Intervention de Henri Verdier

Réunion du 9 juillet 2014 à 17h00
Commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique

Henri Verdier :

Étant nouveau dans l'administration et ne connaissant pas l'étendue de mon devoir de réserve, je vais parler en mon nom propre.

Au fond, le mouvement open data, qui se cherche et donc évolue, est le produit du télescopage entre une tradition – que nous aimons faire remonter à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen – et du web 2.0. La complexité vient de là. La France a une longue tradition de la redevabilité de l'action publique, malgré bien des lacunes en la matière. L'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, reprise en préambule de notre Constitution, dispose que « la Société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration. » C'est sur ce fondement qu'a été construit un socle de redevabilité, en plusieurs étapes dont certaines sont magnifiques. La France est ainsi le premier pays au monde à avoir considéré, en ventôse an II, que les Archives nationales avaient pour mission de communiquer des informations au public ; elle s'est ensuite dotée d'un service de l'information statistique. Quant aux rapports de la Cour des comptes, ils sont publics depuis cent ans. Toutefois, cette tradition porte peut-être en elle-même une limite : les citoyens pouvant requérir pour savoir si l'administration a bien fait son travail, leur démarche tend à être précontentieuse.

Cette tradition est donc à la fois belle et limitée, surtout si l'on ajoute les verrous que l'administration met en place, mais, sur le temps long, les choses progressent. Nous venons par exemple d'apprendre que la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP) mettrait ses informations en open data, après avis favorable de la CNIL, cela pour les raisons que Serge Daël a rappelées : toutes les données à caractère personnel ne sont pas forcément du ressort de la vie privée, notamment quand elles concernent un personnage public ou d'un agent public.

À l'autre extrémité, dans le monde du web 2.0, la donnée représente de la transparence, c'est un lien social, un outil de coproduction, de co-construction, du common knowledge, un bien commun, une ressource qui ne s'épuise pas à l'usage et donc un stimulant pour l'économie. Les données publiques auront le même rôle dans le développement économique des territoires que la cartographie au XIXe siècle. On ne peut pas gérer correctement un territoire sans disposer d'une quantité de données – sur les accidents de la route, sur le taux de chômage, sur l'illettrisme, etc. – mises à jour en temps réel. En droit français, nous n'avons pas d'obligation positive de construire les systèmes d'information qui seraient vraiment utiles et efficaces. Nous avons le droit de requérir des documents, mais l'administration n'a pas l'obligation d'agir avec intelligence sans attendre la requête. Dans l'idéal, l'open data consisterait précisément à construire les référentiels de données les plus utiles et les plus efficaces possible – complets, à jour et faciles à manipuler –, mais comment écrire la loi à cet effet, sachant en outre qu'il faut être prêt à investir des milliards d'euros et à recruter des milliers d'agents ? En tout cas, personnellement, je ne sais pas comment une telle disposition pourrait être rédigée.

J'ai souvent cité ce qui m'a paru être une inflexion jurisprudentielle fascinante : l'avis donné par la CADA, en décembre dernier, sur l'accès au système national d'information inter-régimes de l'assurance maladie (SNIIRAM). L'accès à cette base, gérée par la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et qui contient tous les remboursements d'ordonnances médicales, suscite beaucoup de débats. C'est à la fois de la vie privée à l'état pur et un trésor potentiel aux multiples usages : ces informations permettraient de détecter des surprescriptions médicales ou des interactions médicamenteuses, de faire du criblage moléculaire pour découvrir de nouveaux médicaments, d'améliorer la prise en charge des parcours de soins ou l'organisation de l'hôpital, etc.

Face à la pression sociale qui s'exerce pour que ce système soit ouvert, l'administration et le Gouvernement rappellent que ces données concernent la vie privée des Français dans ce qu'elle a de plus intime : la santé. Mais certains citoyens se sont demandé si la CNAM n'aurait pas eu là les moyens de détecter une surprescription du Mediator. Il y a quinze ans, on aurait objecté que les données détenues par l'administration n'étaient pas faites pour cela car, si l'on se réfère à la lettre de la loi instituant la CADA, les données accessibles sont celles que produit ou reçoit l'administration « dans le cadre de [sa] mission de service public ». La société ne s'en tient plus à cette définition quand elle voit la valeur potentielle de ces données et, de fait, peut-être aurait-il valu la peine de chercher ce qu'on pouvait en tirer. En décembre, la CADA a répondu que, puisqu'il s'agissait d'un traitement automatisé d'usage courant, il était légitime de faire procéder à cette extraction, afin de voir s'il aurait été possible de détecter cette surprescription. Décision de grand intérêt parce que la CADA commence à poser le principe qu'une administration ne peut se contenter de dire que les données demandées ne gisent pas à l'état natif dans son système lorsqu'il suffirait d'une élaboration minime pour en tirer beaucoup. Je pense que cette jurisprudence ouvre de grandes perspectives.

Telle est la question qui va se poser à l'avenir : comment bascule-t-on d'un droit de redevabilité à un devoir d'organiser l'intelligence, pas seulement pour la vitalité démocratique, mais aussi pour la cohésion sociale, la prospérité économique et l'innovation ?

Dans ce contexte paradoxal, il faut saluer le travail de la CADA. Malgré sa taille très réduite, cette institution tient bon. À titre personnel, je serais très opposé à sa fusion avec la CNIL, d'un format centuple, au prétexte qu'il suffirait d'un seul régulateur puisqu'il s'agit, dans les deux cas, de données. Il faut maintenir une dialectique entre ces instances qui défendent deux libertés fondamentales.

La CADA n'a pas d'autorité directe pour imposer l'ouverture des données – elle ne le réclame d'ailleurs pas –, mais elle n'établit pas non plus de jurisprudence. Si je demande trois fois de suite, à un an d'intervalle, le même document, et si j'essuie trois refus, je dois faire trois requêtes. Ne pourrait-on faire évoluer le droit pour que les avis de la CADA restent valides en pareil cas ?

La question s'est posée au sujet de la réserve parlementaire. Un citoyen, par ailleurs professeur de droit, a saisi la CADA après s'être vu refuser l'accès à ces données par le ministère de l'intérieur – lequel, précisons-le, est chargé du traitement de l'allocation des subventions. En dépit de l'avis de la CADA, qui jugeait la demande fondée, le ministère a maintenu son refus. L'affaire a alors été portée devant le tribunal administratif qui, deux ans plus tard, a donné raison au requérant. L'administration n'a pas fait appel et a publié la répartition de la réserve parlementaire de l'exercice 2012. Pour l'exercice 2013 l'Assemblée nationale a pris l'initiative de publier le détail de ses subventions, mais le Sénat ne l'a pas fait. Pour obtenir les informations, il faudrait de nouveau engager la procédure : il a été statué une première fois, mais on ne peut considérer que cela vaut pour les années suivantes !

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