Je suis heureux de pouvoir vous apporter un éclairage sur un sujet qui m'a mobilisé pendant plusieurs semaines.
L'ouverture des données publiques est un sujet sensible. Elle ne permet pas seulement d'apporter des réponses au citoyen : elle lui permet aussi de poser de nouvelles questions. C'est sans doute la raison principale des craintes qu'éprouvent certains.
Le sujet est également sensible en ce qui concerne la capacité de modernisation de nos administrations et l'émergence de filières industrielles d'avenir en France ou en Europe.
J'ai eu à connaître de questions liées à l'informatique et au numérique depuis plusieurs années, aussi bien dans mon cursus universitaire qu'en tant que magistrat à la Cour des comptes ou dans le cadre d'activités associatives. Je précise, du reste, que je m'exprime ici en mon nom propre et que mes propos n'engagent en rien la juridiction à laquelle j'appartiens.
Je précise aussi que mon travail a été rendu à l'automne 2013 et que des éléments d'actualisation doivent lui être apportés. Je me propose, dans un premier temps, d'en faire une rapide synthèse.
Ce rapport demandé par le Premier ministre portait sur les cas où les informations publiques reçues ou produites par des services publics administratifs sont mises à la disposition du public dans le cadre de la loi CADA de 1978 sous forme commercialisée. Mon travail intervenait dans un contexte où le Gouvernement souhaitait donner un second souffle à la politique d'ouverture des données publiques, à un moment où l'on pouvait légitimement s'interroger sur les raisons des résistances opposées par les administrations à l'ouverture de certains jeux de données publiques commercialisés.
Ma première mission était d'apporter des clarifications factuelles et dûment étayées sur plusieurs points. D'abord, quelles sont les motivations des administrations pour commercialiser les données ou pour mettre en place ou maintenir une redevance de réutilisation des données publiques, quand bien même certaines de ces administrations mettent à disposition des jeux de données à titre gratuit ?
Je devais également estimer le montant total des redevances perçues par l'administration et m'interroger sur la nature et la pertinence des modèles économiques retenus dans le cadre de cette commercialisation.
Il m'était aussi demandé de m'intéresser à l'impact socioéconomique de l'ouverture des données publiques, en m'appuyant sur des comparaisons internationales.
Je devais enfin explorer les perspectives d'évolution des modèles de mise à disposition des données publiques.
D'un point de vue méthodologique, je me suis appuyé sur un échange direct avec les administrations concernées en leur adressant un questionnaire et en les auditionnant systématiquement, de sorte que j'ai pu établir, pour chaque administration produisant ou recevant des données publiques, une fiche de synthèse qui rappelle le ou les jeux de données commercialisés, les montants ainsi perçus et d'éventuels éléments de précision concernant les coûts de production et de collecte. Ces fiches sont consignées dans la deuxième partie de mon rapport.
J'ai également adressé un questionnaire aux missions économiques de la France dans trente-six pays. Je tiens à la disposition de votre commission les réponses qui m'ont été faites et que la direction générale du Trésor a compilées.
J'ai enfin auditionné de nombreux experts issus d'administrations françaises et européennes, de la société civile, du monde universitaire et du tissu économique.
J'ai tiré cinq grands enseignements de ce travail.
Premièrement, les motivations invoquées par les administrations et les opérateurs pour mettre en place ou maintenir une redevance de réutilisation des données publiques ne sont pas toujours convaincantes.
Deuxièmement, les recettes perçues en 2012 étaient, non pas de 100 millions d'euros et en hausse comme certains – y compris au sein de l'administration – le pensaient, mais de 35 millions d'euros et en baisse d'un tiers par rapport à 2010. Précisons que des acteurs publics sont eux-mêmes acheteurs pour un montant de 4,5 millions d'euros. Le revenu de 35 millions en 2012 a été perçu essentiellement par deux services publics administratifs, l'INSEE et l'Institut national de l'information géographique et forestière (IGN).
Troisièmement, les modèles économiques retenus par les administrations, outre qu'ils portent presque toujours atteinte au principe de gratuité affirmé et réaffirmé par les plus hautes autorités de l'État, se comportent souvent comme des barrières à l'entrée pour les nouveaux acteurs économiques, en particulier les moins bien dotés en capital : citoyens, associations, start-up.
Quatrièmement, tout porte à croire que la politique d'ouverture des données publiques est source de très importants bénéfices pour la société dans son ensemble. Ces bénéfices peuvent se chiffrer en milliards d'euros d'effets directs et indirects, notamment en termes de bien-être social, de création de valeur et d'emploi, de gisements de productivité au sein des administrations et des entreprises, notamment du fait des externalités ainsi favorisées.
Cinquièmement, la mise à disposition des données publiques, en particulier des données brutes, doit se faire selon un modèle dit de « plateforme », attirant les utilisateurs les plus innovants et favorisant l'apparition d'écosystèmes autour de ces plateformes.
J'ai constaté que les motivations des administrations qui commercialisaient des données publiques étaient dans certains cas particulièrement fragiles.
La première à être mise en avant est le besoin budgétaire. Il y a quelques années, plusieurs opérateurs ont été amenés, que ce soit dans le cadre de leur contrat d'objectifs et de moyens ou dans le cadre de mandats liés à la révision générale des politiques publiques, à dégager des ressources propres pour se financer et permettre à l'État de limiter la subvention pour charge de service public qu'il leur allouait. La commercialisation de données publiques a constitué pour certains opérateurs une réponse.
D'autres motivations sont bien plus fragiles. Certaines administrations ont justifié leurs redevances de réutilisation par le fait que, en l'absence de telles redevances, elles ne pourraient pas continuer à recevoir, collecter ou produire ces informations publiques. Or, à mon sens, un opérateur ou un service public administratif ne peut s'exonérer de la réalisation de sa mission de service public. L'État a l'obligation de mener à bien les missions qui lui sont confiées dans le cadre des lois votées par le Parlement et des règlements adoptés par le Gouvernement. En particulier, la loi organique relative aux lois de finances (LOLF) n'autorise pas de couvrir des besoins inhérents à l'exercice de missions de service public par des recettes qui ne sont pas votées régulièrement par le Parlement.
Une autre motivation me semble également choquante : alors que les gouvernements successifs ne cessent d'affirmer le principe de gratuité de l'usage des données publiques afin que cette réutilisation soit la plus massive possible, certaines administrations ont décidé de mettre en place ou de maintenir une redevance de réutilisation afin de réguler la demande de données publiques, par crainte des questions pouvant être posées mais aussi, de façon plus compréhensible, par crainte de ne pouvoir faire face aux demandes supplémentaires, dans une période où les moyens humains et financiers sont limités.
En outre, beaucoup d'administrations vendent des jeux de données comme on vendrait des légumes au marché : les données seront beaucoup plus chères au « kilo » si on en achète de petites quantités. Cela a pour effet immédiat de réserver l'achat de l'ensemble de la base de données aux acteurs les mieux dotés en capital et de créer une barrière à l'entrée pour les plus petits acteurs.
J'attire l'attention de votre commission sur les risques qu'il y a, pour le décideur public, de maintenir durablement ces redevances de réutilisation suivant des modèles économiques sous-optimaux. Je pense en particulier au risque d'approche patrimoniale du jeu de données publiques et de la ressource qui est tirée de sa commercialisation, observable dans certaines administrations et dans certains ministères. C'est une conséquence de l'interprétation que l'on a pu faire du rapport de MM. Maurice Lévy et Jean Pierre Jouyet sur le patrimoine immatériel de l'État. Les producteurs de données ont été incités à trouver un moyen de rentabiliser leurs bases, si bien qu'aujourd'hui certaines administrations font obstacle à une approche interministérielle de la gestion des données publiques et des ressources qui peuvent en être tirées. La création d'un administrateur général des données publiques devrait néanmoins permette de dépasser cette approche patrimoniale et ministérielle.
Il arrive parfois que l'administration s'appuie sur des dispositions législatives ou réglementaires pour justifier son inertie. De ce point de vue, il faudra apporter un soin particulier à la transposition de la directive du 26 juin 2013 modifiant la directive, dite « PSI », de 2003 relative à la réutilisation des informations du secteur public. Je pense également à l'article 15 de la loi CADA, qui autorise les administrations à commercialiser leurs jeux de données publiques et à tenir compte des coûts de collecte et de production, alors même que la LOLF, je l'ai dit, interdit le financement de cette activité par une recette qui ne serait pas votée régulièrement par le Parlement. L'ambiguïté de ces dispositions peut amener l'administration à camper sur ses positions.
Le même type de difficulté a pu apparaître s'agissant des données personnelles, comme Henri Verdier vient de l'indiquer.
Je veux enfin souligner le risque que constitue une approche défensive et protectionniste de la part des administrations en matière de mise à disposition des données publiques. Une des motivations des administrations est aussi d'éviter que certains grands groupes internationaux, dont plusieurs ne paient pas leurs impôts en France, accaparent les jeux de données publiques de notre pays, notamment les jeux de données publiques souverains. Mais, en réalité, le montant demandé pour les données publiques est dérisoire au regard de la force de frappe de ces groupes, qui seront toujours en mesure de payer le prix exigé, ou, si ce prix devient réellement très élevé, de payer leurs employés ou de motiver leurs utilisateurs les plus fidèles pour produire des jeux de données concurrents, ce qui risque de limiter la réutilisation des données du service public.
Les conclusions de mon rapport ont été reprises dans le cadre de décisions du Gouvernement. Après le comité interministériel pour la modernisation de l'action publique du 18 décembre 2013, a notamment été décidée la suppression de plusieurs redevances de réutilisation de données publiques. Cela a été l'occasion pour le Gouvernement de clarifier sa doctrine en matière de redevances, qui ont toutes vocation à disparaître, et de confier au SGMAP une mission d'accompagnement des opérateurs dans leur transition vers de nouveaux modèles économiques de mise à disposition de données publiques. Pour certains opérateurs, en effet, il est vital de trouver des recettes se substituant à celles qu'ils tirent de la commercialisation de données.