Intervention de Edwy Plenel

Réunion du 9 juillet 2014 à 17h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Edwy Plenel :

Pour ma part, je considère que la situation actuelle est insatisfaisante à la fois en théorie et en pratique. La bonne volonté de la CADA et la qualité de son travail sont indéniables, mais elle est prisonnière d'un cadre trop étroit pour satisfaire aux besoins d'une démocratie à l'âge du numérique. Il ne suffit pas de bien utiliser ce qui existe pour y arriver. Il n'y a pas encore eu un choc suffisant pour ébranler cette culture mêlant mutisme des agents et secret, à laquelle un accident parlementaire a opposé la CADA en 1978.

Même si nos textes retiennent la notion de « droit à l'information », je tiens à l'expression « droit de savoir », car elle marque qu'il ne s'agit pas d'une affaire de professionnels. Savoir ce qui est d'intérêt public est un droit fondamental dont l'exercice ne devrait même pas passer par la demande de documents : à l'âge de l'horizontalité numérique, les détenteurs d'informations d'intérêt public devraient avoir le devoir de nous les faire connaître. Il s'agit de radicaliser notre culture, prisonnière de ce « sauf » qui vient restreindre la liberté de l'information dans l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 – et qu'on ne retrouve pas dans l'article correspondant de la déclaration de l'an I, étroitement inspiré du premier amendement de la Constitution américaine.

Il nous faut un choc politiquement libéral pour ne pas compter seulement sur la bonne volonté de M. Daël ou sur les coups de pouce d'un rapport parlementaire. La CADA a été créée par une loi « portant diverses mesures d'aménagement des relations entre l'administration et le public, et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal ». Cet intitulé du texte de 1978 montre bien qu'elle procède d'une effraction du Parlement, contre l'avis du pouvoir exécutif, et non de la proclamation d'un droit fondamental comme c'est le cas dans les démocraties britannique ou américaine. La composition même de cette commission est symptomatique, cela dit sans mettre en cause les compétences de ses membres. En Grande-Bretagne, l'Information Commissioner's Office (ICO), qui est chargé de veiller à l'application du Freedom of Information Act (FOIA) de 2000, est autrement plus ouvert à la société civile, à tel point que son président est un ancien journaliste de la BBC – ce n'est pas une offre de service, rassurez-vous !

Les périmètres diffèrent tout autant. Si vous consultez l'ensemble des sites de l'administration américaine sur le FOIA, vous verrez qu'aucun registre n'est interdit – pas même ceux du Département de la défense et de la National Security Agency –, même s'il y a des gardiens du secret et des batailles : la politique consiste justement à permettre à la démocratie de vivre la tension entre les gardiens du secret et le droit fondamental.

Le service du renseignement allemand, le Bundesnachrichtendienst (BND), a pris récemment des initiatives spectaculaires, décidant de rendre publics des documents relatifs à sa propre histoire, alors que le verrouillage est chez nous plus absolu que jamais dans ce domaine. Cela n'a rien à voir, en termes de culture démocratique, avec ce que fait M. Henri Verdier : le portail data.gouv.fr donne accès à des données qui ne sont pas au coeur des enjeux de souveraineté, de défense et de sécurité.

Pour le FOIA américain, l'identité du demandeur d'information est publique et il est possible de consulter sur Internet les noms des personnes qui ont posé telle ou telle question. Pour l'anecdote, c'est ce qui m'a permis de savoir qu'en 2002 un journaliste français avait demandé à la Central Intelligence Agency (CIA) si elle avait un dossier sur moi. Je connais son nom et la date à laquelle il a demandé cette consultation. Les agendas du président américain, également, sont publics, sans qu'il soit besoin d'attendre qu'un juge vienne les saisir. Autre exemple de ce qu'est une culture démocratique : en 2007, ayant appris que les experts militaires qui s'exprimaient sur tous les plateaux de télévision à propos de la guerre en Irak entretenaient pour la plupart des liens financiers avec le Pentagone, des journalistes du New York Times ont demandé la déclassification de 3 000 pages de documents attestant de ces liens financiers ; le Pentagone leur a opposé un refus, mais le juge a autorisé la déclassification et on n'a plus revu ces experts. Cette question des conflits d'intérêts est cruciale pour les milieux médiatiques et pour l'information du public.

Ce dont nous discutons, quelle que soit la bonne volonté de la CADA, n'a donc rien à voir avec ce qui est proclamé et affirmé dans d'autres grandes démocraties.

La CADA répond très rapidement et elle a une vision de plus en plus libérale et extensive de sa mission, mais, outre que le droit d'accès demeure indirect, ses avis ne sont suivis ni par les ministères ni par les autorités administratives indépendantes. En août 2012, Mediapart a demandé des informations sur des destinataires des subventions accordées par le ministère de l'intérieur ; celui-ci les a refusées. Une deuxième demande étant restée sans réponse, nous avons saisi en avril 2014 la CADA, qui nous a répondu le mois suivant ; son avis, favorable, nous a été communiqué en juin, soit presque deux ans après notre requête initiale. Mais, à ce jour, le ministère ne nous a toujours pas communiqué les informations demandées. En revanche, il a informé de notre démarche ceux que leur publication pourrait déranger !

Les subventions peuvent être, pour un ministère, un moyen de créer des liens de dépendance avec certains de ses interlocuteurs et l'information sur l'utilisation de l'argent public doit être publique, mais prenons un exemple plus sensible, que M. Daël connaît bien car nous avons souvent saisi la CADA de cette question : l'exemple des comptes de campagne. La presse a montré qu'il y avait matière à s'interroger légitimement sur le financement des élections, et l'affaire Karachi a montré que même une autorité comme le Conseil constitutionnel pouvait masquer des irrégularités en ce domaine : l'avis des membres du Conseil a été revu à la demande du président de cette institution, afin de valider des comptes illégitimes – ce qui pose la question de la publicité des délibérations.

En 2012, nous avions demandé les comptes d'un candidat à l'élection présidentielle de 2007 à la Commission nationale des comptes de campagne (CNCC) qui nous les a refusés. Saisie, la CADA a jugé notre demande légitime, mais la CNCC a persisté dans son refus. Nous avons alors saisi le tribunal administratif. Au bout de deux ans, celui-ci nous a donné raison et a demandé à la CNCC de nous fournir les éléments demandés. Hier, nous avons reçu du Conseil d'État la notification du pourvoi que vient de faire la CNCC contre la décision du tribunal administratif. La guérilla continue donc. En plein débat public sur ce sujet, c'est la CNCC qui verrouille le secret que la CADA lui demande de lever ! En effet, comme la CADA l'explique dans son avis sur les subventions du ministère de l'intérieur, « si la loi du 17 juillet 1978 garantit à toute personne un droit d'accès aux documents administratifs existants ou susceptibles d'être obtenus par un traitement automatisé d'usage courant, elle ne fait pas obligation aux autorités administratives de répondre aux demandes de renseignement qui leur sont adressées. » En outre, l'avis favorable de la commission est subordonné au fait que « le document concernant les informations sollicitées existe en l'état. » En clair, le droit d'accès est conditionné, conditionnel, plein d'embûches. La seule bonne volonté de la CADA est insuffisante pour lui donner corps.

Dans la présente commission, je me battrai pour faire reconnaître que les possibilités ouvertes par le développement du numérique plaident en faveur d'une loi fondamentale sur le droit d'accès à l'information parachevant l'initiative parlementaire de 1978. Un service indépendant (SIDI, service indépendant du droit à l'information), bâti sur le modèle de l'ICO britannique, garantirait l'exercice de ce droit. Il s'agit d'en finir avec la situation actuelle caractérisée par un périmètre restreint qui exclut tout ce qui concerne les questions de sécurité, et par un accès indirect, conditionné et aléatoire.

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