Intervention de Edwy Plenel

Réunion du 13 novembre 2014 à 8h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Edwy Plenel :

Nous sommes face à une révolution industrielle qui non seulement bouleverse nos réalités économiques et culturelles mais modifie aussi profondément les questions relatives aux libertés et aux possibilités d'attenter à celles-ci. Vous pouvez chanter la fable des différences entre les moyens de notre pays et ceux d'autres puissances ; il n'en demeure pas moins que les moyens techniques sont sans frontières.

Vous avez commencé par dire qu'il existait en France une grande indifférence au renseignement, un mépris envers celui-ci. Je suis de ceux qui pensent, au contraire de vous, que cette indifférence est liée à la faiblesse de notre culture démocratique. Les puissances qui ont une culture du renseignement sont en même temps celles où sont conduits des hearings publics, brutaux, des responsables du renseignement, et où les parlementaires vont jusqu'au bout de leur pouvoir, au service des citoyens et non de secrets illégitimes.

Quand il s'est agi d'entrer dans le concret, vous avez aussitôt brandi les secrets classifiés, dont vous seriez le gardien, dans une attitude opposant les « sachants » aux ignorants. Vous défendez ainsi ce qui est, selon moi, la perdition de la démocratie, à savoir l'entre-soi de ceux qui savent mieux que le peuple et ne souhaitent pas que le peuple sache.

La question n'est pas tant celle du mépris du renseignement que celle de l'usage abusif de ces services par le pouvoir exécutif et de l'abandon du contrôle parlementaire. Il n'y a pas eu de commission d'enquête parlementaire sur l'affaire Greenpeace, alors que les exécutants auraient été contents de montrer qu'ils n'avaient fait que leur travail, sur ordre du pouvoir. Il n'y a pas eu de commission d'enquête, ni même de saisine de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), sur la cellule antiterroriste de l'Élysée qui a détourné les moyens de l'État au service d'une privatisation de la Présidence de la République. Pas de commission d'enquête non plus sur l'action de nos services de renseignement dans l'aventure libyenne, action qui, de l'avis même de ceux qui y ont participé, est au coeur du dérapage de ces opérations. Pas de commission d'enquête non plus sur le scandale des « fadettes », échappant au contrôle de la CNCIS, alors que leur usage abusif violait les droits de la presse. Nos interpellations sont au service des gardiens du secret : pour que les secrets soient bien gardés, en démocratie, il faut une culture démocratique.

M. Delarue a été nommé par le pouvoir exécutif, vous cumulez, monsieur Urvoas, diverses fonctions – membre de la CNCIS, président de la commission des lois de l'Assemblée, président de la délégation parlementaire au renseignement –, et M. Zabulon coordonne le renseignement au coeur du pouvoir exécutif : ce tableau montre une imbrication des pouvoirs, non une séparation, alors que cette dernière est pourtant nécessaire à un exercice effectif du contrôle. Une loi sur le renseignement est très légitime à condition que l'on favorise en même temps l'extension des droits et des libertés à l'âge du numérique, droit de savoir, droit d'accès à l'information… Le meilleur contrôle est celui de la société, plus que celui de ses représentants.

Votre discours serait plus convaincant si vous acceptiez qu'il existe en France, dans votre domaine, la même chose que dans les autres grandes démocraties. Nous en avons débattu ici même, et c'est pourquoi les auditions de cette commission sont publiques : pourquoi, dans le domaine du renseignement ou de la défense, n'avez-vous pas renforcé la publicité des auditions de responsables ? Qui, mieux que les gens des services, peut nous informer de ce que fait le Gouvernement ? Qui, mieux que les officiers de la gendarmerie présents au moment des faits, peut nous informer de ce qui s'est passé à Sivens, pour connaître les ordres qu'a donnés, via le préfet, le Gouvernement, et qu'il cherche à cacher ? Comme le disait Bailly, « la publicité est la sauvegarde du peuple ».

Pourquoi vous opposez-vous, en tant que président de la commission des lois, au projet de loi sur la protection réelle du secret des sources des journalistes ? Ce projet a été débattu il y a un an ; les professionnels de l'information ont été entendus. Selon ce que des parlementaires nous ont indiqué, alors même que vous défendez l'idée d'une loi sur le renseignement, vous faites partie de ceux qui font obstacle au respect de cette promesse de votre majorité.

De même, allez-vous agir pour remettre en cause l'extension illégitime, sous la précédente majorité, du secret défense à des lieux comprenant certains lieux privés tels que des sites d'entreprises liées aux industries de défense ? Ces lieux sont interdits non seulement à la curiosité des journalistes et des citoyens, mais aussi à celle des juges, et cette interdiction n'est pas remise en cause par l'actuelle majorité. Nous avons toujours été, en France, du côté du secret. Je rappelle que c'est une campagne de presse qui a permis à la France de se doter, après quelques condamnations de la Cour européenne des droits de l'homme, d'une loi sur les interceptions de sécurité, et à la CNCIS d'exister.

Enfin, que savez-vous, puisque vous êtes un « sachant », des liens entre nos services et les sociétés privées ? Nous pensons que certaines sociétés sont des sous-traitants de nos services, permettant à ceux-ci de conduire des opérations à l'abri d'un statut privé ? Vous avez vous-même souligné que ces sociétés allaient plus loin que ce qu'il est possible à nos services de faire. Pouvez-vous nous assurer, publiquement, que les sociétés Amesys, qui avait des contrats en Libye, et Qosmos, en Syrie, sociétés spécialistes du deep packet inspection, une technologie qui permet de pénétrer en profondeur dans les systèmes numériques, n'ont pas de liens avec notre appareil de sécurité, ni avec notre politique extérieure ? Si de telles sociétés ont pu violer les libertés sous des dictatures, elles peuvent mettre leurs instruments au service de certains abus chez nous aussi.

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