociétés se bornent à réagir lorsqu'elles sont saisies par des demandes de retrait de contenus car leurs « petites mains » n'ont pas de formation juridique. Il ne leur est d'ailleurs pas demandé de se substituer aux juges mais de recevoir les demandes et de les qualifier à l'aune du principe de bon sens. Si, par la suite, il y a le moindre souci et que les parties en cause ne sont pas d'accord sur la décision prise, elles sont invitées à saisir le juge, qui est la seule personne capable de prendre la décision et qui, en France, est particulièrement bien qualifié sur ces sujets.

En lien avec cette question de la responsabilité, la dichotomie entre l'hébergeur, dont la responsabilité s'exerce a posteriori, et l'éditeur, dont la responsabilité est mise en oeuvre a priori, mérite donc d'être maintenue. Du reste, tous les acteurs du web agissent, à moment ou à un autre, sous l'une de ces casquettes : ainsi, nous sommes également co-éditeurs des contenus du Monde, du Figaro ou de Médiapart lorsqu'ils sont mis en avant sur nos plateformes.

Par ailleurs, dans une autre question, vous nous demandez quel rôle il faut reconnaître au régulateur, en particulier au CSA qui, dans son dernier rapport annuel, demande à être chargé de veiller au respect par les services audiovisuels numériques de la protection de l'enfance, de la dignité de la personne humaine et des nombreuses autres déviations qui peuvent survenir sur internet, comme n'importe où d'ailleurs ? Du point de vue des acteurs d'internet, la réponse est claire : aucun. Rappelons que le rôle du CSA vient de l'attribution, à des acteurs, de ressources rares, à savoir les fréquences en contrepartie du respect de certaines règles comme les quotas, la production ou des grilles de programme. Or, sur internet, il n'y a pas de barrière à l'entrée et la ressource n'est pas rare : la régulation ne peut donc exister en contrepartie d'une quelconque autorisation.

En outre, internet a, par nature, une dimension internationale. Un régulateur local serait en total décalage avec les usages des citoyens qui se moquent de l'origine ou de la nationalité de la plateforme qu'ils visionnent ou du service qu'ils utilisent.

Enfin, le président Schrameck, en fin juriste qu'il est – et je tiens à le saluer car nous avons noué avec lui un dialogue constructif et des rapports excellents depuis son arrivée – a parfaitement conscience que la directive sur les services de médias audiovisuels dite AVMS, qui régit les services médias audiovisuels à la demande, dans son attendu 16, écarte explicitement les plateformes User generated content (UGC), Youtube ou Dailymotion d'une quelconque régulation par une autorité administrative indépendante en matière de quotas ou de mise en avant de contenus. Faut-il changer cette directive et différencier l'approche ? La question doit se poser à un niveau plus européen, sans doute dans le cadre d'une collaboration interétatique mais pas en France.

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