Intervention de Jean-Jacques Urvoas

Réunion du 13 novembre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Photo issue du site de l'Assemblée nationale ou de WikipediaJean-Jacques Urvoas, président de la commission des lois de l'Assemblée nationale et de la délégation parlementaire au renseignement, membre de la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité :

Mon propos sera, avant tout, le résultat d'observations personnelles, dans un domaine dont je ne prétends pas être spécialiste, étant simplement un parlementaire investi d'une responsabilité sur des sujets encore très largement ignorés par le Parlement lui-même. Le travail que mène cette Commission est utile car notre pays a toujours été relativement indifférent à ces questions. Il n'existe pas en France, à la différence de la plupart des démocraties occidentales, de culture du renseignement. Nous éprouvons, et c'est étonnant, une forme de défiance envers ces services, alors que ceux-ci sont avant tout l'outil d'une politique publique au service de l'intérêt général.

Je suis partisan d'une confrontation apaisée des opinions sur le sujet. Les questions sont certes sensibles, et les conditions de l'exercice de ces activités à l'ère numérique posent des questions nouvelles qui n'existaient pas auparavant ; la quête de l'information est en effet de plus en plus dépendante des outils technologiques, de la captation d'images aux interceptions électromagnétiques et numériques. Le terrain est propice aux psychoses, aux fantasmes, aux illusions, et il faut tâcher de les combattre par le droit, c'est-à-dire par la préservation des libertés individuelles.

C'est précisément l'une des fonctions de la délégation parlementaire au renseignement, dont je suis le président cette année. Il s'agit d'une structure bicamérale où siègent quatre sénateurs et quatre députés, avec une présidence tournante. C'est le président de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées du Sénat, M. Jean-Pierre Raffarin, qui me succédera l'an prochain, et j'ai moi-même succédé au président de la commission des lois du Sénat, M. Jean-Pierre Sueur. Notre mission est précisée par la loi : nous avons vocation à organiser le contrôle parlementaire de l'action du Gouvernement en matière de renseignement et d'évaluer la politique publique en ce domaine.

C'est également la mission de la CNCIS, même si le champ de celle-ci est limité aux interceptions de sécurité dans le domaine administratif. Il s'agit d'une structure où je siège depuis le début de la législature, et pour toute sa durée, le mandat étant par ailleurs non reconductible.

Mes observations se résument en deux idées fortes. Je constate, tout d'abord, que l'espionnage massif et multiforme n'est ni dans la culture ni dans les moyens de nos services. La France, dans ce domaine, se veut une puissance souveraine, quand la Grande-Bretagne se vit plutôt comme un allié, très aligné, des États-Unis. Nous n'appartenons pas aux Five Eyes, ce cercle de mutualisation des moyens du renseignement réunissant depuis très longtemps les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l'Australie et la Nouvelle-Zélande, et qui a été le socle de la solidité du bloc occidental au cours de la Guerre froide. Cette volonté d'autonomie et de souveraineté de la part de notre pays nous conduit à penser qu'il est absurde de chercher à comparer nos outils et ceux de ces puissances. Les budgets sont sans commune mesure : le budget de la seule National Security Agency (NSA), par exemple, l'une des seize agences de renseignement américaines, serait cinquante fois supérieur à celui de notre direction générale de la sécurité extérieure (DGSE).

Nous avons également une philosophie singulière. Là où les États-Unis et la Grande-Bretagne ont développé une confiance aveugle dans le renseignement technique, la France a maintenu une préférence pour le renseignement humain. Le principal outil de la Grande-Bretagne, le Government Communications Headquarters (GCHQ), compte six mille spécialistes du travail d'écoute. La France a toujours considéré que sa situation géographique, y compris en outre-mer, et son histoire, avec des zones d'influence privilégiées, impliquait le recours au renseignement humain comme principal canal.

Enfin, le cadre juridique dans lequel nos services évoluent est incroyablement restrictif, par rapport aux États-Unis par exemple. Vous savez comme moi que 95 % de l'action de la NSA est légale ; la justice fédérale américaine a d'ailleurs rappelé, en décembre dernier, que la collecte de métadonnées correspondait à la mission de l'agence. Les révélations de M. Snowden n'ont donc été des révélations que pour ceux qui ne connaissaient pas ce sujet.

Deuxième point : en vue de renforcer la protection des libertés individuelles, la délégation parlementaire considère qu'il faut une loi sur le renseignement. Notre pays aujourd'hui n'en a pas. Le cadre, notamment s'agissant du contrôle, est insuffisant. Il convient d'encadrer l'action des services, donc de développer le contrôle, et ce en multipliant les organes.

Le contrôle interne, c'est-à-dire le contrôle hiérarchique exercé par l'autorité ministérielle sur ses services, n'existait pas avant que le Président de la République pallie cette carence en créant, le 25 juillet 2014, l'Inspection du renseignement. Il ne s'agit pas d'un nouveau corps comme l'Inspection générale de la police nationale, l'Inspection générale de la gendarmerie nationale ou l'Inspection générale des finances, mais d'une instance de contrôle qui réunit des fonctionnaires de ces inspections habilités à connaître de telles questions. Ce contrôle existe désormais et doit à présent démontrer son efficacité.

Le deuxième contrôle est le contrôle parlementaire, par le biais de la délégation parlementaire au renseignement (DPR). Notre structure a été créée en 2007, sous la précédente législature ; elle n'était alors dotée que d'un pouvoir de suivi de l'activité des services. Depuis la loi de programmation militaire du 18 décembre 2013, la DPR contrôle désormais, comme je l'ai indiqué, l'action du Gouvernement en matière de renseignement. Nous rendrons notre premier rapport dans un mois, à la mi-décembre. Les données consultables depuis 2007 sur les sites de l'Assemblée nationale et du Sénat sont plus des notes que des rapports. J'espère que notre rapport convaincra l'opinion de l'investissement des parlementaires dans le contrôle de cette politique publique.

Il reste selon nous un contrôle à créer, que nous appelons contrôle de légalité et de proportionnalité, devant examiner si les moyens mis en oeuvre par les services sont proportionnés à la menace qu'ils sont censés combattre. De notre point de vue, c'est la vocation d'une structure comme la CNCIS, dont le champ est actuellement trop restrictif. Il faut faire disparaître la CNCIS en tant que telle pour la recréer, avec un périmètre élargi, sous la forme de ce que le Conseil d'État nomme une autorité de contrôle des services de renseignement, appellation qui me semble peu explicite et que je suggère donc de remplacer par « autorité de contrôle des techniques de renseignement ».

Il convient par ailleurs d'ouvrir des voies de recours pour les citoyens. Ces voies de recours ne peuvent avoir pour fondement que la loi. Si la France ne se dote pas d'une loi, elle sera un jour condamnée. J'espère donc que l'année 2015 permettra de délibérer d'un tel texte, dans des conditions qui ne soient pas celles d'une confrontation de fantasmagories, mais permettent l'expression d'une volonté commune de protéger les libertés individuelles.

Enfin, les sociétés privées, dans le domaine du renseignement, suscitent des inquiétudes, car leur activité est autrement plus débridée que celle des services, et il existe des dangers, notamment concernant la communication des données personnelles. C'est un sujet sur lequel le législateur serait également bien inspiré de se pencher.

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