J'ai déjà eu l'honneur de me rendre devant votre commission, le 27 novembre 2012, à l'occasion de la remise du rapport de la commission de rénovation et de déontologie de la vie publique dont j'avais assumé la présidence. Je n'imaginais pas à l'époque que je serais de nouveau auditionné aujourd'hui, en vue de ma nomination au Conseil constitutionnel. Cette occurrence résulte d'une proposition du Président de l'Assemblée nationale, et je l'en remercie. Elle est malheureusement due à la disparition de notre ancien et regretté collègue Jacques Barrot. J'étais en Australie lorsqu'il est décédé et je n'ai donc pu m'associer à l'hommage qui lui a été rendu. Je voudrais donc dire ici le respect que m'inspirait l'homme, le militant humaniste, l'élu et le responsable national et européen. La religion a joué, dans la vie et dans l'engagement de Jacques Barrot, un rôle qu'elle n'a pas eu pour moi, mais nous n'étions guère éloignés quant à l'exigence que requiert la politique, et nous étions, tous deux, des républicains. J'ai eu, ces jours derniers, un échange avec son épouse, et nous sommes convenus de nous rencontrer.
Il y a douze ans, j'ai quitté la vie politique active ainsi que les responsabilités et les mandats qui l'accompagnent. Sans cesser d'être un citoyen animé par des convictions, je me suis peu exprimé ces toutes dernières années sur l'actualité politique. La proposition du Président de l'Assemblée nationale a été pour moi une surprise. Si je l'ai acceptée, c'est qu'exercer une telle fonction serait pour moi un honneur et me permettrait, différemment que par le passé, de servir encore la République, dans le plein respect de ses valeurs et de ses règles, mais dégagé de l'esprit partisan et animé d'un esprit d'impartialité. C'est pourquoi j'ai été sensible aux réactions qu'ont exprimées à l'évocation de mon nom les présidents de groupe Christian Jacob et Philippe Vigier.
Je voudrais par ailleurs vous confier qu'en raison de mon âge – je suis né la même année que Jacques Barrot –, la perspective de n'exercer la fonction de membre du Conseil constitutionnel que pendant quatre années n'a pas été pour rien dans mon acceptation.
Comme il est d'usage à la commission des Lois pour ce type d'audition, votre rapporteur m'a adressé une liste de questions, auxquelles j'ai répondu par écrit à votre intention. Ces questions et mes réponses ayant été mises en ligne sur le site de l'Assemblée nationale, je me suis, de mon côté, abstenu de toute expression publique, me réservant pour l'audition devant votre commission.
Voulant résumer ma position à partir de ce questionnaire, la presse a titré : « Jospin défavorable à de grands changements au Conseil constitutionnel ». Voilà qui m'a rassuré. Imaginez en effet ce qu'aurait été la réaction des actuels membres du Conseil s'il avait au contraire été annoncé : « Jospin favorable à de grands changements au Conseil constitutionnel » : ils en auraient été, à bon droit, surpris, voire choqués. La prudence dont j'ai pu faire preuve sur certains sujets, cette approche « classique » qu'évoquait le rapporteur, répond sans doute à des convictions mais elle relève aussi d'une position de principe : lorsqu'on envisage de rejoindre une institution prestigieuse de la République, qui plus est collégiale, il est sage de ne pas sembler à l'avance vouloir la bouleverser et encore moins lui faire la leçon.
La création du Conseil constitutionnel a d'emblée marqué une rupture avec notre tradition constitutionnelle, qui conférait au seul législateur, réputé donc infaillible, la faculté de juger la loi. Les auteurs de la Constitution de 1958 défendaient certes l'instauration d'un parlementarisme rationalisé mais ils entendaient surtout donner au Parlement une position sans commune mesure avec celle qui était la sienne sous la IIIe ou la IVe République. L'institution a par la suite évolué, d'abord avec la capacité de saisine conférée à soixante députés ou sénateurs, mais également grâce à la décision du Conseil d'affirmer un certain nombre de principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, déduits de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 et du préambule de la Constitution de 1946. Devenu, en quelque sorte, protecteur des droits et des libertés, le Conseil a vu sa légitimité renforcée au gré des alternances politiques, qui offraient aux parlementaires des différents bords l'occasion d'en appeler à ses arbitrages.
M. le rapporteur, vous avez qualifié mon approche de classique, prudente et même sage. Je reviendrais au cours de notre échange sur la question des membres de droit du Conseil constitutionnel que vous avez évoquée. En ce qui concerne les rapports entre le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l'homme, j'ai souligné, en réponse à vos questions écrites, qu'il était naturellement « souhaitable de rechercher, dans l'attachement à nos principes, des convergences entre les jurisprudences du Conseil constitutionnel et de la Cour européenne des droits de l'homme ». Cette formule est une manière de faire écho à l'idée que notre République repose sur un socle de valeurs que nous avons le devoir de défendre – par le dialogue, cela va sans dire.